2001, une année marquante

INTRODUCTION
2001, UNE ANNÉE MARQUANTE

« Comme à chaque fois que des personnes sont victimes de crimes violents ou d’autres atteintes à leurs droits fondamentaux, les souffrances des victimes, des rescapés et des proches endeuillés exigent compassion et justice […] Nous vous prions instamment de veiller à ce que votre gouvernement, plutôt que de chercher vengeance, prenne toutes les précautions nécessaires en matière de droits humains, afin d’obtenir justice pour les victimes de ce crime épouvantable. »
Courrier d’Irene Khan, secrétaire générale d’Amnesty International, adressé au président américain George W. Bush le 21 septembre 2001.

Les images des attentats du 11 septembre 2001 sur New York, Washington et la Pennsylvanie ont fait le tour de la planète, laissant le monde incrédule et en état de choc. Au moins 3 000 personnes originaires de plus de 60 pays y ont trouvé la mort. Amnesty International s’est associée à d’innombrables voix pour condamner les attentats et offrir ses condoléances aux proches des victimes.
Et puis, à mesure que l’on s’efforçait de comprendre, sont venues les questions : pourquoi ces attentats ? Qui en étaient les instigateurs ? Comment réagir ?
Bientôt, le président Bush et son administration désignèrent Oussama Ben Laden et le réseau Al Qaida (La Base) comme les principaux organisateurs de ces événements, et l’attention du monde entier se tourna vers l’Afghanistan, supposé abriter Oussama Ben Laden et sa base.
Amnesty International appela les États à traduire en justice les responsables des attentats du 11 septembre et à garantir qu’ils seraient jugés dans le respect des normes internationales relatives aux droits humains et n’encourraient pas la peine de mort. Elle leur demanda également de ratifier le Statut de Rome portant création de la Cour pénale internationale, et de promouvoir les dispositifs judiciaires internationaux.
Le 7 octobre 2001, dans le cadre de la « guerre au terrorisme » déclarée par le président Bush, les États-Unis et leurs alliés de la coalition déclenchèrent une campagne de bombardements intensifs sur l’Afghanistan. À la fin de l’année, un nombre encore inconnu de civils afghans avaient été blessés ou tués, et leurs maisons et leurs biens détruits, dans des circonstances qui ont conduit Amnesty International à réclamer des enquêtes auprès des autorités compétentes afin de déterminer s’il y avait eu violation du droit international humanitaire.
Amnesty International a exhorté les États à garantir que le recours à la force n’aggraverait pas les violations déjà infligées à la population afghane, et que chaque intervention militaire serait menée dans le strict respect du droit international humanitaire. Dans le même temps, l’organisation n’a pas cessé de demander aux factions afghanes de respecter les droits humains et aux autres gouvernements d’user de leur influence à cette fin. Elle a aussi insisté auprès des gouvernements pour qu’ils n’envoient pas en Afghanistan d’armes susceptibles de servir à commettre des atteintes aux droits fondamentaux et elle a réclamé un moratoire sur le recours aux bombes à fragmentation. Par ailleurs, Amnesty International s’est déclarée préoccupée de ce que certaines opérations américaines aient pu être menées en violation du droit international humanitaire, et a demandé une enquête sur l’attaque du fort de Mazar-e-Charif par les troupes du Front uni (communément appelé Alliance du Nord), au cours de laquelle plus de 200 prisonniers (talibans ou autres) ont été tués. Des militaires américains et britanniques se trouvaient sur place pendant ces événements. Fin 2001, aucune enquête n’avait encore été ouverte.
En novembre 2001, Amnesty International lançait une campagne résolument tournée vers l’avenir et réclamant la mise en place d’un programme de protection des droits humains en Afghanistan. Dès le mois de décembre, les bombardements américains, associés à de nouvelles avancées de l’Alliance du Nord, avaient chassé les talibans du pouvoir. À Bad Godesberg (près de Bonn, en Allemagne), la création d’un gouvernement provisoire se négociait sous l’égide des Nations unies. Amnesty International a appelé la communauté internationale à garantir que toutes les discussions sur l’avenir de l’Afghanistan prendraient en compte les droits fondamentaux de la personne humaine. L’organisation a souligné à quel point il était vital d’obtenir l’assurance que ceux qui se voyaient confier le destin du pays s’engagent à protéger ces droits, et que la mise en place d’institutions et d’un régime nouveaux ne s’accompagne pas de discriminations à l’égard des femmes, ni des minorités ethniques ou religieuses.
Amnesty International a recensé de graves atteintes aux droits humains de la part de chacune des factions qui s’affrontent dans le pays depuis des décennies. Consciente que la réconciliation nationale est un impératif après des années de combat et de répression, l’organisation a néanmoins insisté sur le fait que tout futur accord politique devra faire en sorte que les responsables de ces atteintes aient à rendre compte de leurs actes. Les minorités ethniques ou religieuses doivent être particulièrement protégées contre toutes représailles et mesures discriminatoires et des dispositions doivent être prises pour combattre la discrimination à l’égard des femmes. Amnesty International a réclamé la démobilisation des enfants soldats, la protection internationale des réfugiés et un ensemble de mesures énergiques pour créer des instances de protection des droits humains. L’organisation a également demandé que tout règlement politique inclue la limitation des fournitures d’armement et la mise en place de programmes de désarmement et de déminage, dotés d’un financement et d’un appui adéquats de la communauté internationale.
Dans le monde entier, les attentats du 11 septembre furent suivis d’une vague d’agressions racistes perpétrées à cause de la seule apparence physique des victimes. En Amérique du Nord, en Europe ou ailleurs, des musulmans, des Arabes et des Sikhs furent roués de coups, poignardés ou abattus. Les mosquées furent souillées de graffitis racistes, prises d’assaut et incendiées.
Dans le monde entier, les défenseurs des droits humains appelèrent leur gouvernement à signifier clairement que les actes de représailles contre des personnes originaires du Moyen-Orient ou d’Asie, ou encore contre des musulmans ou des représentants d’autres communautés, étaient totalement inacceptables et ne seraient pas tolérés.
Vers la fin de l’année, de plus en plus de voix se sont élevées pour s’inquiéter de ce que les États prenaient des mesures draconiennes ayant pour effet de restreindre les libertés civiles et les droits fondamentaux. Par exemple, les autorités américaines ont adopté une législation autorisant le placement en détention pour une durée illimitée de ressortissants étrangers risquant l’expulsion, et la mise en place de « commissions militaires » compétentes pour juger des ressortissants étrangers mais sans offrir les garanties fondamentales d’équité des procès.
Au Royaume-Uni, le gouvernement a adopté une législation qui, dérogeant à l’article 5-1 de la Convention européenne des droits de l’homme, lui permet de détenir des ressortissants étrangers sans inculpation ni jugement pour une durée illimitée.
Au Zimbabwe, des opposants politiques et les auteurs d’articles critiques à l’égard du régime et de son bilan en matière de droits humains ont été accusés de soutenir le « terrorisme ». Fin 2001, le gouvernement du Zimbabwe poursuivait la mise en place d’une législation qui instaurait un nouveau crime de « terrorisme », passible de la peine de mort, qui punissait de peines d’emprisonnement les actes non violents de désobéissance civile, les critiques contre le président et les atteintes à l’ordre public, et criminalisait les activités journalistiques non autorisées par l’État. L’Inde a promulgué une nouvelle ordonnance donnant à la police de larges pouvoirs en matière d’arrestation et autorisant la détention des suspects politiques pendant six mois sans inculpation ni jugement. Amnesty International a souligné que ces mesures, et celles prises dans le même esprit par plusieurs gouvernements, risquaient de priver de leurs droits fondamentaux les populations les plus vulnérables.
« Le monde n’a pas besoin d’une "guerre contre le terrorisme" mais d’une culture de la paix fondée sur le respect des droits humains et de la justice pour tous. »
Irene Khan, secrétaire générale d’Amnesty International

