Introduction

À LA RECHERCHE DE LA SÉCURITÉ HUMAINE

Tout au long de l’année 2005, les États ont fait face à des problèmes de grande ampleur : conflits sans issue, attentats terroristes, inexorable propagation de la pandémie du VIH/sida, persistance d’une extrême pauvreté dans de nombreux pays et catastrophes naturelles.
Face à de telles épreuves, ce sont des réponses inspirées par les principes fondamentaux des droits humains qui auraient dû être apportées. Trop souvent, cela n’a pas été le cas. Que ce soit individuellement ou collectivement, les gouvernements ont continué à faire des choix qui sacrifiaient souvent les droits fondamentaux en faveur d’avantages politiques ou économiques.
Parallèlement, des millions de personnes à travers le monde sont intervenues avec force pour réclamer davantage de transparence et de responsabilisation, et pour que soit mieux reconnue la nécessité impérative d’un effort collectif face à des périls planétaires. Qu’il s’agisse de la mobilisation massive autour de la campagne Make Poverty History (Abolissons la pauvreté) ou du combat mené par des avocats et militants qui ont affronté de puissants États dans le cadre de procès sans précédent, la société civile a exhorté les gouvernements à assumer leurs responsabilités.
Au cours de l’année, il est apparu de plus en plus clairement que le respect de l’état de droit était essentiel à la sécurité humaine et que cette sécurité ne se construisait pas en portant des coups aux principes fondamentaux des droits humains au nom de la « guerre contre le terrorisme ». De la même manière, l’absence de respect, de protection et de satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels était de plus en plus souvent perçue comme une grave injustice et comme un déni des avancées enregistrées par l’humanité. Que ce soit en réponse à la détresse des hommes et des femmes frappés par une catastrophe naturelle ou à la situation difficile des victimes de mesures répressives prises par les autorités, la mobilisation de simples citoyens a souvent obligé les gouvernements à réagir en leur faisant honte de leur inaction.
Pour que règne la sécurité humaine, les individus et les collectivités doivent être protégés non seulement des guerres, des génocides et des attentats terroristes, mais aussi de la faim, des maladies et des catastrophes naturelles. Durant toute l’année, des militants ont mené des actions pour que les auteurs avérés d’atteintes aux droits humains soient plus souvent contraints de répondre de leurs actes, pour que les puissantes multinationales aient, elles aussi, à rendre des comptes, mais aussi afin que cessent le racisme, la discrimination et l’exclusion sociale.
Dans bien des cas, les atteintes aux droits humains commises en 2005 ne se limitaient pas au cadre des frontières nationales, qu’il s’agisse d’actes de torture, de « restitutions » ou des conséquences négatives de certaines politiques relatives à l’aide et au commerce. Certains aspects des relations internationales - en particulier les transactions économiques - bénéficiaient d’une quasi-abolition des frontières, mais celles-ci continuaient de se dresser dans d’autres domaines, notamment celui des migrations.
Face à des périls qui prenaient une ampleur mondiale, du terrorisme à la grippe aviaire, il était de plus en plus évident qu’il faudrait élaborer des solutions mondiales. De nombreux éléments sont venus rappeler la nécessité d’une réforme des Nations unies : l’incapacité persistante du Conseil de sécurité à obliger les États voyous à répondre de leurs actes, la révélation de faits de corruption aux plus hauts niveaux de l’organisation dans le scandale « Pétrole contre nourriture », l’indifférence qui a entouré la non-réalisation du premier objectif du Millénaire pour le développement, ainsi que le manque de détermination des institutions financières internationales à remédier au caractère inéquitable des échanges, de l’aide et de la dette. Les dirigeants des Nations unies ont eux-mêmes proposé un certain nombre d’initiatives ambitieuses mais, en septembre, les résultats limités du Sommet mondial des Nations unies ont révélé que la politique du calcul égoïste à l’échelle nationale continuait de l’emporter sur les aspirations multilatérales.
