La crise économique est aussi une crise des droits humains

par Irene Khan, secrétaire générale d’Amnesty International

En septembre 2008, à New York, j’assistais à la réunion de haut niveau organisée par l’ONU sur les Objectifs du millénaire pour le développement, ces buts que se sont fixés les membres de la communauté internationale afin de tenter de réduire la pauvreté d’ici à 2015. L’un après l’autre, les délégués ont pris la parole et réclamé davantage de moyens financiers pour en finir avec la faim, pour réduire la mortalité des enfants en bas âge et des femmes en couches, pour que chacun ait accès à l’eau potable et à des installations sanitaires, pour que le droit des filles à l’éducation soit respecté. La vie et la dignité de milliards d’êtres humains étaient en jeu ; pourtant, on ne voyait se manifester qu’une volonté limitée de dégager l’argent qu’appelaient tous leurs discours. En quittant le siège des Nations unies, mes yeux se sont posés sur des écrans où il était question de tout autre chose, d’un événement survenu à l’autre bout de Manhattan : l’effondrement de l’une des plus grandes banques d’affaires de Wall Street. C’est vers cela qu’était vraiment tournée toute l’attention de la planète, tous ses moyens aussi. Les gouvernements de pays riches et puissants, qui disaient ne pas disposer des ressources nécessaires à la lutte contre la pauvreté, ont soudain trouvé des sommes infiniment supérieures pour voler au secours de banques à la dérive ou stimuler des secteurs de l’économie qu’on avait laissés pendant des années échapper à tout contrôle et qui, désormais, s’effondraient.
À la fin de l’année 2008, il est apparu clairement que notre monde à deux niveaux, l’un fait de privations, l’autre de consommation effrénée, où l’appauvrissement du plus grand nombre nourrissait la cupidité de quelques-uns, était en train de s’enfoncer dans un gouffre.
Il se passe la même chose avec la récession économique mondiale qu’avec le changement climatique : les riches sont responsables de la plupart des causes qui ont précipité la catastrophe, mais ce sont les pauvres qui en supportent les conséquences les plus graves. Certes, personne n’est épargné par les effets de la récession économique, mais les difficultés des pays riches sont sans commune mesure avec les crises majeures qui sont en train de s’abattre sur les plus pauvres. Qu’il s’agisse des travailleurs migrants de Chine ou des mineurs du Katanga, en République démocratique du Congo, le coup est rude pour des millions d’hommes et de femmes qui tentent désespérément de s’arracher à la misère. La Banque mondiale prévoit que 53 millions d’habitants de la planète rejoindront cette année les rangs des personnes vivant dans la pauvreté, venant s’ajouter aux 150 millions frappées l’an dernier par la crise alimentaire et réduisant ainsi à néant les progrès accomplis au cours des dix dernières années. Les chiffres de l’Organisation internationale du travail indiquent qu’entre 18 et 51 millions de travailleurs risquent de perdre leur emploi. Tandis que les prix des denrées alimentaires s’envolent, la faim et la maladie gagnent du terrain, les expulsions et les saisies se multiplient, jetant toujours plus d’êtres humains à la rue et dans la misère.
S’il est encore trop tôt pour prédire quel sera exactement l’impact sur les droits humains des excès de ces dernières années, il est d’ores et déjà clair que le coût et les conséquences de la crise économique auront de profondes répercussions dans ce domaine. Il est tout aussi évident que les gouvernements ont non seulement abdiqué devant les forces du marché, renonçant à toute réglementation économique et financière, mais aussi qu’ils ont lamentablement échoué dans leur mission de protection des droits, de la vie et des moyens de subsistance de la population.
L’insécurité, l’injustice et la perte de dignité sont aujourd’hui le lot de milliards d’êtres humains. Ce sont les droits humains qui sont en crise.
C’est une crise alimentaire, une crise de l’emploi, de l’eau salubre, de la terre et du logement, une crise caractérisée par une escalade des inégalités et de l’insécurité, de la xénophobie et du racisme, de la violence et de la répression. Une crise générale et mondiale qui nécessite des solutions au niveau planétaire, fondées sur la coopération internationale, les droits humains et l’état de droit. Malheureusement, les grandes puissances ne se soucient guère que des seules conséquences financières et économiques ressenties dans le cadre étroit de leurs frontières, sans s’occuper du désastre qui frappe le monde dans son ensemble. Lorsqu’elles envisagent une action internationale, celle-ci se limite à la sphère financière ou économique et ne rompt en rien avec les erreurs du passé.
