Mon corps, mes droits. Irlande. La tragédie qui a brisé le silence

En 2012, Savita Halappanavar est morte en Irlande après s’être vu interdire d’interrompre sa grossesse. Ce drame a fait les gros titres et a déclenché des débats dans le monde entier.

Selon Jacqueline Healy (photo ci-dessous), avocate et militante irlandaise, le cas de Savita a brisé le long silence qui entourait l’accès à l’avortement dans ce pays majoritairement catholique.

Comme Jacqueline l’a expliqué au FIL D’AMNESTY, elle espère que la prochaine campagne d’Amnesty, Mon corps, mes droits, contribuera à montrer que la question de l’avortement relève des droits humains et qu’elle a sa place dans le débat sur l’égalité entre hommes et femmes.

En Irlande, une veillée aux chandelles en hommage à Savita Halappanavar, morte le 28 octobre 2012 après s'être vu refuser la possibilité d'interrompre une grossesse non viable. © PETER MUHLY/AFP/Getty Images

Qu’est-il arrivé à Savita Halappanavar ?

En octobre 2012, Savita s’est rendue à l’hôpital en raison d’un risque de fausse couche et a demandé à avorter, en accord avec son époux Praveen. Cette intervention lui a été refusée, alors que l’enfant n’était pas viable – il n’avait aucune chance de survivre. Quelques jours plus tard, elle est morte des suites d’une septicémie.

Au moment des faits, notre législation n’autorisait l’avortement qu’en cas de risque réel et sérieux pour la vie de la mère, mais il n’existait pas de définition légale de ce risque. Au début, seule la santé de Savita était en danger, et cette ambiguïté semble avoir contribué à son décès. Cet événement a mis en lumière l’incertitude où se trouve le corps médical, qui ne peut déterminer à coup sûr le caractère légal d’un avortement.

Quelle conséquence a eu la mort de Savita Halappanavar en Irlande ?

Elle a brisé le silence qui régnait autour de l’avortement. Malgré l’évidence de ce problème, il a toujours été tabou. Il était impossible d’en parler avec votre famille ou vos amis, car vos opinions favorables au libre choix les contrariaient, tandis que les leurs, opposées, vous choquaient. Ce n’est qu’après la mort de Savita que les gens ont recommencé à débattre des conditions où l’interruption de grossesse devrait être autorisée.

La plupart estimaient que lorsque la vie d’une femme est en danger, la priorité devrait être de la sauver. Des gens plutôt opposés à l’avortement ont exprimé cette opinion avec force, et de nombreuses personnes convaincues jusqu’alors que l’avortement est inadmissible en toute circonstance ont commencé à l’accepter dans certains cas bien précis.

Pourquoi ce sujet est-il important pour vous ?

Jacqueline Healy, avocat et militante irlandaise. @ Siobhan Twomey

J’ai travaillé à diverses reprises sur l’égalité entre hommes et femmes. J’agis en faveur de la santé et des droits humains des femmes auprès du Conseil national des femmes d’Irlande et je me suis consacrée pendant trois ans à un projet local de défense des droits des femmes en Afrique du Sud. Je suis aussi intervenue pendant de nombreuses années auprès de femmes migrantes sans papiers et demandeuses d’asile.

Et je suis membre d’Amnesty International. Ma dernière action à ce titre a consisté à proposer une motion sur l’avortement à l’assemblée générale annuelle d’Amnesty Irlande. J’avais la conviction que nous devrions pouvoir participer à la campagne mondiale Mon corps, mes droits sur les droits sexuels et reproductifs. Cette idée suscitait de vives craintes, mais, finalement, notre motion a obtenu le soutien de la majorité.

Pourquoi l’accès à l’avortement relève-t-il des droits humains ?

Je pense qu’il s’agit d’un élément constitutif du droit à la santé. Il joue un rôle essentiel dans la planification familiale et touche à beaucoup de droits des femmes – respect de la vie privée, intégrité physique, droit de ne subir aucun traitement inhumain ou dégradant. Et il peut s’agir d’une question de vie ou de mort, surtout lorsque la santé d’une femme est réellement menacée.

