Lorsqu’il surprend un groupe d’hommes à la peau claire photographiant son lopin de terre, un matin de 2018, Robert Birimuye, 32 ans, ne s’inquiète pas immédiatement. « Je n’ai compris que plus tard, lorsque les villageois·e·s ont été convié·e·s à une réunion publique. On nous a annoncé que nous nous trouvions sur le trajet du futur oléoduc construit par l’entreprise Total, se souvient cet agriculteur du sud-ouest ougandais. Certain·e·s d’entre nous étaient content·e·s, il·elle·s pensaient gagner beaucoup d’argent. D’autres, comme moi, étaient plus inquiet·e·s. Nous savions que nous n’aurions pas d’autre choix que d’abandonner nos terres ».
La prédiction se révèle exacte. L’avis d’expulsion est prononcé par l’État et les intrusions sur ses terres reprennent de plus belle. Des plots de bois, délimitant le tracé du pipeline, fleurissent d’abord sans prévenir en travers de son hectare de terrain. Puis des hommes débarquent sans s’annoncer. « Des employés de Newplan [un sous-traitant de Total, NDLR] étaient en train de compter et photographier mes plantations en compagnie du chef du village, sans m’y avoir convié. Je les ai immédiatement chassés », fulmine encore Robert Birimuye.
Au printemps 2019, un message est affiché à travers la région par le sous-traitant de Total : aucune nouvelle plantation ne doit plus être ajoutée aux zones délimitées, sous peine de ne pas se faire indemniser. C’est le cut-off, ou « date limite ». Si Total plaide aujourd’hui le manque de communication, Robert Birimuye, comme beaucoup d’habitant·e·s de la région, interprètent, eux, cette annonce comme une interdiction totale d’exploiter la terre en attendant leur indemnisation.
Une situation illégale au regard de la loi ougandaise qui sonne comme un coup de tonnerre dans cette partie déshéritée de l’Afrique, où la propriété terrienne constitue souvent l’unique rempart contre la misère. « N’osant plus exploiter mon terrain, j’ai enchaîné les petits boulots au village. Mais je ne gagne plus que le quart de mon revenu d’avant. Mes six enfants ne vont plus à l’école, nous ne mangeons pas à notre faim », murmure l’agriculteur. Trois ans après avoir perdu l’accès à ses terres, toujours privé d’indemnisation et ses enfants déscolarisés, l’homme assiste impuissant au délitement de sa vie.
1,4 milliard de barils exploitables
Les déboires de Robert Birimuye trouvent leur source plus au nord, aux abords du lac Albert. C’est là qu’un gigantesque réseau de tuyauterie plongera bientôt dans la croûte terrestre, où 1,4 milliard de barils ont été découverts en 2006. Après des années de discussion avec l’État ougandais, le français TotalEnergies rafle le plus important gisement et entame la construction de 400 puits de forage. Une fois extrait du sous-sol, le pétrole aux propriétés visqueuses sera chauffé à 50 °C pour permettre son écoulement puis pompé par oléoduc en direction du port de Tanga, sur la côte tanzanienne. Baptisé « EACOP », l’oléoduc s’étendra sur 1 500 kilomètres. Il sera le plus long pipeline chauffé au monde. « Ce pétrole est une chance immense, il sera décisif au développement de notre pays. Notre PIB pourrait augmenter de près de 20 % », veut croire Michael Mugerwa, un officiel ougandais.
Enivré par les effluves de son sous-sol, l’Ouganda échappera-t-il à la malédiction de l’or noir ? L’adage économique, stipulant que la découverte d’hydrocarbures freine plus souvent le développement d’un pays qu’il ne l’accélère, se vérifie déjà pour la centaine de milliers d’Ougandais·e·s exproprié·e·s afin de laisser place aux infrastructures pétrolières.
Richard Okumu, 36 ans, en fait partie. Comme Robert Birimuye, ses terres sont situées en plein sur le tracé d’EACOP. Lui choisit d’accepter l’indemnisation offerte par Total : 2 000 euros par hectare de terre saisie, tarif appliqué uniformément à travers une région large de plusieurs centaines de kilomètres.