Le monde a besoin de principes de gouvernance, de politique et d’économie d’un nouveau type – un système qui fonctionne pour tous ses habitants et pas seulement pour quelques privilégiés. Nous avons besoin, au sommet, d’une impulsion capable de faire bouger les États et de les faire renoncer à leurs propres intérêts étroits pour s’engager dans une collaboration multilatérale, afin que les solutions apportées aux problèmes n’oublient personne et soient exhaustives, durables et respectueuses des droits humains. Il faut en finir avec les alliances entre gouvernements et entreprises conclues dans la perspective d’un enrichissement financier, aux dépens des plus défavorisés. Les accords de circonstance qui permettent à des régimes répressifs de ne pas avoir à rendre de comptes n’ont plus lieu d’être.

Les multiples visages de l’inégalité

Les experts sont souvent prompts à souligner que la croissance économique a permis à des millions d’hommes et de femmes de sortir de la pauvreté. Mais ceux qui ont été oubliés sont bien plus nombreux encore, sans compter que les progrès ont été beaucoup trop fragiles (comme le montre la crise économique actuelle) et le coût en matière de droits humains trop élevé. Ces dernières années, les droits fondamentaux de la personne ont trop souvent été relégués à l’arrière-plan, tandis que le rouleau compresseur de la mondialisation et de la déréglementation passait sur la planète, lancée dans une course frénétique à la croissance. Les conséquences d’une telle attitude sont évidentes : les inégalités, la misère, les phénomènes de marginalisation et l’insécurité ne cessent de s’aggraver ; ceux et celles qui entendent protester sont réduits au silence sans vergogne et en toute impunité ; et les responsables du désastre (gouvernements, grandes entreprises et institutions financières internationales) n’ont généralement pas de comptes à rendre pour le rôle qu’ils ont joué – rôle dont, d’ailleurs, ils ne se repentent guère. Les signes d’agitation et de violence politique se multiplient, aggravant l’insécurité dont souffre déjà le monde en raison de conflits meurtriers, sans que la communauté internationale ne semble capable ou désireuse d’y mettre un terme. De fait, nous sommes assis sur une poudrière d’inégalités, d’injustice et d’insécurité qui est sur le point d’exploser.
Malgré la croissance économique soutenue qu’ont connue de nombreuses régions d’Afrique, des millions d’habitants de cette partie du monde vivent toujours au-dessous du seuil de pauvreté et peinent à satisfaire leurs besoins les plus élémentaires. L’Amérique latine est probablement la région la plus inégalitaire du globe. Dans les villes comme dans les campagnes, des populations défavorisées, notamment indigènes, n’ont accès ni aux soins de santé, ni à l’eau potable, ni à l’éducation ni à un logement décent, alors que la croissance économique de leur pays est spectaculaire. L’Inde, qui est en train de s’imposer comme l’une des grandes puissances d’Asie, n’a pas pris de mesures permettant de sortir de la misère de nombreux habitants des villes ou groupes défavorisés vivant en zone rurale. En Chine, le fossé entre le niveau de vie des travailleurs ruraux ou migrants et celui des classes urbaines aisées ne cesse de s’élargir.
La majorité de la population mondiale vit aujourd’hui en milieu urbain mais, pour plus d’un milliard de personnes, cela signifie vivre dans un bidonville. En d’autres termes, un citadin sur trois subit des conditions de logement qui ne sont pas satisfaisantes, est privé de certains des services les plus essentiels, voire de tous, est exposé en permanence à l’insécurité, à la violence et au risque d’expulsion. Soixante pour cent de la population de Nairobi, au Kenya, vit dans des quartiers d’habitat précaire, dont Kibera, le plus grand bidonville d’Afrique avec son million d’habitants. Pour citer un autre exemple, quelque 150 000 Cambodgiens sont menacés d’être expulsés de leur logement en raison de conflits fonciers, de confiscations de terres, de projets agro-industriels et d’opérations d’urbanisme.
Effet secondaire de la mondialisation, les inégalités ne se limitent toutefois pas aux habitants des pays en voie de développement. Comme le montre un rapport publié en octobre 2008 par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), dans les pays industrialisés aussi, la croissance économique a, ces dernières décennies, profité davantage aux riches qu’aux pauvres. Sur les 30 États membres de l’OCDE, les États-Unis, pays le plus riche du monde, se rangent ainsi au troisième rang des nations où les disparités de revenus entre les citoyens sont les plus grandes et où subsiste une pauvreté endémique.
