Aller de l’avant

AVANT-PROPOS

FACE À L’ONDE DE CHOC
par Irene Khan, secrétaire générale d’Amnesty International

« Votre rôle a perdu toute sa pertinence avec l’effondrement des deux tours du World Trade Center ». Cette déclaration brutale d’un haut représentant du gouvernement américain à des délégués d’Amnesty International résume bien le défi auquel se trouve confronté le mouvement mondial des droits humains depuis le 11 septembre 2001. Les attentats contre les États-Unis et la réaction des gouvernements et des opinions publiques ont-ils vraiment vidé de leur sens les droits humains et l’action de leurs défenseurs ? La « guerre contre le terrorisme » a-t-elle entraîné une modification des obligations et des intérêts des États vis-à-vis des droits de la personne et du droit international humanitaire ?
Certes, le contexte de la lutte pour les droits humains a radicalement changé depuis le 11 septembre dans certaines parties du monde, y gommant les avancées obtenues au fil des années. Mais dans plusieurs régions, la répression et les exactions sont restées des réalités hideusement familières. Des millions de gens ont continué de voir leurs droits fondamentaux bafoués tout au long de l’année. Des millions d’autres ont souffert des conséquences des génocides et autres atrocités commis par le passé. Que ce soit sous la forme de menaces nouvelles ou de violations de longue date, le caractère universel et indivisible des droits humains a été constamment remis en cause. L’obligation de faire justice, de mettre un terme à l’impunité et de rendre des comptes a souvent été ignorée.
Alors que la « guerre contre le terrorisme » dominait l’actualité, les États ont présenté de plus en plus souvent les droits humains comme un obstacle à la « sécurité », et qualifié leurs défenseurs d’idéalistes romantiques si ce n’est de « partisans des terroristes ». Or, c’est précisément pour toutes ces raisons que le rôle de ces militants, loin de perdre son sens, gagne encore en urgence et en importance.

Sécurité et droits humains
L’horreur, l’indignation et la douleur provoquées par les événements du 11 septembre ont amené l’opinion publique à exiger que les auteurs soient châtiés et que des mesures soient prises pour que de tels attentats ne puissent plus se reproduire. Le sentiment que plus personne n’est à l’abri nulle part a été renforcé par le fait que la tragédie s’est déroulée en temps réel sur les écrans de télévision du monde entier.
Les États, ébranlés par leur vulnérabilité devant des attaques aussi violentes qu’inattendues, ont riposté par la mise en place d’un véritable arsenal de mesures législatives et administratives. Beaucoup se sont empressés de promulguer des lois définissant de nouveaux crimes, interdisant certaines organisations et gelant leurs avoirs financiers, limitant les libertés civiles et réduisant les garanties contre les atteintes aux droits fondamentaux. Hélas, certains de ces textes se référaient à des définitions dangereusement larges et vagues du « terrorisme ». Ainsi, faute de définir clairement les conduites proscrites, certains ont permis de criminaliser des activités pacifiques. En Corée du Sud, le gouvernement a déposé un projet de loi « antiterroriste » restreignant les droits à la liberté d’expression et de réunion, ce qui a été dénoncé par les groupes de défense des droits humains. En Jordanie, les autorités ont modifié le code pénal, élargissant le sens du mot « terrorisme », introduisant des délits sans définition précise, restreignant la liberté d’expression et augmentant le nombre de crimes passibles de la peine de mort. En Inde, une Ordonnance relative à la prévention du terrorisme a été promulguée, qui a étendu les pouvoirs de la police en matière d’arrestation, autorisant la détention des suspects politiques jusqu’à six mois, sans inculpation ni jugement. Ce texte accorde aussi l’immunité aux membres du gouvernement, aux fonctionnaires de l’État, aux membres des forces armées ou paramilitaires, pour tout acte accompli « de bonne foi » dans le cadre d’opérations visant à combattre le « terrorisme ».
Autre conséquence du 11 septembre, les forces armées ont repris de la puissance dans certains pays, notamment ceux où elles avaient, dans le passé, commis quantité d’actes de répression et d’atteintes aux droits humains. De plus en plus de civils ont été appréhendés par des militaires et traduits devant des tribunaux de l’armée. Les forces armées, ainsi que d’innombrables services de renseignements et de sécurité, ont été plus étroitement associés à des missions de sécurité publique et à des opérations de renseignements concernant des civils.