On a néanmoins pu constater certains progrès qui se sont concrétisés notamment par le renforcement d’une justice internationale naissante, sous différentes formes : Cour pénale internationale (CPI), tribunaux spéciaux internationaux, utilisation accrue de la compétence extraterritoriale. Après avoir sollicité des ressources supplémentaires durant de nombreuses années, le Haut-Commissariat aux droits de l’homme des Nations unies a enfin vu son budget augmenter de manière significative. Un débat s’est engagé sur les propositions visant à remplacer la Commission des droits de l’homme des Nations unies, fortement discréditée, par le Conseil des droits de l’homme. Encouragée par ces initiatives et surtout par le grand dynamisme et la diversité croissante de la communauté des défenseurs des droits humains à travers le monde, Amnesty International a réaffirmé son engagement en faveur de la mondialisation de la justice, qui permettrait de garantir les droits fondamentaux de tous dans la marche vers la sécurité humaine.

Torture et terrorisme

Les difficultés auxquelles s’était heurté le mouvement de défense des droits humains à la suite des attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis n’avaient pas disparu. Cette année encore, les États défendaient le discours officiel selon lequel les droits humains, loin de constituer une condition préalable essentielle à la sécurité humaine, gêneraient sa réalisation. Toutefois, grâce aux actions entreprises par les militants des droits humains et par d’autres protestataires, les tentatives des autorités pour subordonner les droits fondamentaux aux impératifs de sécurité ont suscité des critiques et des résistances croissantes.
Malgré les moyens et les efforts déployés par les États afin de lutter contre le terrorisme, l’année a été marquée par une augmentation du nombre d’attentats perpétrés par des individus ou des groupes armés ayant épousé des causes de toutes sortes dans de nombreux pays.
Au mépris des principes les plus élémentaires en matière de droits humains, des attaques délibérées contre des civils ont été lancées dans le monde entier. Ainsi, en Inde, au mois d’octobre, au tout début de la saison annuelle des fêtes, une série d’attentats à l’explosif a tué 66 personnes et en a blessé plus de 220 autres à Delhi. En Irak, des centaines de civils ont été tués ou blessés en raison d’attaques menées par des groupes armés tout au long de l’année. En Jordanie, trois bombes placées dans des hôtels d’Amman ont causé la mort de 60 personnes en novembre. Au Royaume-Uni, des attentats à l’explosif dans les transports en commun londoniens ont fait 52 morts et des centaines de blessés en juillet.
Certaines des méthodes de lutte contre le terrorisme adoptées par les gouvernements bafouaient les droits humains. Plusieurs États ont même cherché à légaliser ou à justifier des méthodes abusives, considérées depuis longtemps comme illégales par la communauté internationale et qu’aucun argument ne saurait légitimer.
Des milliers d’hommes soupçonnés de terrorisme demeuraient internés dans des centres de detention américains répartis à travers le monde, sans aucune perspective d’être inculpés ni jugés à l’issue d’un procès équitable. À la fin de l’année, quelque 14 000 personnes arrêtées par les États-Unis ou par leurs alliés au cours d’opérations militaires ou de sécurité en Irak et en Afghanistan se trouvaient toujours incarcérées dans des centres gérés par l’armée américaine en Afghanistan, à Guantánamo Bay (Cuba) et en Irak. À Guantánamo, des dizaines de détenus ont entrepris une grève de la faim afin de protester contre leurs conditions de détention ; ils ont été alimentés de force.
Des terroristes présumés se trouvaient également détenus par d’autres pays ; certains étaient incarcérés de longue date sans avoir été jugés ni même inculpés, notamment en Égypte, en Jordanie, au Royaume-Uni et au Yémen. D’autres dépérissaient en prison tout en étant menacés d’expulsion vers des pays où la torture était monnaie courante. De nombreux détenus ont subi des actes de torture ou d’autres mauvais traitements.
Au fil de l’année, la lumière s’est faite peu à peu sur l’étendue de la participation directe ou du soutien actif de nombreux pays aux orientations et pratiques abusives des États-Unis en matière de « guerre contre le terrorisme », les méthodes ainsi adoptées comportant la torture, les mauvais traitements, les détentions secrètes et illimitées et les transferts transfrontaliers illégaux. De nombreux États ont été mis en demeure de répondre de leurs actes ; des décisions judiciaires très importantes ont été rendues en faveur de la défense des principes les plus élémentaires de respect des droits humains. Même au sein du gouvernement américain, des tensions se sont fait sentir au sujet de la limitation des libertés fondamentales.