Que ce soit pour les habitants des favelas de Rio de Janeiro, pour les Roms d’Europe ou pour d’autres, force est de constater que, bien souvent, la pauvreté est le fruit de politiques plus ou moins ouvertement discriminatoires qui marginalisent et excluent certaines catégories de la population, et qui sont mises en œuvre sous la houlette ou avec l’aval des gouvernements, avec la complicité d’acteurs du monde de l’entreprise et de particuliers. Ce n’est pas une coïncidence si une grande partie des pauvres de la planète sont des femmes, des migrants ou des personnes appartenant à des minorités ethniques ou religieuses. Ce n’est pas un hasard si la mortalité maternelle reste l’une des principales causes de décès, alors qu’il suffirait de mettre un peu d’argent dans des services d’urgence obstétricale pour sauver des centaines de milliers de femmes en âge de procréer.
Le sort bien souvent réservé aux communautés indigènes est significatif de la collusion entre les États et le monde des affaires, qui s’allient pour spolier certains groupes de leurs terres et de leurs ressources naturelles, les réduisant ainsi à la misère. En Bolivie, par exemple, de nombreuses familles de Guaranis de la région du Chaco vivent aujourd’hui dans des conditions décrites par la Commission interaméricaine des droits de l’homme comme relevant de l’esclavage. Au lendemain de sa visite au Brésil, en août 2008, le rapporteur spécial des Nations unies sur la situation des droits de l’homme et des libertés fondamentales des populations autochtones a critiqué la discrimination persistante qui préside à la définition de l’action gouvernementale, à la mise en œuvre des services et à l’administration de la justice, au détriment des peuples indigènes de ce pays.
L’inégalité touche même le système judiciaire. Cherchant à renforcer l’économie de marché et à favoriser les investissements du secteur privé et des entreprises étrangères, les institutions financières internationales ont apporté dans un certain nombre de pays en voie de développement des fonds destinés à la réforme juridique du secteur commercial. Mais aucune initiative comparable n’a été prise pour que les personnes démunies puissent faire valoir leurs droits et demander réparation devant les tribunaux pour les atteintes aux droits humains commises par les pouvoirs publics ou les entreprises. Selon la Commission des Nations unies pour la démarginalisation des pauvres par le droit, les deux tiers environ de la population de la planète n’ont pas véritablement accès à la justice.

Une insécurité multiforme

La récession économique est propice à un certain nombre de facteurs, dont la convergence risque de se traduire par une augmentation du nombre d’êtres humains vivant dans la pauvreté et dont les droits fondamentaux sont bafoués. D’une part, les politiques d’ajustement structurel préconisées par le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale jusqu’à la fin des années 1990 ont fini par avoir raison des filets de sécurité sociale qui avaient été mis en place, aussi bien dans les pays développés que dans les pays en voie de développement. Ces politiques avaient pour objectif de créer au sein des États des conditions favorables à une économie de libre-échange et d’ouvrir les marchés nationaux au commerce international. Elles ont encouragé le modèle d’un État aux responsabilités réduites, les gouvernements sacrifiant au marché leurs obligations en matière de droits sociaux et économiques. Non seulement les politiques d’ajustement structurel ont ainsi favorisé la libéralisation économique, mais elles ont également encouragé les dirigeants à privatiser les services publics, à déréguler les relations dans le monde du travail et à amputer les mécanismes de sécurité sociale. La facturation de frais aux usagers, préconisée par la Banque mondiale et le FMI dans des domaines comme l’enseignement ou les soins médicaux, a souvent eu pour effet de placer les services concernés hors de portée des plus pauvres. À l’heure actuelle, alors que l’économie est au bord du chaos et que le chômage est en hausse, nombreux sont les habitants de la planète qui se retrouvent privés d’une partie, voire de la totalité, de leurs revenus et, de surcroît, dépourvus d’un système d’aide sociale susceptible de leur permettre d’affronter ces temps difficiles.
On constate d’autre part que l’insécurité alimentaire au niveau mondial, malgré son extrême gravité, ne retient pas suffisamment l’attention de la communauté internationale. Selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), près d’un milliard d’êtres humains souffrent de la faim et de malnutrition. La faim dans le monde a progressé à grands pas, en raison de pénuries alimentaires qui sont le fruit de décennies de sous-investissement dans l’agriculture, de politiques commerciales encourageant le dumping et donc la ruine des agriculteurs locaux, d’un changement climatique qui se traduit notamment par un manque d’eau de plus en plus critique et une érosion accélérée des sols, d’une pression démographique croissante, d’une hausse du prix de l’énergie et de la ruée sur les biocarburants.