Le Conseil de sécurité de l’ONU a, pour sa part, adopté la résolution 1373, qui définit un ensemble de mesures (législatives et autres) à mettre en œuvre par les États pour prévenir et éliminer le « terrorisme ». Le Conseil de sécurité a également mis en place un Comité contre le terrorisme, chargé de suivre les progrès de l’application de cette résolution. Les États doivent faire rapport à ce comité. Ni le Conseil de sécurité ni le Comité contre le terrorisme n’ont rappelé aux États qu’ils étaient tenus de respecter les droits humains inscrits dans la Charte des Nations unies.
Le Haut-Commissariat aux droits de l’homme et Amnesty International, entre autres, ont appelé à la diffusion de principes directeurs allant dans ce sens. Mais cet appel a été ignoré, ce qui risque de porter un coup dangereux à la double obligation des Nations unies : préserver la sécurité internationale et promouvoir les droits humains fondamentaux.
L’empressement des gouvernements à brader les droits humains au nom de la sécurité n’a rien de nouveau. Le dogme de la sûreté nationale a déjà souvent servi à bafouer les droits humains. Mais cette fois ­ le constat est embarrassant ­, ce ne sont pas des régimes autocratiques, mais des démocraties établies qui ont les premières adopté des mesures draconiennes pour restreindre les libertés civiles au nom de la sécurité publique. Au Royaume-Uni, le gouvernement a promulgué une législation « d’urgence », permettant la détention sans inculpation ni jugement de ressortissants étrangers, créant par là même une justice pénale parallèle dépourvue des garanties essentielles du système officiel. Quant aux États-Unis, ils ont adopté une législation permettant, pour des raisons de sécurité, la détention pendant une durée indéfinie des ressortissants étrangers sous le coup d’une menace d’expulsion.
Amnesty International reconnaît le droit ­ et par là même le devoir ­ des États de protéger leurs citoyens, mais estime que les droits humains ne doivent pas être sacrifiés sur l’autel de la sécurité. Il est faux d’affirmer que sécurité et droits humains ne vont pas de pair. Les normes internationales relatives aux droits humains obligent les États à protéger leurs citoyens. Les droits inscrits dans les textes internationaux, comme le droit à la vie et celui de ne pas être soumis à la torture, sont une autre façon de définir la sécurité que les populations attendent de leurs gouvernements. Il ne s’agit pas de droits laissés à la discrétion des États, à mettre en œuvre indépendamment des autres. Dans les grands traités comme le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, ils participent d’un ensemble de droits que les États ont l’obligation de respecter. Si certains droits peuvent être limités dans des circonstances strictement définies, les autres sont absolus, même dans les situations les plus critiques. Dans le cadre du débat sur la sécurité et les droits humains il ne faut pas considérer ces derniers comme un obstacle à la sécurité et à la prospérité, alors qu’ils en sont le fondement. La sécurité n’est possible que dans le respect des droits humains et de l’autorité de la loi. Les droits fondamentaux sont le socle sur lequel s’édifient des États solides et responsables, et sans lequel il ne peut y avoir ni stabilité politique, ni progrès économique et social. Plus que jamais, l’année passée a montré que si l’on sacrifie les droits humains à la paix et à la sécurité, il n’y a ni paix ni sécurité. Le défi pour les États n’est donc pas d’opposer sécurité et droits humains, mais d’assurer le respect de l’ensemble des droits fondamentaux de la personne humaine.

L’universalité des droits humains
Les droits à la vie, à l’intégrité physique et mentale, le droit à ne pas être arbitrairement détenu, le droit à la liberté d’expression, le droit d’être à l’abri du besoin et de la peur constituent des droits inaliénables de tous les êtres humains. Nul ne peut jouir de droits fondés sur la négation des droits d’autrui. Pourtant, en 2001, des gouvernements ont restreint les droits des étrangers ou de ressortissants nationaux d’origine étrangère au nom de la protection des droits de leurs propres citoyens. Les États du monde entier ont notamment mis un coup d’arrêt à l’immigration irrégulière et poursuivi leur politique de restriction du droit d’asile, limitant les droits des réfugiés et demandeurs d’asile, et augmentant le risque pour les migrants d’être soumis à des violences et d’être exploités.