Comme les années précédentes, un certain nombre d’informations ont permis de révéler des pratiques secrètes et abusives mises en œuvre par les gouvernements au nom de la lutte contre le terrorisme. Ainsi, de nouveaux éléments ont indiqué l’existence de transferts illégaux de terroristes présumés d’un pays vers un autre, en dehors de toute procédure judiciaire ; cette pratique est désignée aux États-Unis par le terme “extraordinary renditions” (« restitutions extraordinaires »). Il est apparu que les États-Unis avaient, par ce procédé, transféré de nombreux détenus vers des pays connus pour leur recours à la torture et à d’autres mauvais traitements lors des interrogatoires, comme l’Arabie saoudite, l’Égypte, la Jordanie, le Maroc et la Syrie. De tells transferts revenaient dans les faits à délocaliser la torture.
Le cas de Muhammad al Assad, citoyen yéménite habitant en Tanzanie et arrêté le 26 décembre 2003 à son domicile de Dar-es-Salaam, a permis de révéler en quoi consistent réellement ces « restitutions ». Après son arrestation, l’homme a été encagoulé, menotté et embarqué dans un avion vers une destination inconnue. Ainsi commençait un supplice de seize mois de détention non reconnue et d’interrogatoires, période pendant laquelle il n’a eu aucun contact avec le monde extérieur et n’avait pas la moindre idée de l’endroit où il se trouvait.
Muhammad al Assad a été détenu pendant une année dans un centre secret où il a été soumis à une privation sensorielle extrême. Ses gardiens, masqués, ne lui adressaient jamais la parole mais transmettaient leurs consignes par gestes. Il vivait dans un local éclairé vingt-quatre heures sur vingt-quatre par une lumière artificielle, et où résonnait un bourdonnement constant de faible intensité. Des représentants de l’État tanzanien ont indiqué au père de Muhammad al Assad que son fils avait été remis à des agents des États-Unis pour être placé en détention et que nul ne savait où il se trouvait. Sa famille n’a pas eu de nouvelles de lui jusqu’à ce qu’il soit envoyé au Yémen par avion, en mai 2005. Il y a été incarcéré, semble-t-il à la demande des autorités américaines. Fin 2005, Muhammad al Assad se trouvait toujours derrière les barreaux au Yémen sans avoir été jugé ni même inculpé.
D’après des témoignages rassemblés au cours de l’année par Amnesty International, d’autres détenus, aujourd’hui libérés, ont vécu des épreuves similaires à celles qui ont été infligées à Muhammad al Assad. Deux autres Yéménites ont été transférés au Yémen par les États-Unis en mai 2005 ; ils étaient toujours détenus sans inculpation ni procès à la fin de l’année. En juin, en septembre et en octobre, au cours d’entretiens individuels avec des représentants d’Amnesty International, les trois détenus ont tous indiqué avoir été placés à l’isolement pendant seize à dix-huit mois dans des centres de détention secrets dirigés par des responsables américains. Ces entretiens ont apporté de nouvelles preuves irréfutables de l’existence d’un réseau américain de centres de détention secrets répartis à travers le monde.
En décembre, le ministre britannique des Affaires étrangères ayant assuré qu’à sa connaissance, aucun avion effectuant des transferts ne s’était ravitaillé en carburant au Royaume-Uni ou n’avait utilisé d’installations aéroportuaires dans ce pays depuis le début de l’année 2001, Amnesty International a publié des informations détaillées sur trois vols au cours desquels l’avion avait fait le plein au Royaume-Uni, quelques heures après avoir transporté des détenus vers des pays où ils risquaient d’être victimes de « disparition », d’actes de torture ou d’autres mauvais traitements. Au cours de l’année, un nombre croissant d’éléments, émanant des victimes elles-mêmes ou d’enquêtes des autorités, laissaient apparaître que d’autres pays européens avaient été impliqués de façon similaire dans des transferts secrets. Des enquêtes ont ainsi été menées en Allemagne, en Italie et en Suède sur le rôle joué par les représentants de l’État dans des affaires spécifiques de « restitution »  ; en Espagne, les autorités ont ouvert une enquête sur l’utilisation de leur espace aérien et de leurs aéroports par les avions de la Central Intelligence Agency (CIA, Services de renseignements américains). En Irlande, en Islande et aux Pays-Bas, de hauts responsables ou des militants ont demandé l’ouverture d’enquêtes officielles.
