Qui va défendre les défenseurs ? par Salil Shetty est secrétaire général d’Amnesty International

Alors que les prisons turques sont surpeuplées et proches du point de rupture, Salil Shetty explique pourquoi l’affaire contre les 11 militants est si importante.

Ce n’est pas une coïncidence si, à mesure que les violations des droits humains augmentent dans un pays, les attaques contre les défenseurs des droits humains augmentent également. Ce n’est pas une coïncidence non plus si, dans les périodes de répression intense, le travail des militants des droits humains devient plus crucial que jamais. Plus crucial, et plus dangereux.

Malheureusement, mes collègues İdil Eser et Taner Kılıç, la directrice et le président d’Amnesty International Turquie, ont appris à leurs dépens que le fait de s’élever pour défendre la liberté des autres peut finir par vous coûter la vôtre.

Ils ont tous deux passé des mois derrière les barreaux, après avoir été arrêtés avec 9 autres défenseurs des droits humains sur des accusations de terrorisme absurdes. Leur procès s’ouvre aujourd’hui, mercredi 25 octobre, à Istanbul. S’ils sont reconnus coupables, ils risquent jusqu’à 15 ans d’emprisonnement.

Certains avanceront que ce sont des risques inhérents au territoire, mais nous refusons d’accepter cela. Cela fait plus de cinquante ans qu’Amnesty International se bat en faveur des droits humains en Turquie. Certaines des personnalités les plus éminentes du pays, des poètes aux présidents, ont à un moment ou un autre été considérées comme des prisonniers d’opinion par Amnesty et ont bénéficié des fruits de notre travail de campagne. Nous sommes donc bien conscients de toute l’ironie de la situation, maintenant que le président et la directrice d’Amnesty Turquie sont eux-mêmes des prisonniers d’opinion. Mais des personnes élèvent leur voix.

Comme Edward Snowden me l’a dit lorsque je l’ai rencontré à Moscou courant octobre, « Amnesty m’a défendu à un moment où peu de gens ont osé le faire. Aujourd’hui c’est à nous d’être à leurs côtés. »

Si Taner Kılıç a été arrêté à son domicile à Izmir, le déroulement des autres arrestations aurait pu sortir tout droit d’un scénario hollywoodien. Le 5 juillet, huit éminents défenseurs des droits humains turcs s’étaient réunis sur une petite île près d’Istanbul pour un banal atelier de formation. Leurs formateurs, l’Allemand Peter Steudtner et le Suédois Ali Gharavi, les formaient sur les sujets du bien-être et de la sécurité informatique. Après un petit-déjeuner détendu, ils s’étaient réunis dans la salle de réunion vitrée sur laquelle soufflait une brise légère, lorsque soudainement, les forces de sécurité turques ont fait irruption. Les 10 militants ont été interpellés, enfermés dans un poste de police, interrogés, et finalement incarcérés.

Plus tôt dans le mois, un acte d’inculpation a été émis à leur encontre, les accusant d’appartenance à une « organisation terroriste armée ». Taner Kılıç, qui avait été arrêté un mois plus tôt sur la base d’accusations séparées, mais sans aucun fondement, a également été inclus dans cet acte d’inculpation, au motif qu’il était au courant que cet atelier allait avoir lieu. Il est également sous le coup d’autres accusations, pour lesquelles la première audience aura lieu le 26 octobre.

Le parquet affirme que l’atelier était « une réunion secrète visant à organiser une insurrection de type Gezi » afin de semer le « chaos » dans le pays. Cette assertion ne pourrait être plus éloignée de la vérité. Déjà, cette réunion était tout sauf secrète. En effet, l’une des participantes, Nalan Erkem, avait même publié une photo de l’hôtel sur son compte Instagram. « Où logez-vous ? », demandait un ami sous la photo. « À l’hôtel Ascot », a répondu Nalan.