Les pays de l’Union européenne ont multiplié les obstacles contre les personnes contraintes à demander refuge pour des raisons de sécurité dans leur propre pays. Ils se sont, par exemple, montrés plus restrictifs en matière de visas et ont refoulé de plus en plus de gens vers des pays tiers supposés « sûrs ». L’Australie, déjà montrée du doigt pour la façon dont son gouvernement avait traité des personnes en quête d’asile arrivant par bateau, s’est servie des attentats du 11 septembre pour justifier la poursuite de sa politique de détention des demandeurs d’asile, notamment des centaines de personnes en provenance d’Afghanistan. À la fin du mois de septembre, le gouvernement australien a modifié sa législation relative aux réfugiés pour exclure de son application certains territoires au large du littoral, afin d’empêcher les gens qui y débarquaient de demander à bénéficier du droit d’asile reconnu par la législation australienne. Il a aussi supprimé certaines garanties de procédure et accentué les mesures de détention indéfinie des demandeurs d’asile. Cette attitude a ôté aux États développés toute autorité morale pour persuader les pays en développement, comme le Pakistan, d’accueillir des réfugiés. Lorsque les bombardements sur l’Afghanistan ont commencé, nombre de ceux contraints à l’exode se sont heurtés aux frontières fermées des pays limitrophes.
La « guerre contre le terrorisme » a engendré une tendance à faire passer les étrangers, particulièrement les réfugiés et les demandeurs d’asile, pour des « terroristes ». L’année où les Nations unies organisaient une Conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance qui y est associée, il a été particulièrement consternant de voir le racisme renaître de ses cendres. Lois et décrets discriminatoires vis-à-vis des étrangers n’ont fait qu’alimenter les craintes : le climat de suspicion entretenu dans l’opinion publique a encouragé le racisme, la xénophobie, l’intolérance et la violence, aggravant le sentiment d’isolement et d’injustice de nombreux émigrés et de communautés étrangères. Des gens se sont fait agresser aux États-Unis, au Canada, en Europe occidentale, dans certaines régions d’Afrique et d’Asie, non pas à cause de ce qu’ils avaient pu faire mais à cause de ce qu’ils étaient, musulmans, arabes ou asiatiques, voire même simplement parce qu’ils avaient l’air d’être musulmans, arabes ou asiatiques.
L’inégalité de traitement pratiquée par les États les plus puissants a renforcé la position de ceux qui mettent en doute le caractère universel des droits humains. L’hypocrisie et la sélectivité des gouvernements ne constituent pas un phénomène nouveau en matière de droits humains, mais elles sont devenues d’autant plus flagrantes à mesure que s’est constituée une coalition déclarant la « guerre au terrorisme ». Des États ont passé sous silence les abus commis par ceux qu’ils considéraient comme leurs alliés ou dont ils recherchaient le soutien. Les mêmes gouvernements qui dénonçaient les atteintes aux droits fondamentaux des femmes par le régime taliban d’Afghanistan n’ont rien dit sur le triste sort des femmes en Arabie saoudite. Ceux qui condamnaient les violations des droits humains en Irak n’ont pas protesté contre les exactions des troupes russes en Tchétchénie, ni contre les violences exercées par les autorités d’Ouzbékistan sur les musulmans cherchant à pratiquer pacifiquement leur religion en dehors du contrôle de l’État.
Nombre de gouvernements se sont empressés de prendre en marche le train de l’« antiterrorisme » pour étouffer toute opposition. Dans la région autonome ouïghoure du Xinjiang, les autorités chinoises ont intensifié la répression contre les opposants ouïghours, les accusant d’être liés au « terrorisme » international. Le gouvernement égyptien a mis un coup d’arrêt aux manifestations et aux rassemblements publics, et déféré un nombre croissant de civils à des tribunaux militaires. Au Zimbabwe, où le régime n’a cessé de multiplier les atteintes à la liberté de la presse, les autorités ont qualifié de « sympathisants des terroristes » des journalistes étrangers qui faisaient des reportages sur des opposants politiques.