Il appartient aux États de prendre les dispositions nécessaires pour protéger leurs citoyens et empêcher de futurs attentats. Amnesty International et d’autres organisations de défense des droits humains n’en insistent pas moins sur le fait qu’en matière de sécurité, les gouvernements ont aussi le devoir d’assurer le respect absolu des normes internationales de protection de ces droits humains. Ils doivent garantir que les membres des minorités ethniques, religieuses ou autres, ne sont victimes d’aucune exaction. Le principe de non-discrimination pour des raisons de race, de couleur de peau, d’origine ethnique, de sexe, de langue, de religion ou d’origine sociale, qui se retrouve dans presque tous les traités internationaux relatifs aux droits humains, constitue le fondement même du droit international.
Il était à craindre que les discussions intergouvernementales sur les migrations et le droit d’asile soient davantage axées sur des mesures restrictives visant à lutter contre le « terrorisme » que sur la protection des réfugiés. Amnesty International insiste sur le fait que toutes les personnes souhaitant obtenir l’asile dans un pays doivent se voir accorder le droit d’entrée afin que leur demande puisse être examinée sur une base individuelle, dans le respect d’une procédure équitable et satisfaisante, comme le prévoit le droit international des réfugiés. Nul ne doit se voir privé de ce droit au motif qu’il ou elle appartient à une population perçue comme une menace potentielle.
(Pour une analyse approfondie des défis que doivent relever les défenseurs des droits humains au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, et la réaction d’Amnesty International, voir l’Avant-propos d’Irene Khan.)

« Il ne sert à rien de se plaindre qu’un nombre considérable de gens passent d’un point à l’autre du globe tant qu’on n’est pas prêt à donner l’argent nécessaire pour résoudre les problèmes des régions d’origine des réfugiés. »
Ruud Lubbers, Haut-Commissaire des Nations unies pour les réfugiés, interview pour l’émission de la BBC The World This Weekend, in The Guardian, 3 septembre 2001