Dans bien des pays, la crise alimentaire est aggravée par des pratiques discriminatoires et des manipulations politiques au niveau de la distribution des denrées, par les obstacles mis à l’acheminement d’une aide humanitaire pourtant indispensable, ainsi que par l’insécurité et les conflits armés, qui interdisent ou gênent les activités agricoles et empêchent les populations d’avoir accès aux moyens nécessaires à la production ou à l’achat de nourriture. Au Zimbabwe, où cinq millions de personnes étaient dépendantes de l’aide alimentaire à la fin de l’année 2008, le gouvernement se servait de celle-ci comme d’une arme contre ses opposants politiques. En Corée du Nord, l’aide alimentaire était délibérément limitée par les autorités pour opprimer la population et la maintenir dans une situation de disette chronique. La tactique de la terre brûlée employée par les forces armées soudanaises et les milices janjawids alliées dans le cadre des opérations anti-insurrectionnelles a fait de nombreuses victimes parmi la population du Darfour, qui voit également disparaître ses moyens de subsistance. Dans le nord du Sri Lanka, les civils déplacés pris au piège par le conflit qui ravage la région ont été privés d’aide alimentaire et, plus généralement, d’assistance humanitaire, parce que les rebelles des Tigres libérateurs de l’Eelam tamoul (LTTE) empêchaient quiconque de partir et que les forces armées régulières refusaient d’autoriser les organisations humanitaires à intervenir librement dans le secteur. L’un des exemples les plus scandaleux de non-respect du droit à la nourriture relevés en 2008 reste cependant celui du Myanmar où, au lendemain du passage du cyclone Nargis, les autorités ont refusé pendant trois semaines de permettre l’acheminement d’une aide internationale pourtant indispensable aux quelque 2 400 000 rescapés, alors que, au même moment, le gouvernement consacrait l’essentiel de ses moyens à la promotion d’un simulacre de référendum sur une constitution de pacotille.
Pendant ce temps, sur fond d’augmentation du prix des denrées alimentaires, les pays dont la croissance était tirée par les exportations licencient des centaines de milliers de travailleurs étrangers et le protectionnisme économique refait surface. Or les fonds transférés chaque année dans le monde par les travailleurs expatriés, qui représentent quelque 200 milliards de dollars des États-Unis (plusieurs fois le montant de l’aide au développement accordée à l’échelle planétaire), constituent une importante source de revenus pour toute une série de nations pauvres ou relativement modestes, comme le Bangladesh, les Philippines, le Kenya ou encore le Mexique. Une baisse des transferts de l’étranger implique une baisse de revenus de ces pays, qui disposent donc de moins d’argent à investir dans les produits et les services essentiels. Dans certains pays, qui plus est, la fermeture de grands marchés de main-d’œuvre à l’étranger contraint un nombre croissant de jeunes gens à rester dans leurs villages, sans travail, amers et déçus – autant de proies faciles pour les apôtres de l’extrémisme politique et de la violence.
Et tandis que le marché du travail, partout, se contracte, la pression qui pousse à émigrer ne cesse de croître et les pays « d’accueil » ont recours à des méthodes toujours plus dures pour fermer l’accès à leur territoire. Je me suis rendue en juin 2008 au cimetière public de Tenerife, dans les îles Canaries, où j’ai pu voir les tombes anonymes de ces Africains morts pour avoir voulu gagner l’Espagne. Durant la seule année 2008, 67 000 personnes ont réalisé la périlleuse traversée de la Méditerranée vers l’Europe, sans que l’on sache exactement combien ont péri noyées dans l’aventure. Celles qui ont réussi vivent dans l’ombre, sans papiers, vulnérables à l’exploitation et à tous les abus, menacées en permanence d’être expulsées après une longue période de détention, en application de la directive de l’Union européenne sur le retour des immigrants en séjour irrégulier, adoptée en 2008.
Certains États membres de l’Union, comme l’Espagne, ont conclu des accords bilatéraux avec des pays africains pour y renvoyer les candidats à l’immigration, voire pour les empêcher de partir. Comme un certain nombre d’autres pays, la Mauritanie considère que ces accords l’autorisent à arrêter arbitrairement, à détenir dans des conditions déplorables et à expulser sans le moindre recours des cohortes d’étrangers présents sur son territoire, sans chercher à savoir s’ils ont l’intention de quitter le pays et alors qu’aucune loi n’interdit de quitter sans papiers la Mauritanie.