Pendant que les projecteurs de l’actualité se concentraient sur la guerre contre l’Afghanistan et les mesures « antiterroristes » prises par l’Occident, les atteintes aux droits humains et l’intensification de la répression dans d’autres parties du monde sont restées largement ignorées et impunies, accentuant ainsi le déséquilibre dans la façon dont la communauté internationale aborde la question des violations des droits humains.
Si les priorités en matière de droits humains peuvent être modifiées au gré des intérêts des pays les plus puissants ou du degré d’attention que leur accordent les médias internationaux, le caractère universel de ces droits est en danger, et la voie est ouverte au cynisme, à la méfiance et, finalement, au non-respect des droits fondamentaux. Aujourd’hui plus que jamais, les militants doivent empêcher le changement de cap que les États les plus puissants amorcent en matière de droits humains. Nous devons refuser la notion subjective de « terrorisme » sur laquelle les États s’appuient pour condamner la violence de leurs opposants et cautionner celle de leurs alliés. Nous devons insister sur la stricte application des normes objectives des droits humains et du droit international. Aucune cause ne saurait justifier les atteintes aux droits humains, quels qu’en soient les auteurs, États, groupes politiques armés, criminels internationaux ou personnes agissant au nom d’une religion.
Les militants des droits humains continueront d’insister sur le nécessaire respect du caractère universel et indivisible de ces droits. Tous les êtres humains sans exception ont le droit de jouir de l’ensemble de leurs droits fondamentaux. Nous prenons au sérieux chacune des atteintes à ces droits où qu’elles se produisent, dans les pays qui font la une des journaux comme dans ceux qui échappent à l’attention internationale. Tout au long de l’année 2001, les membres et sympathisants d’Amnesty International ont fait activement campagne contre les atteintes perpétrées dans des pays comme l’Algérie, la Colombie, la République démocratique du Congo, l’Indonésie, Israël et les Territoires occupés, le Myanmar et la Turquie. Guidés par des principes d’impartialité, d’indépendance et de solidarité internationale, nous fondons notre action sur les valeurs inscrites dans la Déclaration universelle des droits de l’homme et appliquons les mêmes normes à tous les pays du monde.

La justice pour tous
L’incohérence et l’hypocrisie des gouvernements au lendemain des attentats du 11 septembre sont apparues de façon particulièrement frappante lorsqu’il s’est agi de traduire en justice les auteurs présumés. Amnesty International a demandé que soient jugés les organisateurs et les auteurs présumés des attentats, ainsi que leurs complices ; les auteurs présumés d’atteintes au droit international humanitaire au cours de la guerre en Afghanistan ; et ceux qui ont violé les droits humains et le droit international pendant les vingt-trois ans de conflit armé dans le pays. Il est clair que les attentats du 11 septembre constituent des atteintes flagrantes aux droits fondamentaux. Amnesty International pense même qu’il faudrait les considérer comme des crimes contre l’humanité. Mais, justement en raison de la dimension internationale et de la gravité de ces attaques, l’organisation estime que l’ensemble de la communauté internationale a intérêt à faire juger les responsables selon une procédure qui respecte les normes d’équité universellement reconnues, sans appliquer la peine capitale. Notre position a toujours été de dire oui à la justice, non à la vengeance.
Les autorités américaines ont annoncé la création de « commissions militaires » chargées de juger certains ressortissants étrangers soupçonnés de complicité avec le « terrorisme international », alors que les citoyens américains et quelques autres seraient déférés à des juridictions pénales ordinaires. À la fin de l’année 2001, le gouvernement américain n’avait pas encore annoncé les règles présidant au fonctionnement de ces commissions, mais certaines informations indiquaient qu’il envisageait d’autoriser le recours aux preuves secrètes et aux témoignages anonymes. En outre, ces commissions auraient le pouvoir de prononcer la peine capitale, sans aucun droit d’appel. S’il en était ainsi, elles constitueraient une violation des normes internationales d’équité des procès, notamment celles énoncées par les Conventions de Genève, et seraient discriminatoires, puisque s’appliquant aux seuls ressortissants étrangers.
Quels que soient les sentiments que nous inspirent ceux qui ont sauvagement détruit des milliers de vies le 11 septembre 2001, il nous faut rester vigilants quant aux méthodes utilisées pour les juger. Dans leur condamnation de ceux qui ont montré un mépris si flagrant des principes les plus élémentaires des droits humains et de l’humanité, les États se doivent de ne pas discréditer ces mêmes valeurs.
