INTRODUCTION : Les responsabilités n’ont pas de frontières

« La réaction des institutions de sécurité collective, lorsqu’elle est inefficace et inéquitable, en dit long sur les menaces qui comptent à leurs yeux. Nos institutions de sécurité collective ne doivent pas se contenter d’affirmer qu’une menace contre un seul est une menace contre tous ; elles doivent aussi agir en conséquence. »
Rapport du Groupe de personnalités de haut niveau
sur les menaces, les défis et le changement,
décembre 2004 (traduction non officielle)

L’un des événements les plus marquants de 2004 a eu lieu alors que l’année touchait à sa fin. Le 26 décembre au large de l’Indonésie, un violent séisme sous-marin a entraîné, dans tout l’océan Indien, une série de vagues meurtrières qui ont déferlé sur les côtes d’Indonésie, de Sri Lanka, d’Inde, de Thaïlande, de Malaisie, du Myanmar et d’Afrique de l’Est. Les ravages provoqués par ce raz-de-marée ont dépassé l’entendement. Près de 300 000 hommes, femmes et enfants ont péri et environ 100 000 autres ont été portés disparus et sont considérés comme décédés. Plus de cinq millions de personnes se sont retrouvées sans foyer, en proie à la faim et aux risques d’épidémies.
Le tsunami et ses conséquences ont fait naître un sentiment de proximité et de vulnérabilité partagée à l’échelle planétaire. Survenue au terme d’une année où le « terrorisme » se situait au premier rang des préoccupations internationales, cette catastrophe a fait apparaître que les menaces pesant sur la sécurité mondiale ne se résumaient pas au seul risque d’un attentat-suicide. Qu’ils soient de nature écologique, politique ou économique, les principaux dangers pour les droits humains et la sécurité des personnes revêtent une dimension internationale : ils ne sauraient être combattus exclusivement par des pays agissant de manière isolée, mais exigent au contraire une action coordonnée à l’échelle mondiale.
De par sa portée et son ampleur, la réaction face à ce raz-de-marée s’est avérée tout aussi exceptionnelle que la catastrophe. La compassion et la solidarité ont atteint des niveaux sans précédent entre des personnes que rien ne rapprochait en apparence. Partout, hommes et femmes se sont unis dans le chagrin comme dans le don. Les médias classiques et d’autres moyens de communication, plus récents et moins structurés, comme les blogs, ont permis à chacun d’être informé de l’évolution de la situation instantanément, mais aussi d’établir des liens entre toutes les personnes concernées. Les actions et la générosité des citoyens du monde entier, comme celles des organisations non gouvernementales, ont poussé les pays donateurs à augmenter significativement leurs promesses d’assistance et d’aide financière.
Dans un premier temps au moins, la réaction déclenchée par la catastrophe a suscité un optimisme prudent quant à l’émergence d’un sentiment de citoyenneté mondiale. Certains signes laissaient entrevoir une plus grande conscience de la nécessité d’une action multilatérale afin d’assurer la sécurité collective à l’échelle planétaire. Alors que l’année 2004 s’achevait, la communauté internationale semblait avoir admis que, à l’ère de la mondialisation, la responsabilité en matière de protection des droits humains dépassait les frontières de l’État-nation.

Toutefois, ces réactions de la communauté internationale et des simples citoyens contrastaient tristement avec l’absence d’intervention efficace dans les autres crises mondiales qui, tout au long de l’année, ont laissé dans leur sillage un nombre comparable de victimes. En 2004, les intérêts économiques, l’hypocrisie politique et les discriminations sociales ont une nouvelle fois attisé les conflits sur l’ensemble de la planète. La « guerre contre le terrorisme » s’est avérée plus efficace pour saper le système international des droits humains que pour contrer le « terrorisme » à l’échelon mondial. La situation des femmes exposées à la violence dans leur foyer, dans la collectivité ou dans des situations de conflit n’a suscité qu’un intérêt très faible. Les droits économiques, sociaux et culturels des populations marginalisées étaient, pour leur part, rarement pris en compte.

Conflits armés

« Quand on a essayé de s’enfuir ils ont tiré sur des enfants. Ils ont violé des femmes ; j’ai vu plusieurs fois des Janjawid violer des femmes et des jeunes filles. Ils sont contents quand ils violent. Ils chantent et ils disent que nous ne sommes que des esclaves et qu’ils peuvent faire de nous ce qu’ils veulent. »
A., trente-sept ans, originaire de Mukjar,
dans le Darfour (Soudan)