Les investigations menées en 2005 par des journalistes, par Amnesty International ou par d’autres ne laissaient guère de doute sur le fait que le gouvernement américain dirigeait un réseau de prisons clandestines appelées « sites noirs ». Un certain nombre d’informations indiquaient que la CIA administrait des centres de détention secrets de ce type en Afghanistan, en Irak, en Jordanie, en Ouzbékistan, au Pakistan, en Thaïlande et dans d’autres sites inconnus en Europe et ailleurs, notamment sur l’île de Diego Garcia (un territoire britannique de l’océan Indien). Plus d’une trentaine de prisonniers considérés comme détenteurs de renseignements de haute importance ont « disparu » alors qu’ils se trouvaient aux mains des autorités américaines et seraient incarcérés dans des sites noirs, hors de portée de la protection de la loi.
Au mois de novembre, le Conseil de l’Europe a ouvert une enquête sur les informations selon lesquelles des sites européens feraient partie du réseau de prisons secrètes américaines ou auraient joué un rôle dans les transferts. De hauts fonctionnaires du Conseil de l’Europe, dont l’un a déclaré : « On ne peut se contenter de dire que l’on ne savait pas, que cette ignorance soit délibérée ou involontaire », ont entrepris des démarches, vivement appuyées par Amnesty International, auprès des gouvernements européens pour qu’ils enquêtent sur ces allégations.
En novembre, au cours d’une conférence organisée à Londres conjointement par Amnesty International et par l’ONG britannique Reprieve, d’anciens prisonniers et des familles de détenus de Guantánamo ou de centres de détention britanniques ont témoigné du coût humain d’un maintien en détention pour une durée indéterminée, sans inculpation ni jugement. Évoquant le traumatisme des familles de détenus, Nadja Dizdarevic, épouse de Boudelaa Hadz (arrêté en Bosnie-Herzégovine et incarcéré à Guantánamo depuis quatre ans), a déclaré : « J’ai du mal à être une mère pour mes enfants parce que je n’ai pas suffisamment de temps à leur consacrer et ils n’ont plus que moi [...] Le soir, lorsqu’ils sont couchés, je commence à travailler et, alors que tout le monde dort tranquillement, j’écris sans relâche des plaintes, des requêtes et des lettres, j’étudie les lois et les conventions sur les droits humains pour pouvoir poursuivre mon combat pour la vie et la libération de mon mari et des autres ».

ACTION D’AMNESTY INTERNATIONAL DEVANT LES TRIBUNAUX

Amnesty International a poursuivi son combat en faveur de l’application dans le domaine juridique des normes internationales en matière de droits humains ; elle est intervenue à cet effet devant plusieurs tribunaux nationaux et internationaux.
Deux des interventions de l’organisation en 2005 avaient pour objectif d’empêcher un affaiblissement de l’interdiction absolue de la torture dans le cadre de la « guerre contre le terrorisme ».
Dans une affaire portée devant la plus haute instance judiciaire du Royaume-Uni, le comité d’appel de la Chambre des Lords, Amnesty International a coordonné une coalition de 14 organisations qui intervenaient conjointement afin de contester la recevabilité par les tribunaux d’éléments de preuve arrachés sous la torture. Le gouvernement avait soutenu qu’il pouvait être autorisé à présenter en justice des informations qui auraient été recueillies sous la contrainte à l’étranger, au motif qu’aucun acte de torture n’avait été commis ni approuvé par des agents britanniques. Les Law Lords (ou Lords juges) ont estimé que de tels éléments étaient irrecevables devant les tribunaux britanniques.
