Dossier : Conflit au Tigré

Dans la région du Tigré, en Éthiopie, depuis le début du conflit qui a éclaté en novembre 2020 entre le gouvernement fédéral éthiopien et le Front populaire de libération du Tigré (FPLT), les graves atteintes aux droits humains se succèdent et se multiplient. Malgré les restrictions d’accès et la coupure totale des communications, Amnesty a été en mesure de mener des enquêtes et d’alerter sur la situation dans cette région.

DES VIOLENCES SEXUELLES ET DES HUMILIATIONS DÉLIBÉRÉES

Les dernières recherches en date ont mené à des conclusions particulièrement atroces, révélant de nombreuses et terribles violences sexuelles, utilisées comme arme de guerre. Le déroulement de ces actes, lors desquels de nombreuses victimes ont également été témoins du viol d’autres femmes, montre que ces violences étaient courantes et avaient vocation à terroriser et à humilier les victimes et leur groupe ethnique. Blen* (21 ans) explique ainsi avoir été enlevée par des militaires érythréens et éthiopiens et détenue 40 jours avec une trentaine d’autres femmes : « ils nous violaient et nous affamaient. Ils étaient tellement nombreux, ils nous violaient à tour de rôle. Nous étions une trentaine de femmes […] ils nous ont toutes violées. » Deux autres victimes ont quant à elles subi des dommages durables, voire irréparables, occasionnés par de grands clous, du gravier et d’autres morceaux de métal ou de plastique qui ont été insérés dans leur vagin. Certaines ont été retenues en captivité durant des semaines dans des camps militaires ou dans des maisons, en zones rurales.

DES CONSÉQUENCES PHYSIQUES ET PSYCHOLOGIQUES DÉSASTREUSES

Suite à de tels traitements, les victimes continuent de souffrir de complications physiques et psychologiques. Beaucoup ont signalé des traumatismes physiques, tandis que d’autres sont porteuses du virus de l’immuno-déficience humaine (VIH) depuis leur viol. Par ailleurs, le manque de sommeil, l’anxiété et la détresse émotionnelle sont courants chez les victimes et les membres de leur famille ayant assisté aux violences. À la souffrance et au traumatisme s’ajoute en outre le fait que, depuis leur arrivée dans les camps pour personnes déplacées ou pour personnes réfugiées, les victimes ont reçu peu ou pas de soutien psychologique et médical.

AMNESTY APPELLE À UNE RÉACTION URGENTE

Cette situation, insupportable, demande des mesures immédiates. Aussi Amnesty appelle-t-elle à un accès aux services dont les victimes ont besoin et auxquels elles ont droit. Il faut parallèlement que l’État éthiopien mette tout en oeuvre pour empêcher les membres des forces de sécurité et des milices alliées de commettre des violences sexuelles. Du reste, toutes les allégations de violences doivent faire l’objet d’une enquête efficace, indépendante et impartiale, notamment pour qu’un programme de réparation soit mis en place. Enfin, Amnesty exhorte les autorités éthiopiennes à permettre à la commission d’enquête de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples de se rendre sur place. Il est par ailleurs indispensable que le Secrétaire général de l’Organisation des Nations unies (ONU) dépêche dans le Tigré son Équipe d’experts de l’état de droit et des questions touchant les violences sexuelles commises en période de conflit. À l’heure où le gouvernement éthiopien continue de cacher les atrocités commises au Tigré, Amnesty International poursuit son travail de sensibilisation et de dénonciation, comptant pour cela sur ses chercheur·euse·s, particulièrement sur Donatella Rovera, qui a accordé une interview au Fil d’Amnesty.

le rôle d’amnesty est de révéler au grand jour des atrocités dont les gouvernements voudraient
qu’elles restent dans l’ombre

Donatella Rovera est la chercheuse la plus chevronnée que compte Amnesty. Passée notamment par la Syrie et le Yémen, théâtre de tragiques guerres civiles, elle a enquêté plusieurs mois sur les viols et autres formes de violences sexuelles commis dans la région du Tigré, en Éthiopie. Nous l’avons contactée afin d’en savoir plus sur cette démarche.

