Des « Journées de la Colère » à la guerre ouverte - Deux années terribles pour la Syrie

Le coût humain des soulèvements dits du « Printemps Arabe » n’a été nulle part aussi élevé qu’en Syrie.
Le Fil d’Amnesty a rencontré Cilina Nasser, chercheuse d’Amnesty, et Donatella Rovera, conseillère pour les situations de crise, et les a interrogées au sujet de ce conflit.

Des gens marchent au milieu des débris de bâtiments touchés par d'intenses bombardements, à Alep (octobre 2012). © AP Photo/Narciso Contréras

Début 2011, enhardis par la chute des gouvernements répressifs de Tunisie et d’Égypte, les militants de l’opposition syrienne sont passés à l’action. La rébellion a pris son essor – tant sur les réseaux sociaux que dans la rue. En mars, les Comités de coordination locale voyaient le jour en Syrie, et leurs membres ont commencé à organiser des manifestations locales tout en échangeant des informations avec d’autres militants et médias, dans le pays et à l’étranger.

Faire tomber les barrières

Quelques mois plus tôt seulement, des activités de ce genre auraient été impossibles en Syrie. « Quiconque menait une action, même de faible ampleur, risquait de disparaître », explique Cilina Nasser, chercheuse sur la Syrie à Amnesty International.
Pourtant, les rangs des militants favorables aux réformes se sont étoffés et des manifestations publiques, les « Journées de la colère », ont commencé à éclater. Souvent, les manifestants ne se connaissaient même pas. S’étant rencontrés sur les réseaux sociaux, ils convenaient de rendez-vous dans des mosquées – les seuls endroits où il leur était possible de se rassembler.
Le 18 mars 2011, une trentaine de personnes se sont réunies dans une mosquée de Homs, une ville située à 150 kilomètres au nord de Damas, la capitale. Dès que les prières du vendredi ont été terminées et que les gens ont commencé à sortir, le groupe s’est mis à scander : « Allah, la Syrie et la liberté ».
Certains spectateurs de la scène ont été surpris ou effrayés, car beaucoup d’entre eux n’avaient jamais participé à une manifestation, ou même n’en avaient jamais vu. D’autres ont affronté les forces de sécurité, ce qui a permis aux manifestants de prendre la fuite avant d’être interpellés.

De mauvais présages

Le 17 avril 2011, fête de l’indépendance de la Syrie, un sit-in à Homs a mobilisé une foule nettement plus nombreuse. Les manifestants n’étaient pas armés mais plus audacieux et ont scandé des slogans évoquant la « chute du régime » du président Bachar el Assad.
Cet après-midi-là, les forces de sécurité ont ouvert le feu sur les manifestants de Homs, tuant neuf personnes, selon les informations disponibles.

Des manifestants de Baniyas brandissent des galettes de pain et scandent des slogans pour témoigner leur solidarité envers ceux de Deraa (3 mai 2011). © REUTERS/Handout

Cela présageait de la tournure qu’allaient prendre les événements. Un des cris de ralliement des manifestants de Homs affirmait leur solidarité avec les habitants de Deraa, dans le sud du pays, où le soulèvement s’était déclenché en raison des actes imputés aux forces de sécurité, qui auraient détenu et torturé un enfant parce qu’il avait écrit sur un mur des slogans hostiles au régime.

Faire passer le message

Mi-2011, des scènes comparables à celles de Homs et de Deraa se multipliaient à travers la Syrie. Le pays était alors quasiment inaccessible aux journalistes étrangers et aux organisations internationales de défense des droits humains.
« L’impossibilité d’entrer dans le pays rendait la situation très délicate, parce que nous ne connaissions pas les intentions des militants auxquels nous parlions », souligne Cilina Nasser.
Toute indication ou information obtenue par Amnesty International devait être vérifiée – une tâche de plus en plus ardue et chronophage.
« Je me suis rendue dans le nord du Liban en mai et juin 2011 pour travailler sur un rapport. La plupart des gens livraient des témoignages crédibles qui se recoupaient, poursuit Cilina.
Toutefois, des rumeurs et des informations inexactes circulaient également, et il fallait distinguer soigneusement les informations pour lesquelles nous avions des preuves des autres. »
Après avoir vérifié scrupuleusement les informations reçues, Amnesty International a pu conclure que des crimes contre l’humanité étaient commis en Syrie. Nous avons lancé des appels vigoureux à la communauté internationale, lui demandant d’agir pour mettre un terme aux violations.
Et nous avons demandé à plusieurs reprises au Conseil de sécurité de l’ONU de saisir la Cour pénale internationale au sujet de la situation dans le pays, afin que tous les responsables présumés de crimes contre l’humanité ou de crimes de guerre fassent l’objet d’enquêtes et de poursuites.

