Un retour impossible ? Surmonter le passé en République Démocratique du Congo, Un défi

Andrew Philip, ancien chercheur d’Amnesty International, se penche sur l’avenir des droits humains en République démocratique du Congo (RDC) à l’heure du 50e anniversaire du pays.
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Voilà plus de dix ans que je travaille sur la République démocratique du Congo. Depuis le plus fort du conflit, à l’époque où le Rwanda, l’Ouganda et les groupes armés congolais qui en dépendaient occupaient environ la moitié du territoire, jusqu’à la « paix » hautement incertaine d’aujourd’hui, le pays s’est caractérisé par une insécurité qui semble ne jamais toucher à sa fin à l’est et de brusques éruptions de violence dans d’autres régions.
Le monde s’est tellement habitué à la violence et au non-respect des droits humains au Congo que les atrocités qui s’y déroulent font rarement les gros titres. Ce début de siècle a été à lui seul le théâtre des horreurs de l’Ituri où, entre 2000 et 2003, 60 000 personnes peut-être ont été tuées et d’innombrables autres mutilées, du bain de sang des « guerres du diamant » de Kisangani, au cours desquelles les armées rwandaise et ougandaise ont échangé des tirs d’artillerie au cœur d’une des plus grandes villes de RDC, et d’autres nombreux massacres. L’est du pays compte de multiples charniers datant des quinze dernières années et parfois exhumés par des agriculteurs. Le souvenir de ces crimes et le deuil qui s’y rattache chez les Congo- lais sont encore vifs.
Il y a aussi des guerres à l’intérieur des guerres : la guerre contre les femmes et les filles, qui se manifeste par la généralisation des viols, y compris les viols collectifs et les viols d’enfants et de femmes âgées. Ces actes sont la conséquence du conflit, mais ils sont aussi le reflet d’un con- texte discriminatoire plus vaste, où les femmes, souvent pourtant la principale source de revenus de la famille et les piliers de la communauté, de- meurent marginalisées sur le plan poli- tique et économique. La guerre contre les enfants continue elle aussi. Recruter des enfants pour les envoyer au combat est un des crimes les plus atroces que l’on puisse imaginer ; ceux de RDC en ont largement pâti. Aujourd’hui encore, des enfants vivant dans les camps de réfugiés des pays voisins sont incités à rentrer au Congo, leurrés par des promesses d’éducation, tout cela pour se retrouver enrôlés de force au service d’une mil- ice armée, où ils subissent coups, violence sexuelle et esclavage.
La période ouverte par l’Accord global et inclusif de paix de décembre 2002, censé mettre un terme définitif au conflit qui avait éclaté en 1998, laisse l’impression générale d’occa- sions manquées. Le peuple congolais était en droit d’espérer une paix dura- ble, l’amélioration de la sécurité et le respect des droits humains, ainsi qu’un développement économique et social. Malgré des promesses réitérées, rien de cela n’est arrivé. Aujourd’hui, le conflit s’enlise à l’est dans les provinces du Kivu où les droits hu- mains ne sont toujours pas respectés, plus de 1,8 million de personnes sont déplacées à cause des combats, les prisonniers politiques languissent toujours dans les geôles congolaises et l’armée, la police et les services secrets demeurent organisés en factions, brutaux et prêts à piller. Le système judiciaire n’offre au citoyen congolais moyen ni défense ni recours contre les abus de pouvoir coutumiers. Hormis quelques initiatives clairsemées, rares ont été les efforts concertés pour réhabiliter l’infrastructure du pays et les services publics dévastés. La pauvreté et la malnutrition restent endémiques dans un pays doté d’incroyables richesses naturelles. La corruption, quant à elle, semble de nouveau en hausse.
Certes, depuis 2002 les progrès sont indéniables. L’autorité de l’État, malgré sa faiblesse, est désormais présente dans presque toutes les régions du pays et la majeure partie de la RDC est en paix. Dans le sillage des élections nationales historiques de 2006 (les premières élections démocratiques du pays depuis l’indépendance), de nouvelles institutions civiles trouvent régulièrement leurs marques. Le Sénat et l’Assemblée nationale ont montré à l’occasion qu’ils sont prêts à tenir tête au pouvoir exécutif. La Constitution de 2006 et certaines réformes judiciaires récentes incluent des engagements considérables en faveur des droits humains et des libertés politiques.