Les réfugiés
Peu avant les attentats du 11 septembre, les médias s’étaient fait l’écho des épreuves endurées par un groupe de quelque 430 personnes en quête d’asile, afghans pour la plupart, bloqués sur un navire au large des côtes australiennes. Embarqués sur un ferry qui avait fait naufrage le 26 août, ils avaient été secourus par l’équipage d’un cargo norvégien, le Tampa. Les gouvernements australien et indonésien leur refusant l’autorisation de débarquer, les passagers, parmi lesquels se trouvaient 43 enfants, restèrent prisonniers en haute mer plus de trois semaines, d’abord sur le Tampa puis sur un navire de la marine australienne. Les 433 personnes en quête d’asile passèrent notamment plus de huit jours à bord du Tampa alors que la licence du navire prévoit un équipage de 50 personnes au maximum , sous des bâches ou dans des conteneurs vides. Les autorités australiennes ordonnèrent alors au navire de quitter leurs eaux territoriales.
Tandis que les démarches se poursuivaient pour obtenir que les naufragés soient libérés de leur détention en mer et amenés en Australie, ils furent transférés sur un navire de transport de troupes australien, le Mannora. La plupart d’entre eux furent débarqués à Nauru, une île minuscule et pauvre, où leurs requêtes devaient être examinées ; les autres furent conduits en Nouvelle-Zélande. À Nauru, les demandeurs d’asile furent logés dans des abris étouffants, en bois et tôle ondulée, construits à la hâte par l’armée australienne sur un terrain de sport à l’abandon. Ils étaient encore là à la fin de l’année, entre les sommets calcaires et les mines de phosphate, sous la surveillance d’un service de sécurité privé. Après avoir survécu à un voyage atroce, ils se trouvaient confrontés à un avenir incertain. Et tandis qu’ils attendaient de connaître le sort réservé à leurs demandes, le récit de leurs épreuves conduisait à s’interroger : le monde avait-il changé pour eux, après les attentats du 11 septembre, alors que le monde entier avait pris conscience du triste sort de l’Afghanistan ?
Il semble que 20 des personnes bloquées sur le Tampa étaient originaires d’Ejan, un village des gorges de Salang, au nord-est de l’Afghanistan, où les conditions de vie s’étaient dégradées au point qu’il ne restait que 50 familles dans un village qui en abritait auparavant 500. Des millions de gens ont cherché à fuir un pays qui offre à ses habitants une espérance de vie de 45 ans, où un enfant sur deux est en état de dénutrition, et où un sur quatre meurt avant l’âge de cinq ans. Près de 150 000 Afghans ont demandé asile aux pays d’Europe de l’Ouest au cours des dix dernières années. Une écrasante majorité de réfugiés afghans, soit plus de trois millions de gens, sont partis vivre au Pakistan et en Iran.
Qu’ont-ils pu ressentir, les demandeurs d’asile du Tampa, en apprenant le sort de 400 autres candidats à l’exil, pour la plupart irakiens, embarqués sur un bateau qui faisait route vers l’Australie ? Le navire a fait naufrage le 22 octobre. Plus de 350 passagers se seraient noyés.
Pendant toute l’année 2001, les droits des réfugiés et demandeurs d’asile ont été au centre d’importants débats internationaux. Amnesty International a constaté avec une vive inquiétude que les politiques en matière d’asile privilégiaient toujours davantage les moyens d’empêcher les gens d’entrer, au lieu de chercher à mettre en place une protection efficace des personnes fuyant la guerre, les soulèvements intérieurs et les atteintes graves à leurs droits fondamentaux.
Trop souvent, le débat a dégénéré en diatribes démagogiques, diabolisant et déshumanisant certaines des populations les plus vulnérables du monde. Dans nombre de pays industrialisés, les demandeurs d’asile se sont fait traiter de « simulateurs », de « resquilleurs », de « profiteurs ». Leurs souffrances disparaissaient sous les gros titres parlant de « vagues » ou de « déferlement » d’immigrants. Plutôt que de s’interroger sur ce qui provoquait les mouvements de populations à travers le monde, gouvernements et hommes politiques ont eu recours à un discours musclé, privilégiant le « tout répressif ». Les autorités, en collusion avec une certaine presse habile à déformer et à manipuler l’information, se sont appliquées à entretenir la peur et s’en sont prises à leurs opposants, accusés de « faiblesse » vis-à-vis des réfugiés.
Pourtant, le calvaire des passagers du Tampa doit faire réfléchir : faut-il être désespéré pour se lancer dans une telle expédition, avec les dangers que cela comporte, plutôt que de rester chez soi.
L’année 2001 a marqué le cinquantième anniversaire de la Convention des Nations unies relative au statut des réfugiés. Depuis 1951, 141 États ont adhéré à la Convention ou au Protocole de 1967 qui la complète. Pourtant, pour nombre d’entre eux, l’engagement qu’ils avaient pris d’honorer les droits et protections figurant dans la Convention est resté purement théorique. Amnesty International a appelé tous les États parties à renouveler leur total engagement à l’égard de la Convention de 1951, invitant les autres à adhérer à la Convention et à son Protocole.
L’un des principes essentiels énoncés par la Convention pierre angulaire de la protection internationale des réfugiés est que nul ne peut être extradé ou refoulé vers un pays où il risquerait de voir ses droits fondamentaux gravement violés. Pourtant, les États continuent de renvoyer des gens dans des pays où ils peuvent être emprisonnés, torturés, voire exécutés.
Depuis quelques années, les politiques mises en place ont, de fait, empêché les personnes fuyant les persécutions de se retrouver en sécurité et d’obtenir les protections auxquelles elles ont droit. Les gouvernements ont cherché à limiter les entrées sur leurs territoires ; ils ont assorti l’exercice du droit d’asile de critères extrêmement stricts et condamné à de fortes amendes les compagnies de transport qui permettaient aux gens de voyager sans tous les papiers requis. Bref, la protection des réfugiés a été reléguée au dernier rang de leurs priorités, loin derrière le souci de les maintenir à l’écart de leurs frontières.
Début 2001, on estimait à 17 millions le nombre de réfugiés et demandeurs d’asile du monde entier. Une écrasante majorité d’entre eux plus de 70 p. cent vivent dans des pays du Sud, souvent les plus pauvres de la planète, loin des caméras des médias internationaux.
Au Moyen-Orient, aucune solution durable n’a été trouvée pour soulager le sort de plus de 3 700 000 Palestiniens et d’une centaine de milliers de Sahraouis. L’Iran a continué d’héberger une des plus importantes populations de réfugiés du monde, dont plus de 1 482 000 Afghans et quelque 386 000 Irakiens.
Quant aux chiffres relatifs à l’Afrique, ils donnent le vertige. En République démocratique du Congo, où les combats auraient fait quelque deux millions et demi de morts depuis 1998, tout revers militaire des factions en présence s’est systématiquement accompagné de représailles contre les populations civiles. Fin 2001, deux millions de civils avaient fait l’objet de déplacements forcés. Dépourvus de tout moyen d’existence, loin des zones d’intervention des organisations humanitaires, beaucoup étaient menacés de famine. Des milliers d’autres avaient fui dans les pays voisins. La guerre continuait de faire rage au Burundi, coûtant la vie à des centaines de civils non armés. Toutes les parties au conflit continuaient de montrer le mépris le plus complet pour les droits de la personne humaine. Des centaines de milliers de personnes étaient victimes de déplacements forcés tandis que des milliers d’autres fuyaient le pays. Au Soudan, la guerre civile qui a fait environ deux millions de morts depuis 1983, s’est assortie de violations massives des droits humains enlèvements, viols et meurtres délibérés. Fin 2001, on estimait à 4 millions et demi le nombre de personnes déplacées à l’intérieur du pays, et à 500 000 le nombre de celles qui auraient cherché refuge à l’étranger.
Des habitants de Sierra Leone, fuyant les combats et leur sinistre cortège d’enlèvements, de viols, de massacres et d’amputations, ont cherché refuge en Guinée où l’on comptait, au milieu de l’année 2000, quelque 500 000 ressortissants de Sierra Leone et du Liberia, parfois installés depuis plusieurs années. Alors même que la Guinée est l’un des pays les moins développés du monde, son gouvernement avait accepté d’accueillir ces réfugiés. Et si des tensions et des violences avaient marqué la décennie précédente, la Guinée représentait un pays relativement sûr et conciliant, en tout cas jusqu’en septembre 2000.
En effet, le 6 septembre 2000, des membres du Revolutionary United Front (RUF, Front révolutionnaire unifié), un groupe armé de Sierra Leone responsable de graves exactions sur son territoire, auraient attaqué un village de Guinée, dans la zone frontalière proche de Conakry. Au lendemain de cette incursion, le président guinéen, Lansana Conté, a prononcé un discours radiodiffusé, appelant la population guinéenne à défendre le pays et à repousser les envahisseurs. Accusant les réfugiés de prêter aide et assistance aux assaillants, le chef de l’État a soutenu que les réfugiés devaient être confinés dans des camps et retourner chez eux. Ce discours a été largement perçu comme un tournant politique décisif, mais il a surtout été interprété comme une autorisation implicite donnée à l’armée et à la population guinéenne de s’en prendre aux réfugiés installés sur leur territoire. Regroupés et arrêtés, les réfugiés ont bientôt été harcelés et agressés. Réfugiés et villageois guinéens ont été contraints de fuir de camp en camp et de village en village, tentant désespérément d’éviter les combats. D’innombrables réfugiés ont été enlevés ou tués par des rebelles ; d’autres ont « disparu » après avoir été interpellés par des soldats guinéens. Des membres du RUF ont multiplié les incursions en Guinée, enlevant, violant et massacrant hommes, femmes et enfants. Au cours de l’année 2001, quelque 300 000 Guinéens ont été contraints de s’enfuir de chez eux.
Au mois d’avril, Amnesty International a demandé à la communauté internationale de prendre sous sa protection les centaines de milliers de réfugiés de Sierra Leone et du Libéria, ainsi que les civils guinéens pris dans les combats qui sévissaient en Guinée. L’organisation souhaitait attirer l’attention du monde entier sur l’urgente nécessité d’assurer une protection et une assistance adéquates aux réfugiés et aux populations guinéennes déplacées. Il est du devoir de la communauté internationale de garantir aux agences de l’ONU, aux organisations d’aide et au gouvernement guinéen les ressources nécessaires pour fournir l’assistance requise.
On ne saurait illustrer de façon plus claire le lien entre l’exode de réfugiés et l’absence de protection des droits fondamentaux. Tandis que les régimes de la plupart des pays industrialisés multipliaient les déclarations visant à instaurer des barrières toujours plus hautes contre les réfugiés, Amnesty International insistait sur la nécessité de s’attaquer aux causes, peur et misère conjuguées, qui poussent les gens à s’enfuir, en montrant comment l’inertie dans ce domaine condamne des millions de gens à des souffrances et à un désespoir toujours plus insupportables.
L’Intifada
Le mois de septembre 2001 a marqué le premier anniversaire de l’Intifada (soulèvement) d’al Aqsa, et l’intensification de la tragédie qui caractérise la situation des droits fondamentaux en Israël et dans les Territoires occupés.
En quinze mois, jusqu’à la fin du mois de décembre 2001, les forces de sécurité israéliennes ont abattu plus de 750 Palestiniens, en toute illégalité dans la grande majorité des cas et alors qu’aucune vie n’était menacée. De l’autre côté, plus de 220 Israéliens, dont 166 civils, ont été tués par des Palestiniens membres de groupes armés ou agissant à titre individuel. De nombreux enfants figuraient parmi les victimes : plus de 160 Palestiniens et 36 Israéliens. Plus de 18 000 autres personnes ont été blessées, dont beaucoup sont mutilées à vie.
Les autorités israéliennes ont continué de riposter aux meurtres de civils et à l’Intifada en ouvrant le feu sur des Palestiniens, blessant et tuant un certain nombre d’entre eux lors de manifestations et aux points de contrôle des frontières, et pilonnant les quartiers d’habitation et les postes de police. Les Forces de défense d’Israël ont ouvertement et délibérément mené une politique d’exécutions extrajudiciaires contre des Palestiniens soupçonnés d’avoir organisé ou commis des attentats ; plus de quarante Palestiniens ont ainsi été assassinés au cours d’incursions qui ont également coûté la vie à une vingtaine de personnes présentes sur les lieux, dont des enfants. Aucune véritable enquête n’a été ouverte sur ces morts dans les Territoires occupés et les deux camps ont continué de se rejeter mutuellement la responsabilité des événements.
Ripostant aux attaques lancées contre des implantations juives, les forces israéliennes ont pilonné les villes palestiniennes et coupé du monde presque chaque ville et chaque village, mettant en place des postes de contrôle militaires ou érigeant des obstacles physiques murs de terre, blocs de béton ou amas de métaux. Le couvre-feu a été instauré dans des villages et des quartiers entiers, interdisant aux habitants de sortir de chez eux ou d’aller travailler pendant des jours, des semaines, voire des mois. Au nom de la sécurité, des centaines de maisons palestiniennes ont été détruites et il a été interdit aux Palestiniens d’emprunter certaines routes des Territoires occupés.
Les exactions se sont multipliées. Les groupes armés palestiniens ont ouvert le feu sur des voitures immatriculées en Israël circulant dans les Territoires occupés et fait exploser des bombes dans les lieux publics (centres commerciaux ou restaurants), visant délibérément des civils. Les colons israéliens ont agressé et tué des Palestiniens dans une impunité quasi totale.
Depuis 1993, date de la signature des accords d’Oslo marquant le début du processus de paix, Amnesty International n’a cessé de souligner la nécessité de fonder les négociations sur les droits de la personne humaine inscrits dans les textes internationaux. L’organisation a dit et redit que, de son point de vue, l’un des défauts majeurs du processus est qu’il ne garantissait pas le respect et la protection de ces droits. Plus clairement que jamais, les événements de 2001 ont montré que si les droits humains sont sacrifiés au nom de la recherche de la paix et de la sécurité, il n’y a ni paix ni sécurité. Le non-respect des droits fondamentaux alimente la haine et perpétue la violence. Insistant pour que ces droits soient au cœur des négociations de paix, Amnesty International a réclamé l’envoi dans les Territoires occupés d’observateurs internationaux dotés d’un mandat officiel, ferme et transparent, qui surveilleraient sur le terrain le respect des droits humains et du droit humanitaire.