Tandis qu’un nombre croissant d’hommes, de femmes et d’enfants sont contraints de vivre dans des conditions de plus en plus précaires, les tensions sociales s’exacerbent. L’Afrique du Sud a été le théâtre en mai 2008 de l’une des pires explosions de violence raciste et xénophobe de l’année, qui a fait 60 morts, 600 blessés et des dizaines de milliers de personnes déplacées, alors que, dans le même temps, des dizaines de milliers de Zimbabwéens fuyant la violence politique et la misère venaient se réfugier dans le pays. Bien que les enquêtes officielles n’aient pas permis d’établir les causes des attaques qui ont fait toutes ces victimes, la plupart des observateurs estiment qu’elles sont le fruit de sentiments xénophobes et d’une intense compétition au sein des différentes catégories de la population pour l’accès à l’emploi, au logement et aux services sociaux, dans une situation aggravée par la corruption.
Il ne peut y avoir de reprise économique sans stabilité politique. Or les mêmes dirigeants de la planète qui s’affairent à mettre en place des trains de mesures destinées à relancer l’économie mondiale continuent d’ignorer les conflits meurtriers qui, sur toute la surface du globe, engendrent des atteintes massives aux droits humains, font s’enfoncer les gens dans la misère et mettent en péril la stabilité régionale.
Les conditions économiques et sociales dans la bande de Gaza, un territoire soumis au blocus et meurtri par les attaques militaires, sont épouvantables. Les secousses politiques et économiques engendrées par le conflit en Israël et dans les territoires palestiniens occupés se ressentent bien au-delà des pays voisins.
Les guerres qui ensanglantent le Darfour et la Somalie se déroulent dans des régions où les écosystèmes sont fragiles et où les pressions accrues sur les réserves d’eau, ainsi que la difficulté à nourrir toute la population, sont à la fois la cause et la conséquence de conflits qui se prolongent. Les déplacements massifs de populations que ces guerres entraînent soumettent les pays voisins à une énorme contrainte. Or ces derniers doivent désormais faire face de surcroît aux répercussions de la crise économique mondiale.
Dans l’est de la République démocratique du Congo, les rivalités politiques, jouant sur fond de cupidité, de corruption et d’intérêts économiques divers, poussent toujours plus loin dans la misère une population prise dans l’engrenage de la violence. Ce pays qui dispose de richesses naturelles colossales voit aujourd’hui ses efforts de reconstruction et de redémarrage stoppés, parce que les investissements étrangers sont en chute libre dans le contexte du ralentissement économique.
En Afghanistan, en raison de l’insécurité, les habitants, et plus particulièrement les femmes, les jeunes filles et les fillettes, ne bénéficient pas d’un accès suffisant à la nourriture, aux soins de santé et à l’enseignement. L’insécurité s’est propagée par-delà la frontière jusqu’au Pakistan, qui souffrait déjà de l’incapacité de son gouvernement à respecter et à faire respecter les droits humains, à lutter contre la pauvreté et à combattre le chômage des jeunes, entraînant ce pays dans une spirale de violence fanatique.
S’il est une leçon à tirer de la crise financière, c’est certainement que les frontières internationales ne protègent personne des effets néfastes d’un tel phénomène. Pour mettre fin aux conflits les plus graves qui secouent la planète et répondre à la menace croissante de la violence extrémiste, il faut trouver des solutions qui passent par le respect des droits humains. Ce n’est qu’à ce prix que l’économie mondiale pourra être remise sur pied.

De la récession à la répression

Nous sommes confrontés à un grave danger : celui de voir la pauvreté grandissante et la banalisation de conditions socioéconomiques désastreuses déboucher sur une forte instabilité politique et des violences de masse. Mais nous risquons aussi de nous retrouver dans une situation où la récession pourrait s’accompagner d’une répression accrue, les gouvernements aux abois, en particulier ceux qui ont un penchant pour l’autoritarisme, agissant avec dureté contre quiconque s’opposerait à leur politique, formulerait des critiques ou dénoncerait la corruption ou des orientations économiques fautives.
Nous avons eu en 2008 un aperçu de ce qui pourrait nous attendre en 2009 et dans les années qui vont suivre. Dans beaucoup de pays, lorsque les gens sont descendus dans la rue pour protester contre la hausse des prix alimentaires et la mauvaise situation économique, les manifestations, même les plus pacifiques, ont été durement réprimées. Cela a été le cas en Tunisie, où la force a été employée pour mettre un terme aux grèves et aux manifestations, faisant deux morts et de nombreux blessés. Accusées d’avoir organisé des actions de protestation, plus de 200 personnes ont été par ailleurs poursuivies en justice, et certaines ont été condamnées à de lourdes peines d’emprisonnement. Au Zimbabwe, des opposants politiques, des défenseurs des droits humains et des syndicalistes ont été agressés, enlevés, arrêtés, voire tués en toute impunité. Au Cameroun, une centaine de personnes ont été tuées par balles lors de manifestations violentes, et un grand nombre de protestataires ont été emprisonnés.