Tout au long de l’année 2004, le Darfour a été le théâtre d’une autre tragédie humanitaire de très grande ampleur ; c’est dans cette région du Soudan que s’est illustrée le plus nettement l’incapacité de la communauté des nations à fournir une réponse adaptée aux crises en matière de droits humains. À l’inverse du tsunami, cette situation dramatique n’était pas l’œuvre de la nature mais celle de l’homme. La communauté internationale n’a ici déployé que très peu d’efforts pour mettre un terme aux souffrances des populations concernées ou pour les apaiser.
Dans cette région, tout au long de l’année, d’innombrables femmes, jeunes filles et fillettes ont été violées, enlevées et contraintes à l’esclavage sexuel par les Janjawid, une milice armée, financée et soutenue par le gouvernement soudanais qui recrutait ses membres parmi les groupes nomades. Les viols massifs qui ont été commis, notamment les viols collectifs d’élèves, constituaient sans conteste des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité.
Souvent vêtus d’uniformes soudanais et accompagnés de l’armée nationale, les Janjawid ont également incendié des villages, massacré des civils et pillé les biens et le bétail. L’aviation gouvernementale a ajouté aux souffrances de la population en bombardant des villages. Quant aux forces de sécurité, elles torturaient quasi systématiquement les personnes arrêtées : bien souvent, ces dernières étaient frappées violemment à l’aide de tuyaux, recevaient des coups de fouet ou de bottes et, dans certains cas, avaient les ongles arrachés ou étaient brûlées avec des cigarettes. À la fin de l’année, le conflit avait contraint plus d’un million et demi de personnes à fuir leur foyer après la destruction de leur village et le pillage de leurs troupeaux et de leurs biens. La quasi-totalité des localités de la région ont été dévastées. Au cours des derniers mois de 2004, le conflit au Darfour s’est encore intensifié : l’armée et les milices soutenues par l’État ont lancé des offensives contre la population civile, les forces gouvernementales et les forces rebelles se sont affrontées et des convois humanitaires ont été attaqués.
Les atrocités au Darfour constituaient un test décisif de la capacité des Nations unies à réagir efficacement aux crises majeures affectant les droits des personnes. Et, cette fois encore, les Nations unies ont échoué. Ainsi, les « zones sûres », désignées par le gouvernement soudanais et les Nations unies pour accueillir les personnes déplacées de la région, étaient bien loin de garantir une quelconque sécurité. Sous la surveillance des services nationaux de sécurité et de renseignement militaire, les personnes déplacées restaient exposées aux arrestations arbitraires, aux viols et aux assassinats commis par les forces de sécurité gouvernementales. Sous les yeux de représentants des Nations unies et de l’Union africaine (UA), des bulldozers ont détruit le camp d’Al Geer ; la population qui s’y trouvait a été brutalisée et aspergée de gaz lacrymogène. Les protestations des hauts responsables internationaux sont restées lettre morte.
Dans le même temps, les trois résolutions adoptées en moins de six mois par le Conseil de sécurité des Nations unies laissaient apparaître de graves carences en matière de protection envers les habitants du Darfour. De toute évidence, la défense des droits humains s’intégrait difficilement aux négociations pour un accord de paix Nord-Sud. En adoptant, au mois de novembre, une résolution qui omettait d’indiquer clairement que les violations des droits fondamentaux ne seraient pas tolérées, le Conseil de sécurité a sans doute laissé croire que le gouvernement soudanais pouvait agir en toute impunité. À la fin de l’année, le déploiement d’une mission renforcée de l’UA n’avait pas amélioré la sécurité et la protection des civils dans le Darfour. Il n’avait pas non plus exercé d’effet dissuasif sur les attaques.
Bien que la communauté internationale ait été largement informée des violences perpétrées dans le Darfour, de nombreux États ont autorisé, involontairement ou sciemment, l’envoi d’armes au Soudan. Les forces gouvernementales et les milices qui leur sont associées ont utilisé ces armes pour commettre des atrocités. Afin d’interrompre l’approvisionnement en matériel militaire ou assimilé pour toutes les parties au conflit, des groupes de défense des droits humains ont lancé des appels en faveur d’un embargo sur les armes, mais ils n’ont pas été entendus. Par ailleurs, la mise en place d’une commission d’enquête internationale chargée d’examiner les éléments de preuve de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité n’a été décidée qu’au terme de l’année. La communauté internationale disposait pourtant d’instruments qui auraient permis de sauver des vies et d’empêcher des souffrances : elle a simplement choisi de ne pas y avoir recours. Les violences et les exactions commises au Darfour ont clairement illustré l’absence chronique de volonté du Conseil de sécurité - sous les pressions exercées par certains de ses membres - en matière de prévention et de sanction des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre.
En 2004, le Darfour n’a pas été le seul endroit de la planète où les droits humains ont pâti des intérêts exclusifs des grandes puissances. Lancée au nom de la sécurité sous la direction des États-Unis, l’intervention militaire en Irak a plongé des millions d’Irakiens dans un état de profonde insécurité, marqué par une violence endémique et une pauvreté croissante. En Tchétchénie, le conflit s’est poursuivi pour la sixième année consécutive. Les informations recueillies faisaient état d’actes de torture, de viols et d’autres violences sexuelles infligés à des femmes tchétchènes par des soldats russes. Pour ne mentionner qu’un seul cas, Madina (pseudonyme), vingt-trois ans, a été arrêtée par les forces fédérales russes parce qu’elle était soupçonnée de préparer un attentat-suicide. Cette mère d’un enfant a été placée en détention au secret et aurait été torturée durant deux semaines dans la base militaire russe de Khankala. Voici ce que Madina a raconté à Amnesty International : « Le premier jour, ils m’ont prévenue que je les supplierais de mourir. À ce moment-là, je souhaitais à tout prix vivre, à cause de mon bébé. [...] Je n’imaginais pas que je leur demanderais de me tuer, [...] mais ce jour-là [...] j’étais anéantie, épuisée, à bout, j’ai fini par leur demander de m’abattre. »
Au cours de l’année, les personnes qui avaient renoncé à obtenir justice en Russie et cherché réparation auprès de la Cour européenne des droits de l’homme ont été délibérément prises pour cibles par les autorités, tout comme les défenseurs des droits humains et les militants qui tentaient de dénoncer l’injustice sévissant dans cette région.