La campagne mondiale contre la torture
Tout en cherchant la réaction la plus adaptée aux crises qui ont dominé l’année 2001 Amnesty International s’est aussi efforcée de rester fidèle à son engagement : lutter contre les atteintes aux droits humains perpétrées de façon chronique et répétée dans des pays qui, loin des feux de l’actualité, échappent à l’attention de la communauté internationale. Dans le monde entier, les membres de l’organisation ont consacré une grande part de leur énergie à la campagne Pour un monde sans torture, lancée en octobre 2000 et poursuivie pendant toute l’année 2001.
Un des points forts de la campagne a été la mise en évidence du rapport qui existe entre les mauvais traitements, la torture et la discrimination fondée sur l’identité des victimes. En mars 2001, à l’occasion de la Journée internationale des femmes, Amnesty International a publié un rapport intitulé Torture. Ces femmes que l’on détruit. Ce document montre que les sévices exercés sur les femmes sont parfois le fait d’agents de l’État militaires, policiers ou gardiens de prison. Il arrive aussi que les coupables appartiennent à des groupes armés en lutte avec le régime. Mais dans la plupart des cas, les violences sexuelles, physiques et mentales infligées aux femmes sont commises par des gens qu’elles connaissent.
Ces violences se nourrissent des politiques discriminatoires et les renforcent à leur tour. Le fait qu’un État ne puisse garantir aux femmes des possibilités égales en termes d’éducation, d’habitat, d’alimentation, d’emploi et d’accès aux responsabilités politiques le rend responsable des violences commises à leur égard. Il est essentiel que les femmes se fassent entendre à tous les échelons du gouvernement pour contribuer à des politiques qui combattent la violence et la discrimination.
Les femmes pauvres et socialement marginalisées sont les plus exposées aux mauvais traitements et à la torture. Bien souvent, les politiques et pratiques sexistes et racistes se surajoutent aux violences qu’elles subissent, aggravant par là même leur vulnérabilité. Les normes sociales et culturelles qui privent les femmes de droits égaux à ceux des hommes les rendent plus vulnérables aux violences physiques, sexuelles et mentales. Le fil conducteur est toujours le même : la discrimination à l’égard des femmes, la négation de leurs droits fondamentaux uniquementparce qu’elles sont des femmes.
Les États sont tenus de garantir que nul ne sera victime de mauvais traitements ni d’actes de torture, qu’ils soient le fait d’agents de l’État ou de personnes privées. Et pourtant, dans le monde entier, les autorités permettent que soient commis dans la plus totale impunité des brutalités, des viols et d’autres actes de torture. Le rapport d’Amnesty International propose un plan d’action contre les sévices infligés aux femmes, un plan fondé sur l’idée que les circonstances, méthodes, causes et conséquences de ces tortures sont indiscutablement fonction du sexe des victimes. Il s’appuie également sur les textes internationaux relatifs aux droits humains qui interdisent ces pratiques.
Les lesbiennes, les gays, les personnes bisexuelles et transsexuelles du monde entier sont en butte à des persécutions et à des violences du seul fait de ce qu’ils sont. Dans le cadre de sa campagne mondiale contre la torture, Amnesty International a cherché à mettre en lumière les violences perpétrées contre eux par des agents de l’État mais aussi par la société au sens large. Si la nature et les auteurs des violences peuvent varier, on retrouve, au cœur de toutes les formes de violences homophobes, l’ignorance et les préjugés de la société, les mesures de discrimination et de répression officielles, et l’impunité dont jouissent les responsables de tels actes.
Peu à peu, cependant, dans le monde entier, des défenseurs des droits humains ont fait entendre leur voix pour éliminer les violences homophobes et garantir l’égalité de tous en dignité et en droits. En juin 2001, Amnesty International apportait sa contribution à ce combat sous la forme d’un rapport intitulé Torture. Identité sexuelle et persécutions. Le rapport est d’abord sorti à Buenos Aires, en Argentine, avec la collaboration de la communauté homosexuelle locale. Au moment de la parution, Amnesty International a réitéré ses appels aux autorités roumaines, leur demandant d’abroger une loi discriminatoire à l’égard de l’orientation sexuelle, législation qui avait entraîné l’incarcération de prisonniers d’opinion. Au mois de juin, le gouvernement roumain a promulgué une ordonnance extraordinaire qui abolissait l’article 200 du Code pénal. Outre l’interdiction d’actes homosexuels entre adultes consentants « si les faits se sont déroulés en public ou ont causé un scandale public », ce texte rendait passible de peines allant de un à cinq ans d’emprisonnement toute personne ayant « incité, par la séduction ou par tout autre moyen, une autre personne à avoir avec elle des relations homosexuelles, formé des associations de propagande ou fait, sous quelque forme que ce soit, du prosélytisme à cette fin  ».
L’un des principaux objectifs de la campagne mondiale contre la torture était l’adoption, en Europe, d’un texte visant à prévenir les actes de torture. En avril 2001, l’Union européenne adopta les Orientations pour la politique de l’Union européenne à l’égard des pays tiers en ce qui concerne la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Ces Orientations constituent un progrès important dans la politique des droits humains de l’Union, car elles lui fournissent le moyen concret de prouver son opposition aux actes de torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.
Les membres d’Amnesty International ont aussi multiplié les actions incitant les États à ratifier sans réserve la Convention des Nations unies contre la torture. En 2001, le Lésotho, le Nigéria, Saint-Vincent-et-les-Grenadines et la Sierra Leone sont devenus parties à la Convention.

