LES AUTORITÉS MAROCAINES MÈNENT UNE OFFENSIVE CONTRE LES JOURNALISTES INDÉPENDANTS

Omar Radi est un éminent journaliste d’investigation s’intéressant aux relations entre les élites du pouvoir politique et le monde des affaires au Maroc. Pour cela, il a été pris pour cible par les autorités de son pays et condamné en juillet 2021 à six ans de prison pour des accusations de viol et d’espionnage à l’issue d’un procès manifestement inique. À la suite notamment d’une campagne d’Amnesty International en sa faveur, il a été libéré par grâce royale le 29 juillet dernier. Quatre mois plus tard, il livre son témoignage dans les pages du Fil d’Amnesty.

Le moins que l’on puisse dire est que vos investigations semblent déranger les autorités...

C’est compliqué de faire ce que je fais au Maroc. J’ai souvent été convoqué et arrêté pour ce que j’écrivais. J’ai même subi une tentative d’assassinat. J’ai compris que j’étais particulièrement ciblé quand, avec Amnesty International, j’ai appris que mon téléphone était infecté par logiciel espion Pegasus. C’est comme un coup de Trafalgar de l’État marocain qui utilise tous les moyens pour m’inculper et me mettre en prison.

Lors de ma dernière arrestation, je travaillais sur une enquête sur l’accaparement de terres agricoles par l’État pour faire du profit privé. Je suivais deux tribus de paysans, pour montrer clairement comment l’État utilise la loi pour les exproprier « pour utilité publique ». On leur donne l’équivalent de 2,50 € au mètre carré en compensation, puis on réévalue le terrain à 1500 € au mètre carré pour les donner à des sociétés privées qui y construisent des golfs ou des marinas.

Comment les autorités bâillonnent-elles les journalistes qui dérangent ?

Les autorités mènent une offensive contre les journalistes indépendant·e·s. Elles ont des stratégies pour noyer le poisson : sur les réseaux sociaux, beaucoup de trolls sont payés pour invisibiliser l’information et marginaliser les journalistes qui la produisent. Les autorités procèdent aussi à l’uniformisation de l’info et mettent toute la presse marocaine sous la bannière de la « mobilisation nationale ». On ne peut rien publier qui perturberait le travail de la diplomatie marocaine. Par exemple, si on dit qu’il n’y a pas de toilettes dans les écoles primaires, on nous accuse d’avoir été envoyé·es par les ennemis de la nation et de saper l’effort national. Ou encore, si on reçoit de l’argent de l’étranger – moi j’avais reçu une bourse pour mon enquête – c’est considéré comme de l’espionnage.

En plus « d’atteinte à la sécurité intérieure », vous avez été accusé de « viol et attentat à la pudeur ». De telles accusations sont-elles fréquentes pour museler les journalistes ?

Le Maroc adore surfer sur les vagues mondiales et les postures de façade. Ils ont fait de la récupération du mouvement #MeToo pour que l’opinion publique internationale les soutienne. Ce genre d’accusation démantèle les solidarités. La justice marocaine instrumentalise les droits des femmes pour casser les journalistes. En réalité, les vraies victimes d’agression sexuelle sont opprimées et n’arrivent jamais devant un juge. Et les vrais perpétrateurs, eux, sont encore en liberté.

Vos proches se sont mobilisé·es pour votre libération. En quoi leur rôle a-t-il été important ?

Quand mes parents ont enfin eu un droit de visite, ils m’ont assuré leur soutien. Mes proches ne croyaient pas à ces fausses accusations. Ce sont eux qui ont pu rencontrer et convaincre différentes organisations de l’instrumentalisation de mon arrestation. C’est ainsi que Human Rights Watch et Amnesty International ont pu suivre mon procès, mais aussi Reporters sans frontière, le Comité de protection des journalistes et des syndicats tunisiens de la presse. Le Parlement européen a pris une résolution et des sénateur·rice·s américain·e·s ont contacté le roi Mohammed VI à mon sujet. La remise de peine n’existe pas au Maroc, la grâce royale est l’unique moyen. Ma détention a entraîné beaucoup de réactions à l’international. Cette mobilisation et le soutien d’Amnesty ont agrandi le cercle de l’indignation et c’est ce qui a fait la différence. Sans ça, je serais encore en prison.

Peut-on être journaliste indépendant·e au Maroc en 2024 ?

C’est impossible. Une loi de 2016 impose la détention d’une carte de presse pour pouvoir exercer la profession de journaliste. Or, cette carte de presse doit être demandée aux autorités. Si on exerce sans cette carte de presse, on est accusé d’usurpation de profession et c’est la prison. Les autorités donnent la carte de presse à tous les escrocs et empêchent les vrai·e·s journalistes de travailler. Désormais, j’ai un casier judiciaire, je n’ai plus le droit d’exercer.

La presse libre et indépendante a été laminée. Les médias qui restent sont entre les mains de la Direction générale de la surveillance du territoire. Les médias ont été phagocytés par la police, même les réseaux sociaux ont été quadrillés.

Les « journalistes » sont devenu·e·s des préposé·e·s à la communication des affaires publiques. L’opinion publique a aussi perdu l’habitude d’accéder à une info libre et indépendante. Elle a été gagnée par la propagande. Il n’y a plus ni émetteur ni récepteur.

Je n’ai aucun espoir dans l’exercice d’une presse libre au Maroc pour le moment, mais on doit continuer de documenter et d’écrire ce qu’il s’y passe.

Propos recueillis par Guylaine Germain, journaliste

2025 - Amnesty International Belgique N° BCE 0418 308 144 - Crédits - Charte vie privée
Made by Spade + Nursit