En Haïti, à des milliers de kilomètres de là, les opposants armés au gouvernement se sont attaqués, en février, aux institutions étatiques. Ils étaient dirigés par des hommes reconnus coupables d’avoir perpétré de graves violations des droits humains sous la dictature militaire instaurée de facto au début des années 90. À la suite du départ du président Jean Bertrand Aristide, la Force intérimaire multinationale en Haïti (FIMH), sous mandat du Conseil de sécurité des Nations unies, s’est déployée sur le territoire afin d’aider au rétablissement de l’ordre public et à la protection des droits humains. La sécurité de la population civile passait de toute évidence par le désarmement des groupes armés et la restauration de l’état de droit. Pourtant, ni la FIMH ni le gouvernement intérimaire n’ont entrepris d’actions crédibles afin d’engager des programmes de désarmement exhaustifs qui soient applicables à l’ensemble du pays.
Progressivement, les auteurs de graves violations des droits humains ont recouvré des positions d’autorité. Des inondations dévastatrices et de nouvelles flambées de violence, survenues aux mois de septembre et d’octobre, ont mis en lumière la nécessité d’une intervention de la communauté internationale en Haïti afin de lutter contre la crise humanitaire et des droits humains qui accable le pays.
La situation des droits humains s’est dégradée dans les territoires palestiniens occupés par Israël. Le nombre d’homicides et de destructions de bâtiments commis par l’armée israélienne a augmenté en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. Les groupes armés palestiniens ont, cette année encore, lancé des attaques contre des civils israéliens.
La guerre civile en Côte d’Ivoire a rappelé combien un pays peut facilement retomber dans la violence lorsque les causes profondes d’un conflit n’ont pas été résolues. Au mois de novembre, les forces armées ivoiriennes ont bombardé Bouaké, une ville du nord du pays passée aux mains des insurgés, rompant ainsi dix-huit mois de cessez-le-feu. Au lendemain de ces événements, Abidjan, la capitale économique, a été le théâtre d’attaques et d’exactions visant des civils, notamment des ressortissants français et d’autres étrangers, dont certains vivaient sur le territoire depuis plusieurs décennies. Au cours de ces violences exacerbées par la xénophobie, des civils ivoiriens auraient violé des Françaises et d’autres étrangères. En réponse aux manifestations d’hostilité envers la population française, des troupes françaises chargées de maintenir la paix sous un mandat des Nations unies ont recouru de manière excessive à la force contre des civils, pour la plupart non armés, et ont abattu au moins quinze d’entre eux. D’autres civils ont été tués alors qu’ils tentaient apparemment d’échapper à la fusillade.
La prolifération des armes est l’un des principaux facteurs contribuant à la perpétuation des conflits. La facilité avec laquelle il est possible de se procurer des armes et des munitions tend à accroître l’ampleur de la violence armée, à prolonger les guerres et à faciliter les atteintes graves et généralisées aux droits humains. La majorité des conflits actuels ne pourraient se poursuivre sans un approvisionnement en armes légères et munitions associées.
Depuis quarante ans, la Colombie est ravagée par un conflit dans lequel toutes les parties en présence se sont rendues coupables de viols et d’autres crimes sexuels. Ces dernières années, le matériel militaire (dont de très nombreuses armes légères) a été fourni aux autorités colombiennes par l’Afrique du Sud, l’Allemagne, le Brésil, l’Espagne, les États-Unis, la France, Israël, l’Italie et la République tchèque. Par ailleurs, l’absence de contrôle sur le commerce international de l’armement a permis à de nombreux mouvements de guérilla de se procurer de vastes quantités de matériel.
La plupart des États ne respectent toujours pas leur obligation de prendre des mesures afin d’empêcher les transferts d’armes vers ceux qui méprisent ouvertement le droit international humanitaire et le droit international relatif aux droits humains. Il convient d’adopter, à l’échelon international, un dispositif général de contrôle permettant de combler les failles par lesquelles les armes et les munitions peuvent tomber entre de mauvaises mains. Pour cette raison, Amnesty International, Oxfam et le Réseau d’action international sur les armes légères (RAIAL) ont lancé une campagne commune afin d’obtenir des mécanismes de régulation plus stricts, et notamment un traité international sur le commerce des armes.
Autre grand trait des conflits contemporains : de puissants intérêts économiques entretiennent la militarisation et les hostilités pour en retirer des bénéfices. Le rôle des acteurs économiques deviendra toujours plus important à mesure que se multiplieront les conflits portant sur les ressources naturelles.
La responsabilité des acteurs externes dans la poursuite des hostilités est particulièrement flagrante en République démocratique du Congo (RDC), où plus de trois millions de civils ont été tués ou sont morts de faim ou de maladie depuis le mois d’août 1998. Ce conflit se caractérise par des exécutions illégales, des actes de torture et des viols commis par toutes les parties en présence, ainsi que par l’intervention de nations étrangères et d’entreprises internationales cherchant à servir leurs propres intérêts, quel qu’en soit le coût humain. De nombreux pays ont continué à approvisionner la RDC en armes ; ces transferts étaient souvent organisés et effectués par le biais de réseaux internationaux de courtage en armement qui contournaient l’embargo sur les armes imposé à la RDC par les Nations unies.
En 2004, la quasi-totalité de l’est de la RDC se trouvait encore sous le contrôle de diverses factions armées qui se disputaient les terres et les ressources de la région. Les homicides illégaux et les actes de torture se sont poursuivis. Hommes, femmes et enfants ont été victimes d’attaques menées au moyen de machettes et d’armes légères, parfois artisanales. Les combattants avaient recours aux violences sexuelles comme arme de guerre. On dénombrait de très nombreux cas de pillage et de destruction d’habitations, de champs, d’écoles, de centres médicaux et alimentaires, ainsi que d’édifices religieux. Toutes les forces armées comptaient des enfants soldats.
En RDC, l’année 2004 a également été marquée par d’effroyables violences perpétrées en toute impunité contre des femmes de tous âges, notamment contre des fillettes. Une jeune femme, violée à deux reprises au cours du conflit, a confié à Amnesty International : « Dans mon village, on se moquait tellement de moi que j’ai dû partir vivre dans la forêt. [...] J’ai faim, je n’ai pas de vêtements et pas de savon. Je n’ai pas d’argent pour acheter des médicaments. Il vaudrait mieux que je meure avec le bébé dans mon ventre. »
L’ampleur du nombre de viols commis en RDC a créé une double crise - en matière de droits humains et sur le plan sanitaire - qui exige des réponses aussi bien immédiates que sur le long terme. Pourtant, bien que des dizaines de milliers de femmes, d’hommes, d’enfants et même de bébés aient été systématiquement violés et torturés dans l’est du pays, le gouvernement et la communauté internationale n’ont entrepris aucune action d’ensemble organisée pour venir en aide aux victimes.