Une guerre ouverte

Tandis que les forces de sécurité syriennes multipliaient les recours à une force excessive pour réprimer des manifestations essentiellement non violentes, une opposition armée voyait le jour. À partir de la fin de 2011, certains opposants au gouvernement ont commencé à commettre des homicides motivés par la vengeance et à lancer des attaques armées contre les forces gouvernementales.
Quand ils ont commencé à contrôler certains quartiers des grandes villes et certaines zones rurales, des groupes d’opposition ont lancé des offensives plus audacieuses. Les forces gouvernementales ont réagi en aggravant et en amplifiant la répression, au point d’utiliser des armes et de l’artillerie lourdes pour mener des attaques de grande envergure contre les quartiers tenus par l’opposition.
En avril 2012, Donatella Rovera, conseillère d’Amnesty International pour les situations de crise, est parvenue à pénétrer en Syrie pour enquêter sur les violations des droits humains dans le nord du pays. Elle y est retournée plusieurs fois depuis cette date. « Les forces gouvernementales tenaient toujours les villes et les grands axes routiers, tandis que les groupes armés de l’opposition avaient le contrôle effectif de nombreux villages et routes secondaires, précise-t-elle.
« Certes, les forces gouvernementales disposaient d’une force de frappe très nettement supérieure, mais elles pouvaient difficilement se déployer au même moment dans plusieurs zones contrôlées par l’opposition. Elles multipliaient donc les attaques brèves, subites et très intenses contre certains villages, puis se déplaçaient et frappaient d’autres secteurs. »
Les groupes armés d’opposition ont appris très vite à esquiver ces expéditions punitives et cette situation a perduré pendant des mois, avec des conséquences catastrophiques pour la population civile de ces régions. Quand ils ne mettaient pas la main sur leurs insaisissables opposants armés, les soldats s’en prenaient aux habitants. Les exécutions extrajudiciaires, les détentions arbitraires, la torture et les disparitions étaient monnaie courante, tout comme la destruction délibérée de maisons et de biens.
« Dans chaque village, j’ai vu des maisons et des boutiques incendiées par les soldats », raconte Donatella Rovera.
Les affrontements armés se sont multipliés dans de nombreuses régions, pendant que les manifestations pacifiques se poursuivaient ailleurs. « Fin mai 2012 à Alep, la plus grande ville de Syrie, je voyais les forces gouvernementales et les milices paramilitaires chabiha tirer quotidiennement à balles réelles sur des manifestants pacifiques, tuant et blessant des manifestants et des passants. Dans le même temps, des militants de la ville étaient arrêtés et torturés, parfois à mort, et disparaissaient », poursuit-elle.

La mort tombée du ciel

Un homme cherche ce qu'il peut récupérer dans les ruines de sa maison, bombardée par l'armée gouvernementale, à Maraat al Numan (novembre 2012). © AP Photo/Mustafa Karali

Peu après, l’armée syrienne a lancé une campagne de bombardements aériens acharnée, qui se poursuit aujourd’hui. Même les secteurs d’habitation à forte densité de population ne sont pas épargnés. Des rues entières, voire des quartiers, ont été rasés. Le nombre de civils tués, blessés ou déplacés a connu dans ces conditions une croissance impressionnante.
« Des villes et des villages où les personnes déplacées trouvaient refuge se sont soudain vidés », relate Donatella Rovera. Des centaines de milliers de personnes ont fui vers les pays voisins - Liban, Turquie, Jordanie – où ils ont rejoint des camps de réfugiés déjà bondés. Beaucoup d’autres se sont réfugiés sur le territoire syrien. Les frappes aériennes ont souvent pris pour cible des rassemblements de civils : des files d’attente devant des boulangeries, par exemple, quand les vivres se sont fait rares, ou des attroupements autour des hôpitaux. « L’hôpital Shifa, à Alep, a été bombardé à plusieurs reprises jusqu’à ce qu’il soit inutilisable », précise Donatella.
Les difficultés d’accès aux soins médicaux posent de graves problèmes depuis le début du conflit syrien. Selon le témoignage de Donatella Rovera, les forces de sécurité arrêtaient, et souvent torturaient, tous les blessés par balles, les qualifiant de « terroristes » – un terme par lequel le régime désigne indifféremment les manifestants pacifiques et les membres de l’opposition armée.
La peur de représailles de ce type a poussé de nombreuses personnes à se faire plutôt soigner dans des dispensaires de fortune ou les antennes médicales mobiles créées par les militants de l’opposition. Les médecins, le personnel soignant et les étudiants en médecine risquaient leur vie pour sauver celle des blessés.
Beaucoup ont été arrêtés et torturés, certains ont été tués. Donatella Rovera a recueilli des éléments qui montrent que des bombes à sous-munitions, interdites par les règlements internationaux, ont été utilisées dans plusieurs régions. L’usage de telles armes a enregistré une augmentation spectaculaire fin 2012 ; aujourd’hui, des bombes à sous-munitions qui n’ont pas explosé jonchent le sol de vastes régions de Syrie et continueront de semer la mort pendant de nombreuses années.