Lorsqu’apparaissent des difficultés économiques et des tensions politiques, il est nécessaire de faire preuve d’ouverture et de tolérance, pour que les frustrations et les mécontentements puissent s’exprimer dans le cadre d’un dialogue constructif, à la recherche de solutions. Or, bien souvent, ce sont précisément ces moments-là que les gouvernements choisissent pour restreindre l’espace d’expression de la société civile. Un peu partout dans le monde, des défenseurs des droits humains, des journalistes, des juristes, des syndicalistes et d’autres responsables qui s’expriment au nom de cette société civile sont harcelés, menacés, agressés, traînés en justice sans la moindre justification, voire assassinés en toute impunité.
La censure de la presse a également tendance à se renforcer, les dirigeants cherchant à étouffer toute critique de leur action. Dans de nombreux pays, cette répression accrue ne fait qu’aggraver les menaces qui pèsent déjà en temps normal sur les journalistes. Avec 14 journalistes tués depuis 2006, le Sri Lanka constitue un exemple particulièrement préoccupant à cet égard. L’Iran a pour sa part renforcé la répression de la liberté d’expression sur Internet, tandis que l’Égypte et la Syrie n’hésitaient pas à emprisonner les blogueurs. La Chine, qui avait relâché le contrôle exercé sur les médias à l’approche des Jeux olympiques de Pékin, s’est ensuite empressée de renouer avec ses vieilles habitudes, bloquant l’accès à certains sites et pratiquant d’autres formes de censure. Craignant les critiques à la veille des élections, le gouvernement malaisien a pour sa part interdit purement et simplement deux grands journaux d’opposition.
L’ouverture des marchés ne va pas toujours de pair avec l’ouverture des sociétés. Enhardi par la puissance économique que lui conférait la flambée des prix du pétrole et du gaz, le gouvernement russe a adopté ces dernières années une attitude de plus en plus nationaliste et autoritaire, s’en prenant à ses détracteurs et à la liberté d’expression. Aujourd’hui, alors que l’économie russe doit faire face, sur fond de mécontentement croissant de la population, à la chute des cours du pétrole et à une inflation croissante, ces tendances répressives ont toutes les chances de s’accentuer.
La Chine continue de sanctionner lourdement tous ceux qui critiquent la politique et les pratiques des pouvoirs publics. Résultat : la corruption au sein de l’administration et les agissements coupables des entreprises ne sont dénoncés que lorsque le scandale ne peut plus être étouffé. Les dégâts occasionnés sont alors considérables, comme le montrent les crises successives, il y a quelques années, du SRAS et de la grippe aviaire, puis de l’épidémie de VIH/sida, ou, plus récemment, de la mélamine dans les produits à base de lait en poudre. Les autorités chinoises réagissent alors avec brutalité, multipliant les exécutions très médiatisées de personnes reconnues coupables de corruption, mais elles ne déploient guère d’efforts pour changer le comportement des responsables des entreprises ou des pouvoirs publics.
Des citoyens informés, ayant la capacité de demander des comptes aux décideurs, constituent une meilleure garantie de bon fonctionnement du gouvernement et des entreprises. La liberté est un atout, une qualité qu’il faut encourager plutôt que réprimer, à l’heure où les gouvernements cherchent à stimuler l’économie.

Une nouvelle forme de direction

Privations, inégalités, injustice, insécurité et oppression sont les attributs de la pauvreté. Tous ces problèmes se traduisent par des atteintes aux droits humains auxquelles il est impossible de remédier par de simples mesures économiques. Ils ne peuvent se résoudre sans une forte volonté politique. Toute solution exige une large prise en compte des données politiques, économiques, sociales et environnementales, dans le respect de tous les droits humains et de l’état de droit. Une telle approche implique une action collective et de nouvelles méthodes de direction.
La mondialisation économique s’est accompagnée d’une modification des rapports de force géopolitiques. Une nouvelle génération d’États, représentés par le G20, revendique aujourd’hui le droit de diriger le monde. Comptant en son sein la Chine, l’Inde, le Brésil et l’Afrique du Sud, entre autres puissances économiques émergentes de l’hémisphère sud, aux côtés de la Russie, des États-Unis et d’autres puissances économiques occidentales, le G20 prétend représenter le plus fidèlement possible la répartition des forces politiques et économiques qui régissent aujourd’hui la planète. C’est peut-être vrai, mais s’ils veulent vraiment être des leaders mondiaux, les États membres du G20 doivent adhérer aux valeurs universelles, regarder en face leurs propres bilans, peu reluisants, et en finir avec leur politique du « deux poids, deux mesures » dans le domaine des droits humains.