Violences contre les femmes

La RDC et le Darfour étaient loin de constituer des exceptions en matière de violence généralisée contre les femmes, les jeunes filles et les fillettes. Dans les autres conflits armés à travers le monde, ces dernières ont également subi des viols et d’autres agressions sexuelles, mais aussi des mutilations et diverses humiliations.
Les auteurs de ces actes étaient multiples : soldats des forces armées nationales, milices ou groupes paramilitaires progouvernementaux, groupes armés en conflit avec l’État ou d’autres mouvements, militaires, policiers, gardiens de prison ou agents de sécurité privée, soldats déployés à l’étranger (dont des membres des forces de maintien de la paix sous l’égide des Nations unies ou d’une autre organisation), personnel des agences humanitaires et voisins ou proches des victimes.
Lancée au mois de mars, la campagne d’Amnesty International Halte à la violence contre les femmes a pour principal objectif de mettre un terme à l’impunité dont jouissent les auteurs de violences infligées aux femmes durant les conflits ; elle s’appuie sur les avancées des tribunaux internationaux et de la Cour pénale internationale dans la reconnaissance des crimes de ce type.
Cette campagne cherche également à démontrer que la violence subie par les femmes lors des conflits n’est autre que la manifestation extrême de la discrimination et des atteintes aux droits fondamentaux dont elles sont victimes en temps de paix. Dans des circonstances ordinaires, ces comportements favorisent l’acceptation généralisée des violences conjugales, du viol et des autres formes de violence sexuelle à l’égard des femmes. Lorsque les tensions politiques dégénèrent en conflit, toutes les formes de violence augmentent, y compris celles qui visent spécifiquement les femmes.
Une grande partie des conflits de 2004 étaient fondés sur des différences - réelles ou supposées - d’ordre ethnique, religieux, culturel ou politique, qui opposaient une population à une autre. Dans de telles circonstances, les violences sexuelles étaient souvent utilisées comme arme de guerre, les actes de torture infligés aux femmes étant perçus comme un moyen de souiller l’« honneur » du groupe visé. Par ailleurs, la plupart des conflits étaient internes à une région ou à un pays et opposaient non des armées nationales professionnelles, mais des gouvernements à des groupes armés ou encore plusieurs mouvements armés rivaux. En conséquence, un grand nombre d’atrocités resteront vraisemblablement impunies, étant donné la difficulté consistant à obliger les groupes armés à rendre compte de leurs actes.
Au cours de l’année, Amnesty International a publié plusieurs rapports portant sur différents aspects de la violence subie par les femmes dans le monde. Un de ces documents concernait plus particulièrement la Turquie, où l’on estime qu’entre 33 et 50 p. cent de la population féminine est victime de violences physiques au sein de la famille. Ces femmes sont molestées, violées et, dans certains cas, assassinées ou poussées au suicide. Les fillettes font l’objet d’échanges et sont mariées de force très jeunes. Maris, frères, pères et fils seraient responsables de la majorité des violences subies. Ces brutalités sont tolérées - voire approuvées par des membres influents de la société ainsi que par de hauts responsables du gouvernement et de la magistrature. Il est rare que les autorités ordonnent des enquêtes approfondies lorsque des femmes portent plainte pour agression, ou même lorsqu’elles sont victimes d’un meurtre ou d’un « suicide ». Bien que le gouvernement ait récemment entrepris de mettre un terme à cette pratique, les tribunaux allègent toujours la peine infligée à l’auteur d’un viol lorsque celui-ci s’engage à épouser sa victime.
Dans un autre rapport, Amnesty International s’intéressait à la traite des femmes et des jeunes filles que l’on force à se prostituer au Kosovo. Ce document révélait qu’un grand nombre d’entre elles viennent des pays d’Europe les plus démunis et sont fragilisées par les privations économiques ou les violences physiques dont elles ont été victimes dans le passé. Les trafiquants exploitent leur rêve d’une vie meilleure en leur proposant de « travailler » en Occident. Au lieu d’obtenir un emploi convenable, ces femmes se retrouvent prisonnières, réduites en esclavage et contraintes à la prostitution. Certains de leurs clients appartenant à la police ou à des forces internationales, elles sont souvent trop effrayées pour tenter de fuir. Les autorités ne prennent par ailleurs aucune mesure pour leur porter secours.
Dans tous les pays du monde, la misère et la marginalisation alimentent toujours les violences contre les femmes. Celles-ci sont davantage affectées par la pauvreté que les hommes : leur dénuement est plus profond et la paupérisation féminine s’accentue. La mondialisation a ouvert de nouvelles perspectives aux femmes, mais elle a également marginalisé un nombre croissant d’entre elles, qui ont beaucoup de mal à échapper aux mauvais traitements et à obtenir protection et réparation.
Quand Amnesty International a lancé la campagne Halte à la violence contre les femmes, elle a délibérément choisi de collaborer avec les mouvements œuvrant pour les droits des femmes, au niveau local, national et international, afin de former une nouvelle base de défense des droits humains. Les femmes du monde entier se sont organisées afin de dénoncer les violences qu’elles subissent et d’y mettre un terme. Elles ont ainsi obtenu des modifications profondes des lois, des politiques et des pratiques. Par-dessus tout, elles ont rompu avec l’image de la femme comme victime passive de la violence.
L’une des victoires des militants pour les droits des femmes a été de prouver que les violences faites aux femmes constituaient une atteinte aux droits humains. Cette avancée modifie la perception du problème : puisqu’il ne s’agit désormais plus d’une affaire d’ordre privé mais d’une question publique, les autorités sont tenues d’intervenir. L’évolution parallèle des normes régionales et internationales en matière de droits humains renforce par ailleurs leur obligation de rendre des comptes. Les militants en faveur des droits des femmes ont largement contribué à faire en sorte que le Statut de Rome, traité fondateur de la Cour pénale internationale, reconnaisse le viol et les autres formes de violence sexuelle comme des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre. Au mois de décembre, la Cour pénale internationale a annoncé que sa première instruction concernerait des allégations de massacres, d’exécutions sommaires, de viols, d’actes de torture, de déplacements forcés et d’utilisation d’enfants soldats en RDC.
La campagne Halte à la violence contre les femmes d’Amnesty International souhaite démontrer qu’avec la solidarité et le soutien des mouvements de défense des droits humains, les organisations de femmes sont les plus à même d’agir pour enrayer les violences dont les femmes sont victimes. Cette campagne a pour dessein de mobiliser les hommes aussi bien que les femmes et d’exploiter tout le potentiel du système de défense des droits humains pour mettre fin à la violence contre les femmes.

