« Et puis, j’ai eu un incident, dit-il. Quelque chose m’a fait basculer. J’étais un acteur engagé pour aider les autres et, subitement, je ne contrôlais plus rien, et j’avais moi-même besoin d’aide. » C’est ainsi qu’Olivier évoque ses 15 mois de détention, au cours d’une longue promenade en forêt de Soignes. Ce jour-là, la pluie bruxelloise ne le gêne pas, ou plutôt ne le gêne plus. Son nouveau statut de survivant, il l’a découvert quand il a retrouvé « le monde libre ».
Cet « incident » vous a fait passer de l’ombre à la lumière, mais il semble que vous n’étiez pas au courant de la mobilisation en votre faveur ?
J’en étais conscient, mais pas de son ampleur. J’ai eu très peu de contacts avec ma famille durant les 455 jours qu’a duré ma prise d’otage. Pas un échange de lettres n’a été autorisé par l’Iran, seulement de rares appels avec ma famille. La ligne était mauvaise et nos conversations étaient monitorées. Vers la fin de l’année 2022, j’ai compris qu’on se mobilisait, notamment Amnesty International et mes ancien·ne·s collègues humanitaires. La taille de la mobilisation ne m’est apparue qu’après mon retour. D’abord, j’ai volontairement tout évité. Je souhaitais simplement rattraper le temps avec mes proches, les écouter et comprendre. J’avais également beaucoup de mal avec les situations de foule et de bruit, car je sortais de plus de 400 jours d’isolement pur. Je ne voulais qu’une seule chose, c’était retrouver une « normalité ». J’ai mis du temps à comprendre ce qui s’était passé du côté du « monde libre ». C’était un choc frontal. Et surtout, j’ai mis du temps à accepter que les choses étaient différentes, que mes proches avaient changé en mon absence, que moi aussi j’étais différent.
Quel impact a eu la mobilisation d’Amnesty International ?
Dans mon cas spécifique, ça m’a aidé. Énormément. L’une des raisons qui me semble évidente est que, lorsqu’on subit une injustice, dans ses tripes, dans sa chair, cela nous aide quand d’autres la dénoncent et la combattent… Sinon, cette injustice est double.
Amnesty n’a pas forcément les moyens de soutenir tout le monde, pourtant elle a choisi de soutenir mon cas. Cela a été un multiplicateur d’impacts et a donné une légitimité à l’appel de mon entourage pour ma libération. Ça signifie beaucoup pour ma famille et mon comité de soutien qu’une organisation comme Amnesty ait été à leurs côtés. Même s’ils/elles n’étaient pas seul·e·s comme moi dans une cellule, ils/elles étaient parfois seul·e·s dans leur combat. La mobilisation permet de casser cette solitude, de renforcer les solidarités. De manière individuelle, toute personne qui s’est mobilisée – autour de mes proches et aux côtés d’Amnesty – a contribué à un mouvement qui a largement dépassé les frontières. Cette solidarité a trouvé écho jusqu’en Iran, au sein de ma prison. C’est important que les gens le sachent. On ressent comme une délivrance lorsque l’on sait que cette injustice, que l’on vit seul, est d’une certaine manière partagée, et pas que par ses proches. Ça ne change pas la situation, mais on sent que ça embête les ravisseurs. La mobilisation d’organisations comme Amnesty gêne leurs plans, ils ne peuvent plus faire leurs tristes marchandages dans l’ombre. La mobilisation permet de rééquilibrer un peu la balance en faveur de la victime.
Ce que je n’ai pas encore complètement résolu, c’est comment je peux rendre et remercier toutes les personnes qui se sont mobilisées. Je suis reconnaissant d’avoir pu bénéficier de ce beau mouvement sincère et généreux. Alors, depuis mon retour, je m’efforce à continuer mon engagement pour les détenu·e·s qui y sont encore, en faveur de celles et ceux que j’ai croisé·e·s dans mes derniers mois de détention.
C’est important de soutenir publiquement les personnes encore détenues ?