Quelques semaines après le 11 septembre, les États-Unis et leurs alliés ont lancé une campagne militaire soutenue en Afghanistan. Cette action est une riposte sans précédent face à des actes censés avoir été commis par un groupe politique armé. Auparavant, après des « actes de terrorisme », les États-Unis avaient eu recours à des sanctions, à la diplomatie, aux négociations ; les représailles étaient restées l’exception.
En tant que militants d’Amnesty International, il nous appartient de suivre minutieusement le déroulement du conflit dans un souci de protection des droits humains. En Afghanistan, les bombardements ordonnés par les Américains contre les talibans ont suscité de graves préoccupations quant à d’éventuelles atteintes au droit international humanitaire. Au vu, notamment, du nombre croissant de victimes civiles, on a pu se demander si les forces engagées n’étaient pas disproportionnées. Amnesty International a appelé le commandement militaire américain à renforcer les mesures limitant les risques pour les populations civiles, et à mener une enquête scrupuleuse sur tout manquement présumé aux règles relatives à la conduite des hostilités.
Les règles de la guerre sont conçues pour protéger non seulement les civils, mais aussi les combattants emprisonnés. Amnesty International a demandé de façon pressante l’ouverture d’enquêtes sur de possibles violations du droit humanitaire international, notamment l’attaque du fort de Mazar-e-Charif, au cours de laquelle plusieurs centaines de talibans et de membres du réseau Al Qaida ont trouvé la mort. Les circonstances de l’assaut, apparemment mené par le Front uni (l’Alliance du Nord) et les forces armées américaines et britanniques, n’ont pas été élucidées. Amnesty International et d’autres groupes de défense des droits humains, qui réclamaient l’ouverture rapide d’une enquête menée par les parties au conflit ou par un organisme international, ont vu leur demande rejetée. Alors que beaucoup demandaient l’adoption de nouvelles méthodes pour faire face à ces nouvelles menaces, celles utilisées en Afghanistan paraissent singulièrement anciennes. Les images des B-52 et des bombardements intensifs auraient pu sortir tout droit de la guerre du Viêt-Nam. Il y a des décennies que des militaires armés, entraînés et équipés par des puissances extérieures commettent des violations flagrantes des droits humains. Depuis des années aussi, Amnesty International demande instamment aux pays exportateurs d’armes de cesser d’en fournir à ceux dont les bilans en matière de droits humains sont accablants. Dans le cas de l’Afghanistan, nous avons réclamé l’arrêt des transferts inconditionnels d’armes et de compétences à toutes les factions en présence, ainsi qu’un moratoire sur le recours aux bombes à fragmentation, qui ont été larguées sur un vaste territoire et dont beaucoup n’ont pas explosé.
Au cours des négociations relatives à un règlement politique provisoire pour l’Afghanistan, lorsque s’est posée la question des violations commises dans le passé et de la mise en accusation de leurs auteurs, plusieurs participants (dont les groupes afghans) ont plaidé pour qu’il soit mis un terme à l’impunité. Mais, à l’issue d’un débat passionné, le problème de l’impunité a été sacrifié à un accord ne tenant compte que d’un pragmatisme à court terme. L’expérience de pays comme l’Angola, l’Argentine, le Cambodge et la Sierra Leone a pourtant montré que, à long terme, il n’est jamais payant d’ignorer les atteintes aux droits humains pour des raisons d’opportunisme politique.
Cautionner aujourd’hui l’impunité dans le cadre d’un règlement politique n’apportera demain ni stabilité ni respect des droits humains. Amnesty International estime nécessaire d’établir la vérité sur les abus commis dans le passé. Il ne devrait y avoir ni amnistie ni pardon si de telles mesures empêchent l’émergence de la vérité, la détermination de la culpabilité ou de l’innocence des accusés et des réparations pleines et entières pour les victimes et leurs familles. Les militants des droits humains doivent redoubler d’efforts pour que soit créée le plus tôt possible une Cour pénale internationale indépendante, permanente et efficace, dont tous les États reconnaissent la compétence. Il est impossible de laisser se perpétuer une situation où les puissants déterminent comment et envers qui justice doit être faite. Pour les militants des droits humains, il ne saurait y avoir de compromis entre la justice et l’impunité, ni de conception sélective de l’obligation de rendre des comptes.