J’étais étudiante en 1992, lorsque l’affaire X a éclaté en Irlande. Une jeune fille de 14 ans avait été empêchée de se rendre en Angleterre pour avorter après avoir été violée par le père d’une amie ; elle a alors exprimé l’intention de se suicider. Pour beaucoup, si on l’obligeait à poursuivre sa grossesse, cela voudrait dire que quelque chose n’allait vraiment pas. Certes, elle a fait une fausse couche, mais notre Cour suprême lui avait finalement accordé le droit d’avorter. Cette affaire a instauré le droit à l’avortement lorsque la vie de la mère est en danger. Or, cette disposition n’est entrée dans la législation qu’en juillet 2013.

Globalement, ce sujet est crucial pour l’égalité entre hommes et femmes et la non-discrimination. Lorsqu’elles n’ont pas les moyens d’aller faire interrompre leur grossesse en Angleterre, de nombreuses femmes emploient des méthodes dangereuses pour avorter seules, par exemple en se procurant des pilules abortives sur Internet. D’autres doivent rassembler de l’argent par n’importe quel moyen pour partir. D’autres encore ne peuvent voyager, dans le cas des demandeuses d’asile et des migrantes sans papiers. Je sais que certaines personnes ont recours à des avortements clandestins, comme cela se faisait en Angleterre il y a des années.

Quel est le rôle des hommes et de l’entourage ?

Lorsqu’une femme décide d’avorter, elle bénéficie souvent du soutien d’un homme ou de sa famille. Récemment, beaucoup d’hommes se sont exprimés dans les médias au sujet de l’anomalie létale du foetus, sachant que, lorsque ce diagnostic a été posé, la femme enceinte a dû se rendre en Angleterre pour interrompre sa grossesse. Le mari de Savita, Praveen, s’est également confié sur les sentiments douloureux qu’il avait éprouvés lorsque sa femme s’est vue interdire de recourir à l’avortement. Beaucoup de nos responsables politiques se sont dits profondément touchés par ces récits. Il s’agit donc d’un problème de société qui concerne tout le monde.

Comment la solidarité internationale qui s’exprime dans la campagne d’Amnesty Mon corps, mes droits peut-elle faire changer les choses en Irlande ?

La solidarité et la pression internationales sont primordiales. En 2010, la Cour européenne des droits de l’Homme a rendu un arrêt faisant suite à la requête de trois femmes au sujet du droit à l’avortement, A, B et C c. Irlande. La Cour a décidé que le droit d’une des femmes au respect de la vie privée avait été bafoué, car il était impossible d’établir en droit si sa vie avait couru un risque réel et sérieux. Même à supposer qu’elle y parvienne, aucune voie juridique ne lui permettait d’exercer son droit constitutionnel à l’avortement. La Cour a également souligné l’« effet dissuasif » des sanctions pénales appliquées par l’Irlande en cas d’avortement illégal.

Le Conseil de l’Europe a demandé à l’Irlande de légiférer afin que les femmes et leur médecin puissent savoir dans quel cas l’avortement est autorisé, lorsqu’une grossesse met la vie de la femme en danger, car le manque de clarté était grand et rendait toute action difficile. Mais il ne s’est absolument rien passé. Et Savita est morte.

Les médias ayant évoqué son cas partout dans le monde, le gouvernement irlandais a enfin annoncé qu’il légifèrerait. La Loi pour la protection de la vie pendant la gestation a été adoptée en juillet 2013. Le rôle d’observateur critique que jouent nos militants est donc fondamental.

L’avortement est un sujet tabou et très stigmatisé en Irlande. Les femmes croient commettre un crime, car cet acte est une infraction pénale, passible de peines allant actuellement jusqu’à la réclusion à perpétuité, puis jusqu’à 14 ans d’emprisonnement lorsque la nouvelle loi entrera en vigueur.

Si la nouvelle campagne peut remettre en cause les mythes et les fausses informations tout en faisant mieux comprendre les raisons pour lesquelles ce problème relève des droits humains, une étape importante aura déjà été franchie.

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