Depuis mon retour, dans la mesure de mon énergie, c’est surtout de manière privée que j’essaie d’être présent auprès des familles des personnes encore détenues ; notamment celles du Suédois Johan Floderus et du Français Louis Arnaud. Je sais à quel point ça a été très dur pour ma famille de ne pas savoir où j’étais. Pendant plus d’un an, le gouvernement iranien n’a pas daigné communiquer l’endroit de ma détention, ni aux autorités belges ni à mes proches. Ils font disparaître les gens. À chaque déplacement, j’avais systématiquement un bandeau sur les yeux ; la seule pièce que j’ai vue était ma cellule, dans un sous-sol. J’ai vécu dans l’effroi de savoir mes proches angoissé·e·s.
Quelles autres ressources avez-vous mobilisé pour tenir ? Les souvenirs. J’essayais de retrouver des moments qui m’avaient plu, des gens, des lectures, des musiques. Quand on est privé de tout contact extérieur et qu’on survit plus de 400 jours seul dans quatre murs sans fenêtres, on se raccroche à ça. Je m’imaginais chercheur d’or avec comme seul objet de travail ma mémoire. J’ai labouré mon cerveau en long et large ; j’y récoltais des souvenirs apaisants que j’appelais mes pépites. C’est, je pense, ce que Milan Kundera appelait la mémoire poétique. Elle m’a sauvée.
Créer de beaux souvenirs me paraît maintenant encore plus essentiel. Apprécier ce qu’on a autour de nous, les belles choses. Une citation d’Albert Camus m’a accompagné là-bas : « il y a la beauté et il y a les humiliés. Quelles que soient les difficultés de l’entreprise, je voudrais ne jamais être infidèle ni à l’une ni aux autres. » C’est important d’avoir les deux, parce que, si on ne prend pas suffisamment le temps de voir la beauté, on n’a pas la force pour le combat. Je pense fondamentalement que se battre pour des causes est un plus dans une vie. Se battre pour que davantage de personnes aient accès à ces belles choses, qui peuvent être aussi fondamentales que la liberté. Les personnes injustement détenues ne recherchent rien d’autre que la beauté de la liberté. On la savoure aussi différemment quand on revient de situations pareilles.
Est-ce que l’action humanitaire veut toujours dire quelque chose pour vous ?
Oui, et les droits humains aussi. Je dirai même plus que jamais. Je savais que je n’avais rien fait de répréhensible et que je n’avais rien à voir dans le conflit juridique qui opposait la Belgique à l’Iran. La torture qu’ils m’ont fait endurer, c’est celle qu’ils voulaient faire subir à l’État belge.
Les humanitaires doivent être davantage protégé·e·s et soutenu·e·s après des incidents de ce type. C’est un combat que je porte désormais avec le projet Protect Humanitarians (protecthumanitarians.org, ndlr), avec la Fondation Roi Baudouin. L’objectif est de promouvoir la protection des acteur·rice·s de l’aide humanitaire, surtout au niveau local et de les soutenir avec de l’aide concrète après un incident critique (soutien médical, psychologique, juridique, etc.).
Le bilan de l’année dernière en ce qui concerne les victimes dans notre secteur d’activité se révèle très lourd : près de 500 humanitaires ont été tué·e·s, blessé·e·s ou kidnappé·e·s. C’est malheureusement un record avec le conflit au Proche-Orient, mais aussi au Sud Soudan, en Ukraine, au Mali.
Quand j’étais étudiant, j’allais signer des pétitions au kot Amnesty. J’en ai signé beaucoup d’autres par la suite. J’étais très loin de m’imaginer qu’un jour, j’allais me retrouver de l’autre côté, objet d’une campagne. J’étais proche des combats Amnesty ; je le suis encore plus maintenant. C’est dans ce sens-là que j’essaie de me remobiliser, avec l’énergie que j’ai. Engagé, oui. Mobilisé, oui. Toujours.
Photos : © Amnesty International/Pauline Arnould