L’indivisibilité des droits humains
Les tragiques événements du 11 septembre ont servi de catalyseur à des débats sur les griefs que ressentent profondément les communautés d’où sont issus les auteurs présumés des attentats. Le conflit entre Israël et les Palestiniens en est l’exemple le plus évident. Mais au-delà du politique, il existe des iniquités économiques et sociales générées par des atteintes flagrantes aux droits humains, tant dans les sphères économique, sociale et culturelle que dans les sphères civile et politique. Le respect des droits fondamentaux doit tenir compte non seulement de leur universalité, mais aussi de leur caractère indivisible.
Nombre de déshérités ignorent les avantages de la mondialisation. La libéralisation des marchés n’a pas forcément entraîné leur moralisation en terme de conscience sociale. Au contraire, l’existence d’importantes poches de pauvreté au milieu de la prospérité renforce le sentiment de privation économique et d’exclusion sociale, créant un terrain favorable à l’agitation et à la violence. Ce profond sentiment d’injustice sociale est partagé par un grand nombre de gens. Des millions d’Africains mourront prématurément parce qu’on refuse de leur vendre les traitements contre le VIH et le sida déclaré à des prix abordables, alors que des médicaments existent et que les habitants de pays plus riches peuvent se les procurer. Des millions de gens dans le monde entier sont privés d’accès égal à l’éducation, à l’emploi et aux responsabilités, à cause de leur race ou de leur origine ethnique, de leur orientation ou de leur identité sexuelles. À mesure que la mondialisation gagne du terrain, enrichissant les uns, aggravant le désespoir et le dénuement des autres, il est du devoir des militants des droits humains de promouvoir non seulement la justice légale, mais aussi la justice sociale. Une conception éthique de la mondialisation n’est rien moins qu’une conception du développement fondée sur les droits humains. Pour que ces droits prennent du sens dans les pays en développement, il nous faut lutter non seulement contre la torture, la détention arbitraire et les procès inéquitables, mais aussi contre la faim, l’analphabétisme et la discrimination.
Lorsque Amnesty International parle d’un monde de liberté et de justice, elle parle d’un monde dans lequel toute personne jouit de l’ensemble des droits inscrits dans la Déclaration universelle des droits de l’homme et les autres instruments internationaux relatifs à ces droits. Face aux autres aspects des droits humains qui s’imposent à notre attention, notre mission s’est élargie. À l’avenir, non seulement nous continuerons à travailler sur ces droits civils et politiques, qui sont au cœur de notre action depuis des décennies, mais nous nous mobiliserons aussi pour garantir le respect des droits économiques, sociaux et culturels.

Aller de l’avant
J’ai commencé en soulignant l’urgence et l’importance des défis auxquels, en ces temps difficiles, se trouvent confrontés les militants des droits humains. Je terminerai en insistant sur la vulnérabilité grandissante des militants qui luttent en première ligne, les nôtres et ceux avec qui nous travaillons. En 2001, des défenseurs des droits humains, dont des membres d’Amnesty International, ont été menacés ou agressés dans de nombreux pays, notamment en République démocratique du Congo, au Zimbabwe, en Tunisie, au Mexique, en Colombie et en Indonésie. Pour protéger les défenseurs des droits humains de toute attaque ou manœuvre d’intimidation, il nous faut mobiliser des soutiens dans le monde entier, prendre des mesures concrètes pour aider les personnes en danger et leurs proches, et constituer des réseaux capables, en permanence, de réagir dans les plus brefs délais. Ne laissons pas la peur l’emporter.
Ne laissons pas se dégrader les libertés fondamentales ni prévaloir les préjugés et l’intolérance. L’universalité et l’indivisibilité des droits humains ne sont pas négociables. Il ne saurait y avoir de troc entre droits humains et sécurité, entre justice et impunité. Une conception du monde donnant priorité aux droits humains ­ c’est-à-dire plaçant la sécurité des personnes avant celle des États ­ peut paraître la voie la plus ardue mais, en ces temps troublés, elle est la seule à être véritablement porteuse d’espoir.

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