Certes, le nouveau gouvernement des États-Unis semble vouloir emprunter une voie sensiblement différente, en matière de droits humains, de celle choisie par le gouvernement précédent. On ne peut que se féliciter de la décision du président Barack Obama, prise dans les quarante-huit heures suivant son entrée en fonction, de fermer la prison de Guantánamo d’ici deux ans, de condamner sans ambiguïté la torture et de mettre un terme à la pratique de la détention secrète chère à la CIA (les services de renseignement). Le choix des États-Unis de briguer un siège au sein du Conseil des droits de l’homme des Nations unies est également un signe encourageant. Il est cependant trop tôt encore pour savoir si le gouvernement américain saura faire pression sur des pays comme Israël ou la Chine pour qu’ils respectent les droits fondamentaux de la personne – comme il le fait sur d’autres États, tels l’Iran et le Soudan.
L’engagement de l’Union européenne en faveur des droits humains reste empreint d’ambiguïté. En pointe sur des questions telles que la peine de mort, la liberté d’expression ou la protection des défenseurs des droits humains, nombre d’États membres de l’Union sont beaucoup moins enclins à appliquer les normes internationales de protection des réfugiés ou de lutte contre le racisme et la discrimination sur leur propre territoire, ou à reconnaître leur complicité dans le programme de « restitutions » mis en place par la CIA pour déplacer illégalement des personnes soupçonnées de terrorisme.
Le Brésil et le Mexique soutiennent avec vigueur les droits humains sur la scène internationale, mais ils peinent bien souvent à mettre en pratique chez eux ce qu’ils prêchent à l’étranger. L’Afrique du Sud s’est opposée systématiquement à toute mesure internationale susceptible d’amener le gouvernement du Zimbabwe à renoncer aux persécutions politiques et aux manipulations électorales. L’Arabie saoudite retient dans ses prisons des milliers de personnes soupçonnées de terrorisme qui n’ont jamais été jugées, enferme les dissidents politiques et limite de façon draconienne les droits des travailleurs migrants et des femmes. En Chine, le système pénal souffre de graves dysfonctionnements et les autorités ont recours à la détention administrative pour faire taire celles et ceux qui les critiquent. La Chine est en outre le pays du monde qui exécute le plus grand nombre de condamnés à mort. Le gouvernement russe a autorisé la détention arbitraire, diverses formes de mauvais traitements dont la torture et les exécutions extrajudiciaires dans plusieurs régions du nord du Caucase. Les auteurs de ces actes agissent en toute impunité, tandis que les personnes qui osent critiquer l’action des pouvoirs publics sont régulièrement menacées.
Les gouvernements du G20 sont tenus de respecter et de faire respecter les normes relatives aux droits humains auxquelles la communauté internationale a souscrit, faute de quoi ils porteront atteinte à leur propre crédibilité, mettront en cause leur légitimité et feront douter de leur efficacité. Le G20 a pour mission de trouver une solution à la crise économique mondiale, mais ses membres assurent en outre que leur action bénéficiera aux personnes vivant dans la pauvreté. Il ne peut cependant y avoir de reprise économique durable et équitable que si celle-ci est fondée, entre autres, sur le respect des droits humains.
Les participants à cette table ronde qui entend diriger le monde ont le devoir de donner l’exemple, en adoptant eux-mêmes un comportement irréprochable. Il serait opportun, pour commencer, que les membres du G20 indiquent clairement que tous les droits humains, qu’ils soient économiques, sociaux, culturels, civils ou politiques, ont la même importance. Les États-Unis, par exemple, refusent depuis longtemps de reconnaître l’existence de droits économiques et sociaux et ne sont pas partie au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. La Chine, de son côté, n’a pas ratifié le Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Les gouvernements de ces deux pays doivent adhérer immédiatement à ces traités respectifs. Tous les membres du G20 doivent en outre ratifier le Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, adopté en décembre 2008 par l’Assemblée générale des Nations unies. L’adhésion à des traités internationaux n’est cependant qu’une étape indispensable parmi tant d’autres.

De nouvelles perspectives de changement

Exacerbée par la situation économique, l’aggravation de la pauvreté dans le monde plaide en faveur d’un changement radical et urgent dans le domaine des droits humains, tandis que la crise économique a déclenché une révolution conceptuelle qui ouvre la voie à des possibilités inédites de mutation du système.