Il faut plus d’action

Pourtant, aucune action réelle n’a été entreprise pour s’attaquer aux causes premières du conflit et de l’instabilité politique. Ces causes – l’impunité bien ancrée de ceux qui violent les droits humains, la prolifération des armes, l’exploitation illicite des ressources naturelles du pays, la manipulation des divisions ethniques à des fins poli- tiques, l’effondrement des systèmes judiciaire, éducatif et sanitaire – sont évidentes depuis plus de dix ans. Cependant le gouvernement et la communauté inter- nationale n’ont cessé d’éluder ces problèmes pour chercher des solutions politiques plus expéditives. Par conséquent, le pays est dévasté depuis 2002 par une série de crises politiques et militaires et risque de continuer à subir des bouleversements.
Tenter de résoudre ces problèmes représenterait une tâche longue et complexe dans n’importe quel con- texte. Les solutions dépendent, en dernière instance, de la volonté poli- tique et de l’assentiment des dirigeants de la RDC, cela même dont ils se montrent cependant avares dès lors qu’ils sentent que leurs intérêts personnels sont menacés. Les fidèles de Kabila occupent les postes poli- tiques, économiques et militaires les plus élevés. La plupart d’entre eux entretiennent des liens étroits avec la famille présidentielle et sont en général originaires de la province du Katanga, le fief de la famille Kabila. Ce « clan katangais », dont l’existence n’a jamais été reconnue publique- ment, détient tous les leviers du pou- voir. Ceux qui n’appartiennent pas à ce cercle se voient exclus des hautes sphères du pouvoir.
La réforme du secteur de la sécurité – le projet de réorganisation et de professionnalisation des forces de sécurité, visant à les rendre capables d’œuvrer pour le respect de la loi et des droits humains – constitue l’un des domaines où apparaît de toute évidence un manque de véritable engagement politique. Dès le début de la transition politique en 2003, le projet de réforme du secteur de la sécurité a été au centre de l’effort international de reconstruction du Congo, mais en dépit de tous les millions de dollars prodigués à cet effet, les résultats sont remarquablement modestes. Tout en acceptant l’aide des donateurs pour l’entraînement et l’approvisionnement, le gouvernement n’a pas mis en œuvre de réformes de fond. Celles-ci incluraient d’une part une réorganisation des systèmes de rationnement et de rémunération des militaires, sur lesquels les officiers supérieurs ont voulu garder la mainmise car la corruption en fait une source lucrative de revenus. Elles incluraient d’autre part la Garde républicaine, cette escorte présidentielle jamais intégrée au pro- gramme de réforme de l’armée. Placée sous l’autorité directe du président, la Garde est l’unité militaire la plus puissante et la mieux équipée de la nation. Son maintien, de fait, à l’état d’armée privée échappant au contrôle démocratique de l’État engendre la méfiance et le malaise dans l’ensemble de la sphère politique et militaire.
Les crimes de guerre et autres violations graves des droits humains restent fréquemment impunis, en particulier parmi les hauts gradés de l’armée, de la police et les chefs de groupes armés. La RDC recycle ses chefs de guerre, qui sont maintenant nombreux à occuper des postes au gouvernement et au sein des forces de sécurité. En définitive, cela ne profite à personne. Le président Ka- bila, sommé de s’expliquer sur les raisons pour lesquelles il n’a pas livré Bosco Ntaganda à la Cour pénale internationale, a répondu que les intérêts de la paix et de la stabilité passaient avant la justice. Sans broncher, la communauté internationale dans son ensemble a adopté le même point de vue. D’après l’expérience d’Amnesty International, au contraire, rendre réellement la justice est le seul moyen de parvenir à une paix durable et à la réconciliation de communautés divisées. Rien d’é- tonnant à ce que la RDC ait subi des cycles répétés de conflits et de violations des droits humains, si les auteurs de cette violence ont plus de chances d’être récompensés que punis par l’État.