« Terrorisme », lutte contre le « terrorisme » et état de droit
« Ensuite, [le gardien] a apporté une caisse sur laquelle il m’a fait monter, et il s’est mis à me frapper. Puis un grand Noir est arrivé, il a attaché des fils électriques sur mes doigts, mes orteils et mon pénis et m’a recouvert la tête d’un sac. Puis il a dit : “c’est quel bouton pour l’électricité ?” »
Détenu irakien à la prison d’Abou Ghraib, 16 janvier 2004

(déposition effectuée auprès d’enquêteurs militaires américains
et obtenue par le
Washington Post )

Le président George W. Bush a affirmé à maintes reprises que la défense de la dignité humaine était un principe fondateur des États-Unis et l’une de leurs priorités. Il a repris ce thème dans son discours devant l’Assemblée générale des Nations unies en septembre 2004. Pourtant, durant son premier mandat, on a pu constater que les États-Unis, malgré leurs prétentions, étaient loin de défendre les droits humains à l’échelle mondiale.
L’exemple le plus flagrant de ce double langage est peut-être la prison d’Abou Ghraib, où des photographies terribles ont été prises : un détenu encagoulé, en équilibre sur une caisse, les bras écartés, des fils électriques reliés aux mains et menacé de torture à l’électricité ; un homme nu, recroquevillé de peur contre les barreaux de sa cellule, tandis que des soldats menacent de lâcher des chiens féroces sur lui ou encore des soldats souriants - manifestement persuadés de leur impunité - forçant des détenus à prendre des poses obscènes et humiliantes.
Les images d’Abou Ghraib ont entraîné l’ouverture d’enquêtes officielles par les autorités américaines, mais aucune n’a été suffisamment exhaustive, indépendante et approfondie pour permettre d’éclaircir le rôle du secrétaire à la Défense, ni celui de responsables d’organismes ou de départements extérieurs au Pentagone. En outre, toute une série de notes gouvernementales rendues publiques après l’éclatement du scandale laissaient penser que les autorités américaines réfléchissaient à la manière dont leurs agents pourraient contourner l’interdiction internationale de la torture et des traitements cruels, inhumains et dégradants, démontrant ainsi que l’opposition déclarée des États-Unis à ces pratiques n’était qu’un faux-semblant.
Tout au long de l’année 2004, l’Irak a été le théâtre d’une violence chronique aux multiples facettes : exécutions illégales, tortures et autres sévices imputables aux troupes de la coalition dirigée par les États-Unis et aux forces de sécurité irakiennes, attaques menées contre des civils ou d’autres cibles par des groupes armés, etc. Cette violence a sérieusement entravé les opérations d’aide aux populations et la reconstruction du pays. Des millions de personnes ont souffert de la destruction des infrastructures, du chômage massif et de l’incertitude quant à l’avenir. Des dizaines d’otages ont été sauvagement assassinés ; les vidéos montrant la décapitation de certains d’entre eux ont mobilisé l’attention des médias internationaux. Des bandes criminelles ont enlevé de nombreux Irakiens, en particulier des enfants, en échange de rançons. Les démarches entreprises pour traduire en justice les auteurs d’atteintes aux droits humains passées ou plus récentes n’ont pas obtenu de résultat significatif.
Dans le même temps, le principal organe des Nations unies chargé de la défense des droits humains ignorait délibérément la crise irakienne. En avril, la Commission des droits de l’homme décidait en effet d’interrompre son examen de la situation en Irak à une période où la surveillance, l’assistance et la coopération étaient cruciales pour réussir la transition entre une dictature brutale et un gouvernement respectueux des droits humains. Ce faisant, la Commission montrait une nouvelle fois que, face à des gouvernements intransigeants, elle n’avait pas la détermination nécessaire pour aborder de front les problèmes de droits humains.
En juin, le Conseil de sécurité des Nations unies a adopté à l’unanimité une résolution sur le transfert du pouvoir en Irak ; elle contenait un engagement de toutes les forces en présence à se conformer au droit international, en particulier aux obligations découlant du droit international humanitaire. Toutefois, une occasion unique de clarifier les obligations spécifiques de la force multinationale et des autorités irakiennes au regard du droit international relatif aux droits humains et du droit international humanitaire a été manquée : une proposition visant à préciser ces obligations dans des termes dépourvus de toute ambiguïté et à les inclure dans la partie contraignante de la résolution a été bloquée par les États-Unis et le Royaume-Uni, rédacteurs du texte, malgré l’avis favorable émis par la majorité des membres du Conseil de sécurité.
Pendant ce temps, l’Afghanistan s’enfonçait dans la spirale infernale du chaos et de l’instabilité. Gagnées à la cause des talibans, les forces antigouvernementales ont lancé de violentes attaques contre le personnel chargé de superviser les élections et contre des membres d’organisations humanitaires. Dans tout le pays, la violence contre les femmes prenait des proportions extrêmement préoccupantes, tandis que d’autres violations des droits humains, notamment des tortures et des mauvais traitements infligés à des prisonniers par des soldats américains dans des centres de détention administrés par les États-Unis, continuaient d’être signalées.
Les atteintes aux droits humains perpétrées en Irak et en Afghanistan, n’ont pas été, loin de là, les seuls effets néfastes de la réaction aux terribles événements du 11 septembre 2001. Depuis cette date, divers gouvernements et groupes armés attaquent et sapent le système formé par les normes internationales relatives aux droits humains.
Sur la base navale américaine de Guantánamo Bay, les États-Unis maintenaient encore en détention des centaines de prisonniers étrangers, sans inculpation ni jugement. En refusant d’appliquer les Conventions de Genève de 1949 à ces prisonniers et en les privant de toute assistance juridique, les autorités américaines ne violaient pas seulement le droit international et les normes en usage, elles infligeaient également de graves souffrances à ces personnes et à leurs familles. En juin, la Cour suprême des États-Unis a jugé que les tribunaux américains étaient compétents pour examiner les requêtes visant à contester la légalité de ces détentions. Bien que cette décision ait semblé esquisser un retour à l’état de droit pour les détenus concernés, le gouvernement américain a cherché à la vider de toute substance afin de maintenir les détenus dans une situation de vide juridique. Par ailleurs, les États-Unis n’ont apporté aucun éclaircissement sur ce qu’il était advenu des prisonniers détenus dans d’autres pays, dans des lieux tenus secrets.

