Interview : "Les autorités peuvent chercher à invisibiliser certaines revendications en durcissant l’accès à la liberté de manifester."

Dans le précédent Fil d’Amnesty , présentation a été faite de la nouvelle campagne d’Amnesty International destinée à protéger le droit de protester et à le défendre face aux graves attaques dont il fait l’objet partout dans le monde.

Déclinée sous le nom de Protestons ! en Belgique francophone, cette campagne va se développer sur plusieurs années avec pour objectifs, notamment, de dénoncer les attaques contre les manifestations pacifiques, défendre les personnes visées par cette répression et soutenir les causes portées par les mouvements en faveur de changements dans le domaine des droits humains.

Si toutes les régions du monde sont concernées par Protestons ! et qu’Amnesty International mènera dans un futur proche des recherches spécifiques sur le droit de manifester en Belgique, il nous a semblé opportun de procéder à un premier état des lieux. Pour ce faire, nous avons pris contact avec une spécialiste de la question, chercheuse à l’Université catholique de Louvain : Marta Duch Giménez.

Le FIL : Commençons par préciser les choses : qu’est-ce qu’une manifestation ? Et pourquoi parle-t-on de « liberté de manifester » ?

Marta Duch Giménez : Une manifestation est un groupe de personnes qui souhaitent s’exprimer de façon commune. Nous parlons de liberté de manifester, car, en Belgique comme dans d’autres pays, il s’agit d’une liberté fondamentale protégée par la Constitution, ainsi que par des textes internationaux. D’ailleurs, en Belgique, seule la Constitution se consacre à ce droit. Au niveau européen, par contre, il y a la Convention des droits de l’homme, que la Belgique est tenue de respecter puisqu’elle en est membre.

Dans ce cadre, les autorités, la police, ainsi que l’État ont l’obligation de faciliter l’exercice de cette liberté ; c’est ce qui s’appelle « l’obligation positive ». Par exemple, protéger les manifestant·e·s d’une contre-manifestation qui pourrait avoir lieu. Cependant, ce devoir s’applique uniquement en cas de manifestation pacifique.

Considérez-vous que l’exercice de cette liberté est mis à mal ?

M.D.G : Il faut veiller à certains éléments. Depuis quelques mois, une circulaire a été émise par la ministre de l’Intérieur aux bourgmestres de Belgique. Elle indique la possibilité d’arrêter préventivement des manifestant·e·s sur base d’indices, qui laisseraient penser que ces personnes pourraient s’adonner à des actes de violence. Pendant la crise sanitaire, il y a eu des mesures d’interdiction généralisées et adoptées sur base d’arrêtés. Cela pose question par rapport au rôle de l’exécutif face au législatif et démontre que l’interdiction de manifester doit être un ultime recours.

Qui détient la compétence de restreindre ou d’interdire une manifestation ?

M.D.G  : Seul·e·s les bourgmestres ont cette compétence de maintien de l’ordre public dans leur commune. Dès lors, il·elle·s sont les seul·e·s à pouvoir décider d’y autoriser ou non une manifestation . Existe-t-il des mécanismes qui permettent de s’assurer que le droit de manifester est bien appliqué en Belgique ?

Lorsqu’un·e bourgmestre interdit une manifestation, il est possible d’introduire un recours devant le Conseil d’État. Lorsque des violences policières sont constatées, il est possible de porter plainte devant les cours et tribunaux, ainsi qu’en ultime recours devant la Cour européenne des droits de l’homme. Le ou la juge peut d’ailleurs tenir compte d’une éventuelle restriction du droit de manifester dans l’argumentation d’une plainte pour violence policière lors d’une manifestation.

Dans quelles situations les autorités peuvent-elles restreindre ou interdire une manifestation ?

M.D.G. : Ce n’est possible que si la restriction est légale, autrement dit, prévue par un texte législatif clair et précis. Les autorités doivent donc poursuivre un but légitime. En Belgique, le but premier est de protéger l’ordre public, tout en veillant à ce que la restriction soit proportionnée.

L’interdiction d’une manifestation est l’une des plus graves sanctions, qui doit rester exceptionnelle. Elle doit être appliquée seulement en cas d’une impossibilité de maintenir l’ordre et la sécurité. Le ou la bourgmestre doit donc motiver sa décision à l’aide de données importantes, en se basant sur des éléments fournis par la police, prouvant une atteinte grave au maintien de l’ordre public.

Est-il aisé de manifester en Belgique ?

M.D.G. : De manière générale et si comparaison est faite avec d’autres pays, il est facile de manifester en Belgique. Assez peu d’interdictions sont à dénombrer et, pendant la crise sanitaire, cellesci reposaient sur des critères peu convaincants. Toutefois, nous remarquons ces dernières années une augmentation de la violence policière en marge de ces manifestations.

Qu’a révélé la crise sanitaire sur la manière dont les autorités perçoivent le droit de manifester ?

M.D.G. : La période COVID a permis de rendre compte de la façon dont nos autorités percevaient cette liberté. En effet, la liberté de manifester est proche de la liberté d’expression, de s’assembler, de réunion, etc. Dès lors, les autorités peuvent la percevoir comme secondaire, en la remplaçant par une autre. Par exemple, le Conseil d’État a maintenu l’interdiction des manifestations durant la crise sanitaire, en indiquant qu’il existait d’autres moyens pour revendiquer ses opinions. Les autorités ont donc effacé ce droit pour en valoriser d’autres, perçus comme « moins dérangeants ».

Quelle est la différence qui caractérise l’avant et l’après-COVID ?

M.D.G. : Pendant la crise sanitaire, les autorités ont justifié l’interdiction de se réunir par leur volonté d’assurer le maintien des distanciations sociales. Avant cela, ces motifs de restriction n’existaient pas vraiment. Après ces deux années de crise, en raison de certaines manifestations violentes et de l’importation de lois françaises, les autorités font également de la prévention. Elles ne vont pas nécessairement être plus sévères en aval, mais vont procéder par exemple à des arrestations préventives de manifestant·e·s potentiel·le·s.

En quoi cette « répression préventive » est-elle dangereuse pour la démocratie ?

M.D.G. : Cela pose de sérieuses questions. Pour en revenir à la circulaire dont nous avons parlé en début d’entretien, l’interdiction portait dans un premier temps seulement sur les personnes qui avaient déjà commis des violences lors de manifestations antérieures. Maintenant, les personnes suspectées, via des indices, de commettre des actes violents sont également concernées.

Nous pouvons donc nous interroger sur la fiabilité de ces indices. Comment prouver et justifier qu’une personne prévoit de commettre des actes de violence ? Dès lors, nous risquons d’empêcher quelqu’un d’exercer son droit sur base d’éléments flous, d’autant plus que la circulaire parle d’indices sérieux sans les décrire réellement.

Les autorités ont-elles des raisons objectives de durcir leur approche vis-à-vis des manifestations ?

M.D.G. : Rien ne semble justifier de prime abord un durcissement des restrictions.

Quel est l’intérêt des autorités de durcir la liberté de manifester et l’accès à la manifestation ?

M.D.G. : La manifestation cherche à être visible au sein de l’espace public. Si elle est relativement importante, les autorités ne peuvent pas fermer les yeux. Bien qu’il existe d’autres moyens de communiquer grâce aux réseaux sociaux ou aux cartes blanches, la manifestation reste la plus visible. Les autorités peuvent dès lors chercher à invisibiliser certaines revendications en durcissant l’accès à cette liberté.

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