Les transferts militaires, de sécurité ou de police
La campagne mondiale contre la torture soulignait aussi la nécessité d’empêcher que les auteurs d’exactions reçoivent, partout dans le monde, la formation et le matériel de « sécurité » susceptibles de faciliter les actes de torture. Dans de nombreux pays, les tortionnaires comptent sur les États et les entreprises pour leur fournir l’équipement et la formation dans le domaine de la sécurité. Certains gouvernements autorisent directement ce commerce de la torture. D’autres préfèrent fermer les yeux. Très peu ont montré la volonté politique de mettre un terme à un trafic dont les profits se nourrissent des souffrances d’innombrables victimes de torture. En février 2001, Amnesty International a fait paraître un rapport intitulé Torture. Pour en finir avec le commerce de la souffrance. Ce document comporte des informations inédites montrant que le nombre d’entreprises connues pour fabriquer ou commercialiser des instruments à électrochocs est passé de 30 dans les années 80 à plus de 130 en 2000. Depuis 1990, ces dispositifs ont servi à maltraiter ou torturer des personnes emprisonnées, retenues dans des centres de détention ou des postes de police, dans au moins 76 pays, toutes régions du monde confondues. La dernière génération d’armes paralysantes envoie des décharges électriques à haute tension qui provoquent une douleur intense sans laisser de marques permanentes sur le corps ; c’est pourquoi elles sont devenues les outils de prédilection de nombreux tortionnaires.
Amnesty International a appelé les gouvernements à prendre des mesures pour éradiquer la torture, à suspendre l’usage et l’exportation des matériels de sécurité qui envoient des électrochocs et à adopter des lignes directrices strictes sur les transferts d’équipements susceptibles d’être utilisés pour infliger des mauvais traitements ou des tortures.
En juillet 2001, pour la première fois dans l’histoire, s’est tenue à New York la Conférence des Nations unies sur le commerce illicite des armes légères. On estime que chaque année, 500 000 personnes en moyenne ­ pour la plupart des civils non armés ­ sont tuées par des armes de petit calibre, sans compter les personnes blessées ou laissées dans le dénuement le plus complet. En dépit de ce tribut accablant, le nombre d’usines fabriquant ce type d’armes n’a cessé d’augmenter dans des pays où n’existe aucun contrôle réel sur ce genre de production et de commerce. Amnesty International s’est jointe à d’autres organisations non gouvernementales (ONG) pour réclamer un plan d’action qui améliore vraiment la situation des victimes de la répression dans les pays ravagés par la guerre. Il s’agirait, entre autres, de mettre en place une convention internationale relative au contrôle des exportations d’armes qui ait valeur contraignante, ainsi qu’une autre convention réglementant le monde obscur des courtiers et trafiquants d’armes. Malheureusement, des pressions exercées notamment par les États-Unis, la Chine et la Russie ont conduit la Conférence à retenir un programme d’action moins ambitieux, centré sur des mesures comme le marquage et la traçabilité des armes ­dispositions qui, à elles seules, n’ont que peu d’utilité. Amnesty International a continué de souligner qu’en vertu du droit international, aucun gouvernement ne doit autoriser le transfert d’armes légères ou de petit calibre vers un pays où il existe un risque évident que ces armes soient utilisées par leurs destinataires présumés pour commettre des atteintes flagrantes aux doits humains, des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité.