Statistiques sur la peine de mort
En 2004, au moins 3 797 personnes ont été exécutées dans 25 pays. Au moins 7 395 condamnations à la peine capitale ont été prononcées dans 64 pays. Ce décompte ne concerne que les cas dont Amnesty International a eu connaissance. Les chiffres exacts sont sans doute supérieurs.
Comme les années précédentes, la grande majorité des exécutions ont été le fait d’un très faible nombre de pays. En 2004, 97 p. cent de la totalité des exécutions signalées ont eu lieu en Chine, en Iran, aux États-Unis et au Viêt-Nam.
Fin 2004, 84 pays avaient aboli la peine de mort pour tous les crimes. Douze autres la maintenaient pour les crimes exceptionnels, commis notamment en temps de guerre. Au moins 24 pays étaient abolitionnistes dans les faits : ils n’avaient procédé à aucune exécution depuis au moins dix ans, ce qui semblait refléter une véritable volonté politique ou une pratique bien établie. Soixante-six pays ou territoires maintenaient la peine capitale, mais n’avaient pas tous prononcé des condamnation à mort ou exécuté de condamnés en 2004.

Des violations aussi graves, commises par un pays aussi puissant que les États-Unis, ont créé un climat dangereux. Le gouvernement américain, en menant une politique unilatérale et en appliquant ses propres critères, a de fait donné un feu vert aux régimes les plus brutaux de la planète. Des éléments probants attestent que la politique de sécurité mondiale appliquée après le 11 septembre 2001, la « guerre contre le terrorisme » menée par les États-Unis et leur respect très sélectif du droit international ont encouragé les gouvernements et divers autres acteurs, dans toutes les régions du monde, à poursuivre leurs exactions ou à en commettre d’autres.
Dans de nombreux pays, de nouvelles doctrines en matière de sécurité ont étendu le concept de « guerre » à des domaines relevant normalement du maintien de l’ordre et défendu l’idée que les droits humains pouvaient être réduits au minimum dès qu’il s’agissait de placer en détention, d’interroger et de poursuivre des « terroristes » présumés.
Dans certains pays asiatiques et européens, il était particulièrement manifeste que les autorités tiraient prétexte de la sécurité pour restreindre et bafouer les droits humains, au nom de la « guerre contre le terrorisme ». C’est ainsi que des milliers d’Ouïghours ont été arrêtés en Chine au motif qu’ils étaient des « séparatistes, des terroristes et des extrémistes religieux ». Dans l’État indien du Gujarat, des centaines de musulmans ont été maintenus en détention en vertu de la Loi relative à la prévention du terrorisme. En Ouzbékistan, les autorités ont arrêté et incarcéré des centaines de personnes considérées comme de fervents musulmans, ou leurs proches, tandis que de nombreux suspects d’infractions relevant du « terrorisme » étaient condamnés à de longues peines d’emprisonnement au terme de procès iniques. Aux États-Unis, des responsables ont tenté de minimiser certains actes de torture, ou encore soutenu que les Etats-Unis n’étaient pas responsables des tortures pratiquées par d’autres pays, même lorsqu’ils y avaient envoyé les victimes.
Malgré la généralisation des mesures de lutte contre le « terrorisme » destinées à assurer la protection des États et de leurs citoyens, des groupes armés ont commis des atrocités dans de nombreux pays afin d’accroître le climat d’insécurité. Le massacre, un matin de mars, de centaines de voyageurs qui avaient pris le train en direction de Madrid pour aller travailler, ou encore la prise en otage, en septembre, de centaines de familles, y compris d’enfants, qui participaient à une fête d’école à Beslan (Fédération de Russie), témoignaient d’un mépris absolu pour les principes d’humanité les plus élémentaires.
Les États ont le devoir de prévenir et de punir de telles horreurs, mais sans jamais attenter aux droits humains. Outre leur obligation, morale et juridique, de respecter encore plus rigoureusement ces droits face à des menaces de cette nature, une telle approche a beaucoup plus de chances d’être efficace à long terme. Lutter contre le « terrorisme » n’autorise pas les dérogations aux droits humains et aux libertés fondamentales. Pour combattre cette menace, les gouvernements doivent s’appuyer avec force et sans condition sur la primauté de la loi et le respect des droits humains.
La création de la Cour pénale internationale ouvre un certain nombre de perspectives, notamment en matière d’action juridique contre les groupes armés, bien que la Cour ne soit capable d’instruire et de juger qu’un nombre d’affaires limité. L’opposition persistante du gouvernement américain à cette juridiction va donc à l’encontre du but qu’il prétend rechercher, à savoir combattre le « terrorisme ». Pour être à même de juger les crimes de droit international perpétrés par des États ou des groupes armés, la Cour pénale internationale doit bénéficier d’un puissant soutien politique et logistique.