Qu’est-ce qui a motivé Amnesty à enquêter sur la situation au Tigré ?

Alors que nous étions déjà en train d’enquêter sur des violations graves des droits humains commises par les différentes parties au conflit, nous avons reçu des informations faisant état d’un phénomène de violences sexuelles de grande ampleur. Ces informations nous sont parvenues assez tardivement, car toute la région était inaccessible, et les lignes de téléphone, ainsi qu’Internet, sont restés coupés la plupart du temps.

Nous avons néanmoins pu nous rendre dans des camps de réfugié·e·s au Soudan. Quelles ont été vos méthodes de recherche ?

Nous avons mené des interviews avec des rescapées de ces violences, lesquelles ont pu nous mettre en contact avec d’autres survivantes qui se trouvent encore au Tigré, mais aussi avec des professionnel·le·s de la santé et des travailleur·euse·s humanitaires. Toute cette communication a été rendue extrêmement diffi cile par la rareté des périodes où la communication par téléphone était possible. Contrairement à ce qui se passe dans le contexte d’autres enquêtes concernant d’autres types de violations des droits humains au Tigré, nous ne disposions d’aucune image (satellite, vidéo, etc.). Aussi nous sommes-nous basé·e·s sur la récolte de témoignages et sur leur vérification, sachant que, parmi les personnes interrogées, il y avait des sages-femmes, des infi rmier·ère·s, des médecins, etc. qui avaient porté secours aux victimes des violences sexuelles.

Quelles suites ont été données depuis la publication de cette enquête ?

Au niveau international, un intérêt particulier a été porté à notre rapport, notamment par les mécanismes de l’Organisation des Nations unies (ONU) chargés d’enquêter sur les violences sexuelles. Ils ont pris note de ce qu’il contenait, ont voulu s’entretenir avec nous pour en savoir plus et cherchent actuellement des moyens d’enquêter au Tigré.

Une enquête conjointe a par ailleurs été mise sur pied par le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme avec la Commission éthiopienne des droits de l’homme, laquelle est semi-gouvernementale. Les conclusions, qui ont récemment été rendues publiques, sont actuellement en train d’être examinées par Amnesty.

En ce qui concerne les relations bilatérales, l’administration américaine a établi un régime de sanctions à l’égard de certain·e·s offi ciel·le·s éthiopien·ne·s, notamment en raison des violences sexuelles au Tigré. Quant aux initiatives régionales, la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples a mis sur pied une commission d’enquête, mais elle a été rejetée par le gouvernement éthiopien. Il est enfin à noter que très peu de réactions ont émané des autorités éthiopiennes. Le procureur général a déclaré dans quelques interviews à la presse que des soldats avaient été poursuivis pour des faits de violence sexuelle.

Si cela est vrai, nous ne savons pas combien de personnes sont concernées, pour quels faits précisément, etc. Comment Amnesty continue-t-elle d’agir sur ce dossier ?

Nous continuons d’enquêter dans la région du Tigré, car le conflit se poursuit et s’étend par ailleurs dans les régions environnantes.

En ce qui concerne les sanctions internationales, la possibilité d’augmenter leur nombre existe, mais cela dépend de l’évolution du confl it. Il est donc important de continuer d’attirer l’attention sur la gravité et l’ampleur des violations des droits humains commises à l’encontre de la population.

Le gouvernement a déployé énormément d’efforts pour que les atrocités commises par ses forces et les forces alliées demeurent cachées, et il faut bien constater qu’il a partiellement atteint son objectif. À nous, donc, de redoubler d’efforts. C’est le rôle d’Amnesty de révéler au grand jour des atrocités dont les gouvernements voudraient qu’elles restent dans l’ombre.

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