Persuadés que la croissance économique était une panacée et que personne ne serait oublié, les États se sont dérobés ces vingt dernières années à leurs obligations en matière de droits humains, quand ils ne les ont pas purement et simplement reniées, les sacrifiant aux lois du marché. Avec le reflux, alors que l’édifice prend l’eau de toutes parts, les gouvernements font aujourd’hui volte-face et parlent d’une nouvelle architecture financière mondiale et d’un système de gouvernance internationale, dans lequel l’État jouerait un rôle renforcé. C’est l’occasion de stopper le mouvement de retrait de l’État de la sphère sociale et de redessiner un modèle de gouvernement plus soucieux des droits humains que celui qui prévaut sur la scène internationale depuis deux décennies. C’est aussi l’occasion de repenser radicalement le rôle des institutions financières internationales en termes de respect, de protection et de concrétisation des droits humains, et notamment des droits économiques et sociaux.
Les gouvernements doivent investir dans les droits humains avec autant de détermination que dans la croissance économique. Ils doivent développer et soutenir les moyens dans les domaines de la santé et de l’enseignement, mettre fin à la discrimination, donner aux femmes la capacité de faire valoir leurs droits, mettre en place des normes universelles et des systèmes permettant d’exiger effectivement des entreprises qu’elles rendent des comptes en cas d’atteintes aux droits fondamentaux de la personne, et bâtir des sociétés ouvertes respectant l’état de droit, fondées sur une forte cohésion, maîtrisant les problèmes de corruption et à même de demander aux gouvernements qu’ils répondent de leurs actes. La crise économique ne doit pas servir de prétexte aux pays les plus riches pour réduire l’aide au développement. Aujourd’hui, alors que l’économie bat de l’aile, il est particulièrement important que certains des pays les plus pauvres puissent bénéficier de l’assistance internationale et fournir ainsi à leur population les services de santé, d’éducation, d’assainissement et de logement.
Les gouvernements doivent également collaborer pour résoudre les conflits meurtriers qui secouent la planète. Dans un monde où tout est lié, ignorer une crise pour se concentrer exclusivement sur une autre est la meilleure façon d’aggraver les deux.
Les gouvernements sauront-ils saisir l’occasion de renforcer les droits humains ? Les entreprises et les institutions financières internationales accepteront-elles d’assumer leurs responsabilités en matière de droits humains ? Les droits fondamentaux de la personne n’ont pour l’instant guère figuré dans les prescriptions ou les diagnostics proposés par la communauté internationale.
L’histoire nous apprend que la plupart des luttes qui ont débouché sur des changements majeurs – comme l’abolition de l’esclavage ou l’émancipation de la femme – ont démarré non pas à l’initiative des États mais sous l’impulsion d’hommes et de femmes ordinaires. Qu’il s’agisse de mettre en place un système de justice internationale, de contrôler le commerce des armes, d’abolir la peine de mort, de lutter contre la violence à l’égard des femmes, d’inscrire la pauvreté dans le monde ou le changement climatique au rang des priorités de la communauté internationale, les avancées sont en grande partie dues à l’énergie, à l’ingéniosité et à la persévérance des millions d’hommes et de femmes qui militent, aux quatre coins du monde.
C’est grâce à la force d’un vrai mouvement populaire que nous parviendrons à faire pression sur nos dirigeants politiques. Voilà pourquoi Amnesty International lance en 2009 une nouvelle campagne, en association avec de nombreux partenaires locaux, nationaux et internationaux. Sous le mot d’ordre Exigeons la dignité, nous mobiliserons l’opinion publique pour faire en sorte que les acteurs nationaux et internationaux soient tenus de rendre des comptes pour toutes les atteintes aux droits humains qui participent à l’extension et à l’aggravation de la pauvreté. Nous contesterons les lois, politiques et pratiques discriminatoires, en exigeant que des mesures concrètes soient prises pour surmonter les problèmes qui engendrent la pauvreté. Nous ferons en sorte que l’on entende, au cœur des débats, la voix des personnes qui vivent dans la pauvreté, en plaidant avec vigueur pour qu’elles puissent prendre une part active dans les décisions qui affectent directement leur quotidien.
Amnesty International a été créée il y a presque cinquante ans pour exiger la libération de prisonniers d’opinion. Aujourd’hui, nous « exigeons la dignité » pour tous les prisonniers de la pauvreté, car nous voulons qu’on leur donne les moyens de changer leur propre existence.

Et je suis persuadée qu’avec l’aide et le soutien des millions de membres, de sympathisants et de partenaires que compte Amnesty International dans le monde, nous y parviendrons.

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