Le racisme : un problème planétaire
Amnesty International a recensé et dénoncé dans le monde entier des violations des droits humains à caractère raciste. Dans Racisme. Les dérives de la justice, un rapport publié en juillet 2001, l’organisation expose une partie du travail qu’elle a mené ces dernières années dans ce domaine, et présente des recommandations pour aider les États à honorer leurs obligations internationales et à mettre en œuvre les mesures nécessaires pour faire disparaître la discrimination raciale.
Le racisme est un fléau qui peut conduire à d’immenses tragédies. Au cours de l’année 1994, le monde a vu avec horreur près d’un million de personnes ­ des Tutsi pour la plupart ­ se faire massacrer au Rwanda en treize semaines. Mais les atteintes aux droits humains découlant en tout ou partie d’une conception raciste du fonctionnement de la justice font rarement les gros titres des journaux, alors que chaque année, leurs conséquences dévastatrices brisent des millions de vies. En Inde, par exemple, quelque 160 millions de dalits (anciennement appelés « intouchables ») continuent d’être victimes de violences liées à leur caste d’origine, du fait des autorités ou de la société. Un grand nombre de ces violences ne donnent lieu à aucune enquête. Dans le monde entier, on estime que 300 millions de personnes appartenant aux populations autochtones font l’objet de discriminations quotidiennes et systématiques, et que nombre d’entre elles sont victimes d’atteintes à leurs droits fondamentaux. Leur vulnérabilité est d’autant plus grande qu’elles ne reçoivent aucune protection de la part des États.
À des degrés divers et sous des formes variées, le racisme infecte pratiquement tous les pays du monde. Partout, des étrangers, travailleurs migrants et demandeurs d’asile notamment, vivent dans un climat de xénophobie, parfois entretenu par les autorités et presque toujours reflété dans le fonctionnement de la justice. Il est de plus en plus fréquent de voir des demandeurs d’asile maintenus en détention pendant des mois ou des années pendant que sont examinées leurs demandes de protection.
Le droit et son administration, en principe garants des valeurs que sont la justice et l’égalité, sont parmi les principales forces d’opposition au racisme et à ses conséquences. Pourtant, trop souvent encore, les systèmes judiciaires n’arrivent pas à jouer ce rôle, reproduisant au contraire les préjugés des sociétés qu’ils servent. La discrimination raciale dans le fonctionnement de la justice conduit à priver systématiquement de leurs droits fondamentaux certaines personnes du fait de la couleur de leur peau, de leur race, de leur appartenance ethnique, de leurs origines familiales ou nationales. Les recherches menées ces dernières années par Amnesty International ont montré qu’une proportion démesurée de membres de minorités nationales ou ethniques étaient victimes de harcèlement, de mauvais traitements et d’autres actes de torture, de la part des forces de police. Dans nombre de pays, ils risquent des procès inéquitables et des sentences discriminatoires qui les exposent davantage aux peines les plus cruelles, notamment la peine capitale.
Le rapport Racisme. Les dérives de la justice a été publié en même temps que s’ouvrait la troisième conférence des Nations unies sur le racisme ­ la Conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance qui y est associée ­ réunie à Durban, en Afrique du Sud, en août et septembre 2001. La Conférence a adopté un texte intitulé Déclaration et programme d’action de Durban dont la formulation avait été travaillée au cours de plusieurs réunions préparatoires, même si l’ordre de plusieurs paragraphes restait controversé à la fin de l’année.
En dépit de nombreuses difficultés, la Conférence a réussi à mettre en évidence à quel point le racisme est encore présent sur l’ensemble de la planète. Elle a aussi obligé le monde entier à inscrire à l’ordre du jour de la lutte pour les droits humains les souffrances de groupes comme les dalits, les Palestiniens, les Rom, les Tibétains, les populations indigènes, et le sort de communautés victimes de discriminations multiples, comme les réfugiés, les femmes, et les homosexuel(le)s. Amnesty International et d’autres ONG se sont engagées à poursuivre leur action afin que les États ne négligent pas leur obligation de combattre le racisme. Tous les militants de l’antiracisme doivent désormais faire en sorte que cette sensibilisation accrue se traduise par des faits qui feront concrètement changer la vie des gens.

« Après les attentats du 11 septembre, ce texte [Déclaration et programme d’action de Durban] prend d’autant plus d’importance et de pertinence par rapport à l’action qu’il nous faut mener. Il nous fait obligation de combattre les maux que représentent l’islamophobie, les sentiments anti-arabes et l’antisémitisme, de nous préoccuper des minorités, Rom, Sinti, migrants d’Europe, descendants des Africains installés en Amérique, populations indigènes, immigrés, travailleurs migrants, immigrés sans papiers, réfugiés, demandeurs d’asile… »
Mary Robinson, haut-commissaire aux droits de l’homme des Nations unies, lors d’une conférence de presse à Genève, le 25 septembre 2001
L’impunité
Depuis des années, aux côtés d’autres ONG, Amnesty International milite pour mettre un terme à l’impunité dont bénéficient les auteurs d’atteintes aux droits humains.
La campagne Pour un monde sans torture a bien montré que l’impunité ­ c’est-à-dire le fait de ne pas traduire en justice les responsables présumés d’atteintes graves aux droits humains ­ demeurait l’une des causes principales de la perpétuation de la torture. Lors de cette campagne, des recommandations ont été émises sur les façons possibles de vaincre ce phénomène. Les victimes d’actes de torture ont le droit d’obtenir justice, le droit de faire reconnaître la vérité de ce qu’elles ont souffert, et le droit d’obtenir réparation. Pourtant, comme le montre Torture. Une impunité criminelle, le rapport d’Amnesty International publié en novembre 2001, le scandale est que, loin d’être la règle, la justice reste l’exception. La plupart des tortionnaires commettent leurs crimes dans l’assurance tranquille qu’ils ne risqueront jamais d’être arrêtés, poursuivis ni condamnés.
Il semble pourtant que la tendance s’inverse, même lentement. De plus en plus de gouvernements reconnaissent à quel point il est important de faire traduire en justice les responsables présumés, sinon sur le territoire national, au moins à l’étranger.
Dans un monde idéal, il est certainement préférable de faire juger sur le territoire où ils se sont produits des faits constituant des crimes graves au regard du droit international. C’est l’un des meilleurs moyens de prouver à la société civile que justice est faite, c’est souvent le moyen le plus efficace de rassembler témoignages et éléments de preuve, c’est généralement le moyen le plus économique pour les victimes et les témoins de participer au procès. Enfin, cela permet aux suspects d’être jugés dans le système juridique et la langue qu’eux-mêmes et leurs avocats connaissent le mieux.
Mais lorsqu’il n’est pas possible de rendre justice sur les lieux mêmes des crimes, il faut trouver d’autres moyens. Le XXe siècle a inauguré la notion moderne de recours à des tribunaux pénaux internationaux ad hoc pour compléter l’action des juridictions nationales. Les premiers ont siégé après la Seconde Guerre mondiale à Nuremberg et à Tokyo ; par la suite, il en a été créé deux autres pour juger des génocides, crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis en ex-Yougoslavie depuis 1991 et au Rwanda en 1994.
En juin 2001, l’ancien président yougoslave Slobodan Milosevic était transféré au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie. C’était un premier pas vers la fin de l’impunité dont jouissent des personnalités politiques de premier plan, présumées responsables de violations massives et flagrantes du droit international pendant la guerre en ex-Yougoslavie. En résidence surveillée en Serbie depuis son arrestation, le 1er avril 2001, Slobodan Milosevic faisait l’objet d’une information judiciaire, notamment pour corruption et abus de pouvoir. Le 24 mai 1999, le Tribunal avait inculpé cet homme et quatre autres anciens responsables du régime, de crimes contre l’humanité et violations des lois et coutumes de la guerre, commis au Kosovo par des unités agissant sous leur direction, avec leur encouragement et leur soutien. Slobodan Milosevic a également été accusé de crimes contre l’humanité, de manquements graves aux Conventions de Genève et de violations des lois et coutumes de la guerre en Croatie et en Bosnie-Herzégovine ; l’acte d’accusation pour la Bosnie comportait aussi le crime de génocide.
En novembre 2000, le secrétaire général des Nations unies a proposé une variation sur le thème des tribunaux internationaux ad hoc en suggérant la création, par le Conseil de sécurité, d’un Tribunal spécial pour la Sierra Leone à composition et juridiction mixtes. Le droit applicable inclurait des textes nationaux et internationaux ; les juges, les procureurs et le personnel se composeraient de ressortissants de Sierra Leone et de représentants d’autres nationalités. Cette formule « mixte » impliquant à la fois la participation des Nations unies et de ressortissants de Sierra Leone est aussi la forme préconisée pour le Cambodge, et se retrouve également au sein de l’Administration transitoire au Timor oriental. En août 2001, le roi du Cambodge a signé une loi votée au Parlement, autorisant la mise en accusation, par une chambre composée de juges nationaux et internationaux, d’anciens leaders khmers rouges de l’ex-Kampuchéa démocratique. Les Khmers rouges ont dirigé le Cambodge entre avril 1975 et janvier 1979 et, en moins de quatre ans, des millions de Cambodgiens ont trouvé la mort, victimes de crimes contre l’humanité, d’actes de torture et d’assassinats politiques. De graves inquiétudes demeurent cependant, car le texte de loi est incomplet au regard du droit international.
Le principe de la compétence universelle permet aux États d’enquêter sur les crimes graves relevant du droit international, et de juger les personnes qui en sont soupçonnées, quels que soient la nationalité des auteurs présumés, la nationalité des victimes et le lieu du crime. Ce principe s’est exercé à plusieurs reprises au cours de ces dernières années. Par exemple, en 2001, quatre ressortissants rwandais ont été jugés et condamnés en Belgique pour des crimes de guerre commis en 1994, lors du génocide au Rwanda. Et toujours en vertu de ce principe, d’autres poursuites pénales ont été lancées contre d’anciens chefs d’État comme Augusto Pinochet (Chili) et Hissène Habré (Tchad), ou des dirigeants en exercice comme le Premier ministre israélien Ariel Sharon.
En octobre 1998, l’arrestation d’Augusto Pinochet au Royaume-Uni a fait prendre conscience à l’opinion publique, au Chili et ailleurs, qu’il était possible de vaincre l’impunité. Même si l’ancien président est rentré au Chili en mars 2000, les efforts déployés pour qu’il soit poursuivi en justice ne se sont pas interrompus pour autant. La cour d’appel de Santiago a décidé de lever son immunité parlementaire et, début 2001, Augusto Pinochet était placé en résidence surveillée en attendant de répondre devant la justice d’accusations liées à une opération militaire menée en octobre 1973. Au cours de cette opération surnommée « Caravane de la mort », 19 personnes avaient « disparu ». Fin 2001, l’ex-président faisait l’objet de 241 plaintes devant les tribunaux chiliens. Même si, en juillet 2001, la cour d’appel de Santiago a décidé de suspendre les poursuites à son encontre, au motif qu’il n’était pas en état de supporter un procès ­ décision qui a fait l’objet d’un recours ­, l’affaire Pinochet reste exemplaire pour toutes celles et tous ceux qui luttent contre l’impunité.
Un autre moyen de poursuivre les auteurs présumés de crimes graves aux termes du droit international est la création, dans un avenir proche, d’une Cour pénale internationale permanente. Siégeant à La Haye (Pays-Bas), créée en vertu d’un traité, cette Cour commencera à fonctionner lorsque 60 États auront ratifié le Statut de Rome de 1998 qui définit ses attributions. Fin décembre 2001, 48 États avaient ratifié ce texte, 139 l’avaient signé, et il était généralement admis que la Cour serait effectivement mise en place en 2002. La Cour aura compétence pour juger les actes de génocide, les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité.