Veiller aux intérêts de la population

L’exploitation du plein potentiel économique du pays et son utilisation au service des besoins du peuple congolais constitue, selon Amnesty International, l’un des droits primordiaux et l’une des tâches majeures incombant au gouvernement. La RDC, l’un des États les plus pauvres au monde, a une capacité limitée à tenir dans l’immédiat tous ses engagements en matière de service public. Pourtant, la capacité qu’elle détient, grâce aux gisements miniers et autres ressources, est tout de même considérable. Il s’agit là seulement d’une mauvaise gestion des finances publiques, non orientées vers les priorités qui bénéficieraient le plus au peuple congolais. Le potentiel de la RDC à prospérer grâce à son agriculture, ses minerais et son énergie hydro-électrique, ainsi qu’à utiliser progressivement ces richesses pour satisfaire les besoins socio- économiques de sa population, est important (« Les peuples ont la libre disposition de leurs richesses et de leurs ressources naturelles. Ce droit s’exerce dans l’intérêt exclusif des populations. En aucun cas, un peuple ne peut en être privé. » – Charte africaine, article 21). Malheureusement, le gouvernement actuel et ses prédécesseurs ont fait bien peu pour lutter contre la corruption ou instaurer des contrôles transparents des comptes de l’État. Début 2010, la Commission financière et économique du Parlement congolais a attesté la disparition, suite à des vols et détournements présumés, de plus de 108 millions de dollars du Trésor public en 2008-2009.
Enfin, un investissement gouvernemental et international bien supé- rieur est nécessaire dans l’une des ressources les plus négligées de RDC, ses militants des droits humains. Les défenseurs congolais des droits humains travaillent sans relâche pour les victimes et les dépossédés, avec un minimum de ressources. Ils sont sou- vent les seuls à offrir des services de secours et d’assistance aux victimes de viols, aux enfants victimes du conflit et de la pauvreté et aux autres groupes vulnérables et défavorisés. La plupart ont été torturés et violés, se sont fait rouer de coups et arrêter in- justement pour avoir parlé haut et fort au nom de leurs communautés. Beau- coup ont souffert de ruptures familiales ou de dépressions nerveuses à cause des pressions exercées sur eux. Certains y ont laissé la vie – Pascal Kabungulu a été assassiné en 2005 mais ce meurtre n’a jamais été élucidé de manière satisfaisante ; Floribert Chebeya, un défenseur des droits hu- mains bien en vue, a été retrouvé mort dans sa voiture le 2 juin 2010. Beaucoup ont été contraints à l’exil, mais les meilleurs ne sont jamais partis.
Si le pays doit progresser davantage et donner toute sa mesure, il est essentiel que les intérêts du peuple congolais constituent l’objectif premier des efforts gouvernementaux et internationaux. En effet, tant que les causes sous-jacentes ne seront pas interrogées, le pays et ses habitants demeureront dans les limbes, cette zone située entre une paix insatisfaisante et la menace de nouvelles crises.

Voici quelques-unes des mesures que le gouvernement de la RDC devra prendre, avec le soutien de la communauté internationale, pour apporter une solution à plus long terme au conflit.

  • Exclure de l’armée nationale, de la police et des services de renseigne- ment toutes les personnes soupçon- nées de crimes de guerre et d’autres violations des droits humains tant qu’il n’y a pas eu en- quête et procès. Reconstituer l’armée et la former afin qu’elle soit en mesure de protéger l’ensemble des groupes ethniques de la RDC de manière professionnelle, impartiale et respectueuse des droits humains et de la loi.
  • Reconstituer et reconstruire le système judiciaire du pays, afin qu’il soit totalement indépendant et en mesure d’enquêter sur tous les crimes de guerre et toutes les violations graves des droits humains commis en RDC, et qu’il puisse traduire les auteurs en justice. Conformément aux dispositions de la Constitution, limiter la compétence des tribunaux militaires aux in- fractions purement militaires commises par des militaires.
  • Mettre fin à la guerre contre les femmes et les enfants. Réformer les lois dans les domaines où elles sont toujours discriminatoires contre les femmes et les enfants. Garantir la pleine participation des femmes et des représentants d’organisations de défense des droits de l’enfant dans toute initiative de construction de la paix, de reconstruction et de réconciliation.
  • Promouvoir, encourager et protéger les militants des droits humains en RDC, qui sont souvent les seules personnes à offrir des services de soins et d’assistance aux victimes et aux personnes qui ont été privées de leurs biens.

La version intégrale de cet article figure dans Congo in Limbo, essai photographique de Cédric Gerbehaye, Éditions Le Bec en l’air, 2010. www.congoinlimbo.com
Le présent texte est une adaptation de la traduction d’Alice Roland.

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