Insécurité économique et sociale

La persistance de la pauvreté - plus d’un milliard d’êtres humains vivent dans un extrême dénuement - reste peut-être la pire des menaces pour les droits humains et la sécurité de tous. Le très grand nombre de personnes vivant dans des conditions inhumaines, ainsi que l’écart grandissant entre les riches et les pauvres, aux niveaux national et international, contredisent fondamentalement le principe selon lequel tous les individus naissent égaux en dignité et en droits.
La Déclaration universelle des droits de l’homme et les traités internationaux relatifs aux droits humains portent l’espoir d’une certaine dignité, d’un monde où chacun jouirait d’un niveau de vie correct, mais aussi des droits essentiels permettant de concrétiser cette promesse : droit à l’alimentation, à l’eau, à un logement, à l’éducation, au travail et aux soins de santé notamment.
Ces droits économiques et sociaux élémentaires doivent être reconnus en tant que tels, à égalité avec le droit de ne pas être torturé ou détenu arbitrairement. Aussi longtemps que les obligations correspondantes n’auront pas été intégrées aux politiques publiques nationales et internationales, les efforts pour lutter contre la pauvreté resteront largement symboliques.
Dans plusieurs pays, les droits économiques et sociaux ont été invoqués avec succès pour remédier à des injustices. Ainsi, le cadre de référence des droits humains a permis de remettre en cause l’expulsion d’habitants de bidonvilles à Luanda, la capitale angolaise, et l’instrumentalisation politique des pénuries alimentaires au Zimbabwe. En 2004, Amnesty International a soutenu les efforts déployés dans ces pays pour revendiquer le droit au logement et le droit à l’alimentation.
Tout au long de l’année, l’action d’Amnesty International a également montré que la pauvreté, la marginalisation et l’exclusion entravaient la jouissance d’autres droits, tels que la liberté d’expression et la possibilité de bénéficier d’un procès équitable. Les pauvres sont relativement démunis face à l’exercice arbitraire du pouvoir public, qui va de la répression dans les bidonvilles au refus de fournir des services collectifs essentiels.
La Déclaration du Millénaire a fixé plusieurs buts à atteindre, qui ont ensuite été complétés par les Objectifs de développement pour le Millénaire. Ces derniers visent, entre autres, à réduire de moitié l’extrême pauvreté, à promouvoir l’égalité entre les sexes et à arrêter la propagation du VIH/sida d’ici 2015. Les Objectifs de développement pour le Millénaire ne reflètent pas uniquement les aspirations de quelques pays ; ils doivent être considérés comme l’occasion d’élargir les obligations incombant à tous les pays et à l’ensemble de la communauté internationale dans le domaine des droits économiques et sociaux. Ils doivent également fournir un cadre propice à la promotion d’obligations relatives aux droits humains, sur lesquelles pourront se fonder les politiques et mesures internationales en matière de commerce, d’aide et de dette.
En 2004, malheureusement, ni les forums internationaux ni les institutions de gouvernance mondiale chargées de ces questions ne se sont décidées à les prendre en compte. Signe du relatif manque d’intérêt pour les droits économiques, sociaux et culturels, le système de protection des droits humains des Nations unies tarde à adopter un mécanisme permettant de recevoir les plaintes concernant des violations du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. Malgré le nouvel élan donné au projet par des organisations non gouvernementales et certains États, la mise en place d’un tel mécanisme reste une perspective lointaine.
Autre indication des carences des structures de gouvernance mondiale actuelles, la responsabilité des entreprises en matière de droits humains n’est pas reconnue. Le mois de décembre 2004 a marqué le vingtième anniversaire de la catastrophe de Bhopal, en Inde. La fuite de gaz avait provoqué la mort de 20 000 personnes et des maladies chroniques chez 100 000 autres. Depuis plus de vingt ans, cette tragédie et la contamination qui en a résulté continuent de miner l’existence des populations locales. Les sociétés responsables, Union Carbide Corporation (UCC) et Dow Chemicals, n’ont toujours pas nettoyé le site ni enrayé la pollution qui avait commencé à se répandre dans les années 70, avec l’ouverture de l’usine. Les survivants de la catastrophe attendent toujours une indemnisation équitable et des soins médicaux appropriés. Personne n’a été tenu pour responsable de la fuite toxique. Dow Chemicals et UCC nient toute responsabilité au regard de la loi et UCC refuse de comparaître devant la justice indienne.
Dans la plupart des pays, les entreprises fournissent du travail à des millions de personnes et constituent le moteur de l’économie. Elles jouissent donc d’une influence et d’un pouvoir énormes, voire planétaires pour nombre d’entre elles. Les activités des entreprises exercent des effets significatifs sur les droits humains. Bien souvent, la réglementation et les dispositifs d’application ne permettent pas de protéger correctement les personnes quand ces activités sont préjudiciables à la main-d’œuvre ou à la collectivité. Il est fréquent que les pouvoirs en place ne puissent ou ne veuillent pas demander des comptes aux entreprises présentes dans leur pays. L’organisation complexe des multinationales peut également être un obstacle pour les juridictions locales chargées de juger des infractions commises par des sociétés dont le siège est à l’étranger.
Alors que de nombreuses entreprises ont des activités transnationales qui dépassent le cadre du pouvoir réglementaire dévolu à un seul État, la plupart s’opposent à toute évolution vers la mise en place de réglementations internationales ayant force obligatoire. Les codes et les initiatives adoptés volontairement tels que le Pacte mondial, un réseau international en faveur d’une entreprise citoyenne et responsable, peuvent être utiles pour promouvoir les bonnes pratiques, mais ils n’ont pas réussi à atténuer les effets négatifs du comportement des entreprises sur les droits humains. En 2004, le processus engagé par les Nations unies pour codifier les responsabilités en matière de droits humains des sociétés transnationales et autres entreprises industrielles ou commerciales a gagné du terrain.