La peine de mort
« L’État ne doit pas s’arroger le droit qui n’appartient qu’au Tout-Puissant ­ celui d’ôter la vie à un être humain. C’est pourquoi je peux l’affirmer : je suis contre le fait que la Russie recommence à appliquer la peine de mort. »
Vladimir Poutine, président de la Fédération de Russie, juillet 2001

L’année 2001 a été marquée par des progrès importants sur la voie de l’abolition de la peine capitale dans le monde entier. En avril, la cour d’appel de la Cour suprême des Caraïbes orientales a déclaré inconstitutionnel le caractère obligatoire (statutaire) de la peine de mort. Le juge J. Saunders a notamment tenu les propos suivants : « Lorsque la peine capitale est imposée de manière statutaire, les circonstances atténuantes ne peuvent être prises en compte d’aucune façon, alors qu’un châtiment irrévocable va être infligé. La dignité humaine est bafouée par une loi qui oblige un tribunal à imposer la mort par pendaison à toute personne reconnue coupable de meurtre, sans avoir la possibilité d’examiner les circonstances propres à l’affaire qu’il doit juger. »
En mai, le Chili a aboli la peine de mort pour les crimes de droit commun, la remplaçant par une peine d’emprisonnement à perpétuité. En juin, l’électorat irlandais a voté en faveur de la suppression de toute référence à la peine de mort dans la Constitution nationale. Toujours en juin, le premier Congrès mondial contre la peine de mort s’est tenu à Strasbourg (France). Organisé par l’ONG Ensemble contre la peine de mort et accueilli par le Conseil de l’Europe, il a rassemblé d’anciens condamnés à mort des États-Unis et du Japon, ainsi que des membres du Parlement européen, de l’Assemblée nationale française et des représentants de nombreuses ONG, dont Amnesty International. Les présidents de 15 parlements nationaux et internationaux ont signé un appel pour que soit instauré un moratoire mondial sur la peine capitale, en vue de son abolition universelle.
Aux États-Unis, cinq États ­ l’Arizona, la Caroline du Nord, le Connecticut, la Floride et le Missouri ­ ont rejoint le gouvernement fédéral et les treize autres États qui ont promulgué une loi interdisant l’imposition de la peine de mort aux attardés mentaux. Mais Rick Perry, le gouverneur du Texas ­ un État qui compte un tiers des exécutions pratiquées aux États-Unis depuis 1977 ­, a opposé son veto à un projet de loi interdisant l’exécution de détenus attardés mentaux. En 2001, un mineur a été exécuté aux États-Unis, où ont d’ailleurs eu lieu neuf des quatorze exécutions de délinquants juvéniles (c’est-à-dire âgés de moins de dix-huit ans au moment des faits) recensées dans le monde depuis début 1998. Deux autres exécutions de mineurs ont été signalées en 2001, en Iran et au Pakistan. En décembre, le général Parvez Moucharraf, chef de l’exécutif pakistanais, a annoncé que les condamnations à mort prononcées contre une centaine de mineurs seraient commuées en peines d’emprisonnement.