Des atteintes aux droits humains commises par toutes les parties

À l’heure où le conflit fait rage, les forces gouvernementales syriennes et les milices paramilitaires (armées par le pouvoir) n’ont pas le monopole des atteintes aux droits humains.
Les groupes armés d’opposition ont également commis de graves atteintes, notamment des exécutions sommaires et des actes de torture sur des captifs, membres des forces de sécurité, miliciens et indicateurs présumés. Amnesty International recueille encore des éléments concernant des crimes de guerre potentiels commis par toutes les parties au conflit.

Un jeune garçon déplacé à Kafranbel, dans la province d'Idlib (janvier 2013). © REUTERS/Giath Taha

« Les civils sont sans conteste ceux qui risquent le plus de perdre leur maison, leurs sources de revenus, leurs biens, leurs proches, leur intégrité physique, et jusqu’à leur vie. La fin des violences n’est apparemment pas en vue. Les tensions interconfessionnelles et autres (ethniques, idéologiques, religieuses) se sont avivées entre les parties. Dans ce climat, les atteintes aux droits humains se multiplient », constate Donatella Rovera.
Les personnes avec lesquelles elle s’est entretenue en Syrie ne s’expliquaient pas l’absence d’action coordonnée de la part de la communauté internationale pour endiguer les violations, alors qu’elle s’était montrée bien plus réactive dans des situations du même ordre. L’exemple qui vient tout de suite à l’esprit est la saisine de la Cour pénale internationale (CPI) au sujet de la situation des droits humains en Libye, moins de quinze jours après les premières manifestations de février 2011. Or, après deux ans de violations innombrables en Syrie, et notamment d’homicides quotidiens, la communauté internationale ne s’est pas encore entendue pour saisir la CPI.
Tout en continuant de réclamer instamment cette saisine, Amnesty International demande également que soit mis un terme – le plus rapidement possible – à la politique de violation des droits humains mise en oeuvre à travers le pays.
« C’est pourquoi, tout en faisant pression sur le gouvernement syrien et tout en appelant l’ensemble des pays influents à exercer des pressions à leur tour pour qu’il mette un terme à ces violations effrayantes, nous demandons également à ceux qui ont de l’influence sur les groupes armés de les exhorter à cesser de commettre ces atteintes », souligne Cilina Nasser.
L’inaction de la communauté internationale tandis que le conflit fait toujours rage en Syrie transmet malheureusement un message selon lequel il n’est pas prioritaire d’amener les responsables de crimes de guerre à répondre de leurs actes. Il s’agit là d’une présomption dangereuse et Amnesty International continuera d’agir en faveur d’une action concrète à l’échelle internationale afin de mettre un terme aux violations sur le terrain et d’obliger tous leurs auteurs à rendre des comptes.

Pour en savoir plus sur notre action concernant la Syrie, cliquez ici

DEUX ANS DÉJÀ : LE CONFLIT SYRIEN EN CHIFFRES

  • Plus de 60 000 personnes ont été tuées depuis le début du conflit.
  • Plus de 700 000 réfugiés ont fui vers les pays voisins (Jordanie, Liban, Turquie, Irak) et vers l’Afrique du Nord.
  • Au moins 2 000 000 de personnes ont été déplacées à l’intérieur de la Syrie.
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