Réforme des Nations unies

L’année 2004 a montré que la réponse des Nations unies aux problèmes mondiaux de droits humains n’était pas adaptée et qu’il fallait instaurer des mécanismes de protection plus efficaces et impartiaux.
En 2004, les Nations unies ont été en butte à de sévères critiques ; si certaines étaient justifiées, d’autres visaient à fragiliser l’institution elle-même. Amnesty International estime que le rôle des Nations unies demeure crucial pour la défense et la promotion des droits humains mais qu’une réforme constructive des organes de protection de ces droits renforcerait l’ensemble de l’organisation. Il faut réformer les Nations unies pour que le discours sur les droits humains inspire à nouveau la confiance et pour insuffler plus de vigueur aux efforts visant à améliorer la sécurité mondiale. Les États doivent admettre qu’en reléguant les droits humains au second plan, ils accentuent l’insécurité et ouvrent la porte aux abus de tout ordre.
Le rapport du Groupe de personnalités de haut niveau sur les menaces, les défis et le changement, publié en décembre 2004 sous le titre Un monde plus sûr : notre affaire à tous, reconnaît la nécessité d’une réforme. Ce document fournit une occasion exceptionnelle de renforcer les Nations unies et de réaffirmer le rôle central des droits humains et de la primauté de la loi pour répondre aux menaces et aux défis mondiaux. Les États membres de l’organisation doivent saisir cette occasion et conférer à ces droits la position prééminente que réclame la Charte des Nations unies, en apportant au système international de défense des droits humains le soutien politique et financier qui lui est nécessaire.
Amnesty International considère que les réformes ci-après figurent parmi celles, nombreuses, qui sont indispensables.
Dans le domaine de la lutte contre le « terrorisme », les Nations unies doivent concevoir une stratégie globale, obéissant à des principes clairement définis et dont les droits humains seraient une composante clé. À cet égard, il faut inciter le Conseil de sécurité à pallier les carences caractérisant le travail de son Comité contre le terrorisme, de sorte que les instruments et les mesures qu’il préconise restent dans les limites d’un cadre juridique respectueux des droits humains. Le Conseil de sécurité doit convier régulièrement la haut-commissaire aux droits de l’homme à participer aux discussions sur divers thèmes ou pays relevant de sa compétence. Sa présence enrichira considérablement les débats du Conseil, notamment au sujet des opérations de maintien de la paix, du système d’alerte rapide et de la mise en œuvre effective des dispositions relatives aux droits humains contenues dans les résolutions.
Les membres permanents du Conseil de sécurité doivent s’engager à ne pas utiliser leur droit de veto dans les affaires concernant des crimes de génocide, des crimes contre l’humanité, des crimes de guerre ou d’autres atteintes majeures aux droits humains.
La Commission des droits de l’homme, qui a perdu une partie de sa légitimité en raison des manœuvres politiques de ses membres, doit être réformée afin de pouvoir défendre et promouvoir les droits humains le plus efficacement possible, à tout moment et partout. Les propositions d’élargissement de la Commission à l’ensemble des États membres des Nations unies doivent s’inscrire uniquement dans le cadre d’une stratégie globale visant à renforcer le système de protection des droits humains des Nations unies. Toute modification des institutions doit être opérée en veillant à préserver le rôle des organisations non gouvernementales.
Par ailleurs, il serait souhaitable que les États augmentent substantiellement leur appui financier au Haut-Commissariat aux droits de l’homme. Les apports irréguliers et insuffisants dont pâtit cet organisme (il ne perçoit que 2 p. cent du budget des Nations unies) ont réduit les capacités du programme pour les droits de l’homme en matière de recrutement d’équipes professionnelles et stables, essentielles pour un travail efficace.
Le rapport du Groupe de haut niveau sur la réforme des Nations unies aborde la question du partage des responsabilités en matière de droits humains, mais le débat se limite dans une large mesure au devoir d’intervention militaire en cas de transgressions massives des droits humains. Pour Amnesty International, cette conception étroite est à la fois réductrice et dangereuse. La responsabilité qui incombe à la communauté internationale de respecter, protéger et garantir les droits humains va bien au-delà du recours à la force militaire dans le cadre d’interventions dites « humanitaires ». Elle couvre une gamme nettement plus étendue d’obligations qui consistent, notamment, à prendre des mesures en amont pour prévenir les conflits, à ne pas vendre d’armes aux États qui bafouent les droits humains, à offrir l’asile aux réfugiés fuyant des persécutions et à aider les États qui luttent contre des problèmes chroniques comme les inégalités, la pauvreté ou le VIH/sida.

Une année difficile

Pour les militants des droits humains, l’année 2004 a été difficile. Les images choquantes des sévices d’Abou Ghraib ont souligné la nécessité de défendre des principes jusque-là réputés inviolables tels que l’interdiction de la torture. La fréquence des atroces violences sexuelles infligées aux femmes en période de conflit a rappelé la rapidité avec laquelle les combats déshumanisent les hommes et la manière systématique dont les femmes et les jeunes filles sont prises pour cibles. Dans de nombreux pays, la montée de la xénophobie a souligné à quel point il importait de réagir à la moindre manifestation de racisme. Ces problèmes - parmi tant d’autres - révèlent l’ampleur des défis que doivent relever les défenseurs des droits humains, partout dans le monde.
Malgré cela, des raisons d’espérer subsistaient. Cinq pays (le Bhoutan, la Grèce, Samoa, le Sénégal et la Turquie) ont rejoint la liste des États, de plus en plus nombreux, qui ont totalement aboli la peine de mort. Plusieurs pays ont libéré des prisonniers d’opinion et les avancées de la Cour pénale internationale ont redonné un espoir de justice aux victimes de crimes atroces.
Dans le monde entier, d’immenses foules de simples citoyens ont apporté la preuve du pouvoir et de l’influence de la société civile. La solidarité en action s’est illustrée en différentes occasions : au Forum social mondial de Mumbai (Bombay), au mois de janvier, au Forum social européen de Londres, en novembre, mais aussi dans l’élargissement du débat sur les droits humains au Moyen-Orient et dans les manifestations des Ukrainiens, descendus dans la rue en décembre. Les millions de personnes rassemblées à Madrid pour dénoncer les attentats du 11 mars ont montré que chacun pouvait se mobiliser, revendiquer son droit à ne pas vivre dans la peur, refuser le « terrorisme » et exiger de son gouvernement une attitude sincère et responsable.
Le militantisme mondial est une force qui gagne en dynamisme et en ampleur. Il représente aussi notre meilleur espoir de liberté et de justice pour l’humanité tout entière.

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