À la fin de l’année 2001, 74 pays et territoires avaient aboli la peine de mort pour tous les crimes. Quinze autres pays l’avaient abolie, sauf pour les crimes exceptionnels tels que les crimes commis en temps de guerre. Au moins 22 pays étaient abolitionnistes dans les faits : ils n’avaient procédé à aucune exécution depuis au moins dix ans, ils étaient considérés comme des pays qui ne procèdent pas à des exécutions, ou s’étaient engagés, devant la communauté internationale, à ne pas le faire. Quatre-vingt-quatre autres pays maintenaient la peine de mort, mais ils n’avaient pas tous prononcé de condamnation à mort ou procédé à une exécution au cours de l’année En 2001, au moins 3 048 personnes ont été exécutées dans 31 pays, et au moins 5 265 personnes ont été condamnées à mort dans 68 pays. Ces chiffres n’incluent que les cas dont Amnesty International a connaissance. Leur nombre véritable est certainement plus élevé. Dans leur immense majorité, ces exécutions sont le fait d’un très petit nombre de pays. En 2001, 90 p. cent de toutes les exécutions recensées dans le monde ont été pratiquées en Chine, en Iran, en Arabie saoudite et aux États-Unis.
 En Chine, d’après des données préliminaires, on estimait à au moins 2 468 le nombre de personnes exécutées, mais les chiffres réels étaient sans doute beaucoup plus élevés ;
 Au moins 139 exécutions ont eu lieu en Iran ;
 En Arabie saoudite, 79 exécutions ont été signalées ;
 Soixante—personnes ont été exécutées aux États-Unis.

La Chine, qui ne tient aucun compte de la tendance mondiale à l’abolition, a intensifié le recours à la peine de mort en 2001. Le nombre d’exécutions a augmenté de façon spectaculaire depuis que le gouvernement chinois a lancé la campagne Frapper fort contre la criminalité. D’avril à juillet 2001, 1 781 personnes au moins ont été exécutées ­ soit plus que le nombre total d’exécutions pratiquées dans le reste du monde au cours des trois années précédentes. Plus de 4 015 personnes ont été condamnées à mort dans l’année pour des infractions allant du détournement de fonds au crime de sang, en passant par l’escroquerie et la corruption. Les aveux de nombre de ces condamnés ont vraisemblablement été arrachés sous la torture. Beaucoup d’exécutions ont eu lieu à l’issue de condamnations publiques ayant rassemblé des foules considérables dans des stades et sur des places publiques. Les condamnés ont souvent été enchaînés, humiliés et exhibés dans les rues.

L’avenir d’Amnesty International
« Ce rêve de justice a rassemblé des militants des droits humains de tous horizons, de toutes origines, de toutes cultures et de tous styles de vie. C’est dans cette diversité culturelle que nous puisons notre force, notre inspiration et notre déterminatio n[…] Il nous faut trouver de nouveaux moyens d’édifier une solidarité internationale, pour continuer de transformer le désespoir en espoir et la compassion en action. »
Irene Khan, secrétaire générale d’Amnesty International

Le vingt-cinquième Conseil international d’Amnesty International s’est tenu à un moment où le mouvement se trouvait à un carrefour. En août 2001, des délégués de 72 pays se sont réunis à Dakar, au Sénégal, pour débattre des changements intervenus depuis quelques années sur la scène politique, économique et sociale internationale, dans la perspective des droits humains. En premier lieu, ils souhaitaient mener un examen critique approfondi des forces et des faiblesses d’Amnesty International, pour mieux préserver la capacité de l’organisation à agir de manière efficace. Les délégués ont notamment réfléchi aux moyens de mieux concrétiser, au sein d’Amnesty International, les principes d’universalité et d’indivisibilité de tous les droits humains. S’efforçant de souligner l’égale importance accordée, d’une part aux droits civils et politiques, d’autre part aux droits économiques, ils ont réfléchi à la façon de mieux intégrer les deux ensembles de droits dans le travail de l’organisation qui, jusqu’à présent, privilégiait largement la sphère civile et politique. Ce souci se traduit dans la nouvelle présentation de la mission d’Amnesty International, qui résume l’ensemble de l’action menée jusqu’à ce jour, fournit un cadre à une vision élargie de la défense des droits humains puisqu’elle englobe les droits économiques, sociaux et culturels, et assure une plus grande souplesse : « Amnesty International se donne pour mission de mener des recherches et des actions visant principalement à prévenir et faire cesser les graves atteintes aux droits à l’intégrité physique et mentale, à la liberté d’opinion et d’expression et au droit de ne pas être victime de discrimination, dans le cadre de son action visant à promouvoir tous les droits humains. » Le mouvement mondial de défense des droits humains a lui-même connu des changements considérables. En dix ans, le nombre d’ONG s’est accru de façon spectaculaire, passant de 6 000 à environ 26 000. Le développement de réseaux mondiaux d’ONG, rassemblant des ONG locales, régionales et internationales, est l’une des caractéristiques de la dernière décennie. Amnesty International, qui reste la plus importante organisation internationale de défense des droits humains, avec une base militante présente dans le monde entier, s’est efforcée de suivre la tendance en participant plus activement au travail des réseaux locaux et régionaux et en lançant des campagnes collectives.
Les délégués présents au Conseil international ont débattu des moyens d’améliorer les stratégies d’action pour qu’elles soient de la même qualité que les informations diffusées par l’organisation, et qui ont fait sa réputation. Ils ont décidé qu’à l’avenir, Amnesty International organiserait son action autour de quelques grandes campagnes thématiques centrées sur des questions fondamentales, dans l’espoir que ce dispositif aiderait les membres à faire plus facilement le lien avec les préoccupations locales, qu’il permettrait de promouvoir une stratégie d’action sur un thème mobilisateur pour l’ensemble du mouvement, et d’utiliser au mieux les compétences de celui-ci.
« En l’espace de quarante ans, Amnesty International a remporté de nombreuses victoires. Ses archives abondent en lettres d’anciens prisonniers d’opinion et de victimes de torture remerciant l’organisation d’avoir fait changer les choses. L’interdiction de la torture est aujourd’hui inscrite dans le droit international. Chaque année voit s’accroître le nombre de pays ayant renoncé à la peine de mort. Bientôt, une Cour pénale internationale sera en mesure de demander des comptes aux personnes soupçonnées d’avoir commis les crimes les plus graves à travers le monde. L’existence même de cette juridiction dissuadera certains de passer à l’acte. « Toutefois, de nombreuses tâches restent à accomplir. Même si la torture est interdite, elle est toujours pratiquée en secret, dans deux tiers des pays du monde. De trop nombreux États laissent encore leurs agents se rendre responsables d’arrestations illégales, de meurtres ou de "disparitions" en toute impunité. « Ceux qui, aujourd’hui encore, éprouvent un sentiment d’impuissance peuvent faire quelque chose : apporter leur soutien à Amnesty International. Ils peuvent aider l’organisation à défendre la liberté et la justice. »

Peter Benenson, fondateur d’Amnesty International, mai 2001

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