Les allégations extravagantes du parquet laissent entendre que des activités classiques menées par ces défenseurs des droits humains reviendraient à « aider des organisations terroristes ». Le procureur associe İdil Eser à trois organisations terroristes opposées et sans aucun lien entre elles, qui sont décrites par les autorités comme étant impliquées dans des activités liées au terrorisme. Le dossier de l’accusation contre elle comprend des allégations faisant état d’une lettre qui aurait été envoyée par Amnesty International à l’ambassade de Corée du Sud en Turquie pour leur demander de mettre fin à la vente de grenades lacrymogènes à la Turquie après les manifestations du parc de Gezi. Ce type d’action constitue l’ordinaire du travail d’une organisation de défense des droits humains telle qu’Amnesty International et en outre, cette lettre avait été envoyée avant même qu’İdil ne rejoigne l’organisation.

Taner Kılıç est accusé d’avoir téléchargé et utilisé une application de messagerie téléphonique appelée ByLock, présentée comme un outil de communication du mouvement Gülen. Or, deux analyses médicolégales indépendantes du téléphone de Taner, commandées par Amnesty International, ont conclu qu’il n’y avait aucune trace que l’application ByLock ait jamais été présente sur son téléphone.

İlknur Üstün, une militante en faveur des droits des femmes, est accusée d’avoir demandé un financement auprès d’une « ambassade » pour soutenir un projet sur l’« égalité de genre, la participation à l’élaboration de politiques et de compte rendus ». Depuis la prison, elle a écrit sur ces accusations, en disant : « Si c’est un crime... Nous continuerons à le commettre. » Ce qui nous amène au cœur de leur arrestation.

Seize mois après la tentative ratée de coup d’état, la répression qui a fait suite à celui-ci ne montre aucun signe d’essoufflement. Les prisons sont pleines, les tribunaux sont occupés et la peur est devenue la nouvelle norme. Des dizaines de milliers de personnes ont été emprisonnées, des médias ont été fermés et la Turquie est désormais devenue le pays au monde qui emprisonne le plus de journalistes. Plus de 100 000 fonctionnaires ont été renvoyés en vertu de décrets émis au titre de l’état d’urgence et, leur réputation entachée par le « terrorisme », ils sont nombreux à ne plus pouvoir poursuivre leur carrière.

La semaine dernière, le renouvellement de l’état d’urgence en Turquie pour la cinquième fois est passé largement inaperçu. Et pourtant, dans cette atmosphère fiévreuse, quelques personnes osent courageusement s’exprimer et tenter de freiner cette vague de répression qui déferle de plus en plus rapidement.

Si le gouvernement turc a le devoir de garantir la sécurité, de protéger les citoyens et de poursuivre les responsables présumés d’attaques violentes, les suspects ne doivent être emprisonnés et faire l’objet d’enquêtes que lorsqu’il existe des preuves suffisantes à leur encontre.

En Turquie, le fait de défendre les droits humains est rapidement en train de devenir un crime.

Le fait d’ériger leurs activités en infraction n’affectera pas que les personnes que les autorités turques tentent de réduire au silence, et les conséquences ne seront pas ressenties à travers le pays que par les groupes minoritaires, mais par toute personne qui attache de l’importance à la justice et à une société égalitaire.

Aujourd’hui, les yeux du monde seront tournés vers le tribunal central d’Istanbul, dans ce qui sera une épreuve de vérité pour le système judiciaire turc. Je suis reconnaissant envers Edward Snowden et les centaines de milliers de personnes à travers le monde qui ont élevé leur voix pour dénoncer cette injustice. Mais nous devons faire plus. Nous ne pouvons pas garder le silence plus longtemps tandis que des injustices sont commises à la vue de tous. Pour citer l’écrivain turc, Aziz Nesin, prisonnier d’opinion en 1964 : « Nous sommes responsables non seulement de ce que nous disons, mais également de ce que nous ne disons pas en gardant le silence. »

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