« Ils ont mis quatre ans avant de m’indemniser, autant de temps pendant lequel je n’avais plus accès à ma terre, explique-t-il. Pour survivre, j’ai dû emprunter de l’argent. Or, ma terre étant saisie, les banques n’ont pu accepter en garantie mon titre de propriété. Résultat, j’ai eu recours à des prêteurs véreux, qui pratiquent des taux délirants. Le quart de mon indemnité est partie en intérêts ! ».
Autour de Buliisa, où près de 31 000 personnes ont dû abandonner leurs terres, les histoires de vies brisées par l’arrivée du pétrole se répètent à l’infini. « En 2017, des gens de Total sont venus me dire qu’ils allaient prendre mon lopin de terre, soupire Dorothy Mbabazi, une paysanne de 47 ans, entourée de ses sept enfants, tous déscolarisés. « J’ai refusé, car la somme offerte en échange ne m’aurait pas permis d’acheter une surface équivalente dans les environs. J’ai dû quitter ma terre malgré tout, puis l’État a fait geler mon indemnisation par la justice. Je n’y aurai accès que si j’accepte le montant offert par Total il y a cinq ans ». Selon les derniers chiffres publiés par l’ONG Les Amis de la Terre, près de 84 500 personnes affectées sont toujours en attente du paiement de leur indemnisation.
Brider la société civile ougandaise
La société civile ougandaise a, un temps, livré bataille en apportant une aide juridique à la population affectée. Mais l’État ougandais a fini par serrer les vis. Maxwell Atuhura, un activiste des droits humains de Buliisa, en a fait les frais. « Plus j’informais les gens, plus j’étais surveillé, explique ce trentenaire, la mine soucieuse. Ça a commencé avec des filatures, puis des annonces négatives sur mon compte à la radio locale, et enfin par une arrestation en mai 2021. J’ai passé deux nuits en prison ». Une fois dehors, il reprend son activité de plus belle. Puis un jour d’octobre, un convoi de voitures officielles se gare devant son bureau. Les autorités sont venues en finir.
« Ils ont proféré des menaces de mort et m’ont donné deux heures pour mettre la clef sous la porte. J’ai fui à Kampala [la capitale, NDLR] dans la foulée », raconte le militant Maxwell Atuhura.
Désormais seul·e·s face à Total et aux autorités locales, les habitant·e·s de la zone pétrolifère souhaitant contester leur expulsion doivent correspondre par téléphone avec les quelques associations basées à Kampala. Une gageure, d’autant que ces dernières font aussi l’objet de pressions.
En attendant les premiers barils de pétrole, l’hécatombe sociale, couplée à d’importants risques environnementaux et un profond impact climatique, incite un nombre grandissant d’activistes à travers le monde à exiger l’arrêt pur et simple du projet EACOP. « Le tiers du pipeline passera sur le bassin versant du lac Victoria, dont dépendent 40 millions de personnes, et les forages mettent en danger la faune du plus grand parc national du pays, s’insurge Flavia Nakabuye, 25 ans, qui a fondé l’antenne ougandaise de Fridays For Future, le mouvement lancé par la militante écologiste suédoise Greta Thunberg. Une fois consommé, le pétrole extrait émettra par ailleurs près de 34 millions de tonnes de CO 2 par an, soit six fois les émissions de l’Ouganda ».
Point d’orgue de cette mobilisation, six ONG ont assigné TotalEnergies devant le Tribunal de Paris pour non-respect de la loi sur le devoir de vigilance. Le texte, unique au monde par l’étendue de son champ d’application, oblige toute multinationale française à prévenir les atteintes aux droits humains et à l’environnement résultant non seulement de ses propres activités, mais aussi de celles de ses sous-traitants à l’étranger. Las, les juges du référé ont rejeté fin février la demande des ONG sans se prononcer sur le fond de l’affaire. Les associations ont cependant juré de continuer le combat. Dans le viseur, les assureurs et les banques tentées de financer le projet. L’oléoduc EACOP a encore du souci à se faire.
Images : © Sadak Souici/Agence Le Pictorium