Dans une affaire portée devant la Cour européenne des droits de l’homme, Amnesty International est intervenue avec six autres ONG afin de faire valoir que l’interdiction d’expulsion, d’extradition ou de refoulement d’une personne depuis un État partie à la Convention européenne des droits de l’homme vers un État où elle risquait d’être victime d’actes de torture ou de mauvais traitements était et devait demeurer absolue. Quatre États ont soutenus que cette interdiction n’était pas absolue, mais pouvait être mise en balance avec certains intérêts, comme celui de la lutte contre le terrorisme. La Cour n’avait pas rendu sa décision à la fin de 2005. Dans le cadre de son action contre la peine de mort, Amnesty International est intervenue devant la Cour interaméricaine des droits de l’homme dans une affaire concernant le Guatémala.
Ce pays, qui a ratifié la Convention américaine relative aux droits de l’homme en 1978, a voulu en 1996 étendre l’application de la peine de mort et en faire la peine impérativement prévue par la loi en cas d’enlèvement. Amnesty International a fait valoir que l’application de la sentence capitale ne pouvait être portée au-delà de ce qui était prévu par les dispositions en vigueur à l’époque où le Guatémala avait ratifié la Convention et que, à la suite d’une loi adoptée en 2000, les autorités du pays n’avaient pris aucune mesure pour garantir à une personne reconnue coupable le droit de solliciter un recours en grâce, une amnistie ou une commutation de peine. En septembre, la Cour a ordonné au Guatémala de suspendre la condamnation à la peine capitale dans cette affaire et de n’exécuter aucune personne qui aurait été condamnée à mort pour enlèvement au titre de la loi en vigueur.

Au fil des années, certains États ont demandé des « assurances diplomatiques » aux pays connus pour avoir recours à la torture, afin qu’il leur soit possible d’expulser des personnes vers ces destinations. En 2005, le gouvernement britannique a ainsi voulu invoquer les assurances diplomatiques et a conclu des protocoles d’accord avec la Jordanie, le Liban et la Libye, tout en cherchant à négocier des accords similaires avec l’Algérie, l’Égypte et d’autres États de la région. Amnesty International s’est opposée au recours à ces « assurances diplomatiques », car elles portent un coup à l’interdiction absolue de la torture et sont, par nature, sujettes à caution et inapplicables.
Les données indiquant que de nombreux États ont pratiqué, approuvé ou toléré la délocalisation de la torture ont prouvé que l’obligation de répondre de ses actes devait, de plus en plus, être transnationale, dans un monde où les responsabilités en matière de droits humains ne s’arrêtent pas aux frontières d’un État.
En organisant ainsi la délocalisation de la torture, les États-Unis et certains de leurs alliés européens, qui condamnaient depuis des décennies la torture dans tous les cas de figure et en toutes circonstances, ont ouvertement bravé son interdiction absolue. Il en ressortait donc que, selon eux, le recours à certains actes de torture ou mauvais traitements se justifiait dans la « guerre contre le terrorisme ».
Au nom de la « sécurité nationale » et de l’ordre public, le gouvernement des États-Unis s’efforçait toujours de redéfinir et de justifier certaines formes de torture ou d’autres mauvais traitements. Interrogé sur la position américaine au sujet des traitements infligés aux prisonniers, le ministre de la Justice, Alberto Gonzales, a clairement fait comprendre que son gouvernement entendait apporter sa propre définition de la torture. Bien que les dirigeants américains aient démenti avoir autorisé la torture, des éléments montraient que la CIA employait des méthodes comme le « waterboarding » (simulacre de noyade), l’hypothermie provoquée et le port d’entraves prolongé sur des détenus incarcérés dans des prisons secrètes. Des responsables américains estimaient toujours que certaines formes de torture ou de mauvais traitements étaient acceptables lorsqu’il s’agissait d’obtenir des renseignements destinés à lutter contre le terrorisme. De telles pratiques étaient toutefois de plus en plus contestées, que ce soit aux États-Unis - où, à la fin de l’année, le Sénat a adopté une loi confirmant l’interdiction de la torture et des autres traitements cruels, inhumains et dégradants - ou chez leurs alliés dans la « guerre contre le terrorisme », ce qui pouvait laisser espérer l’émergence d’une conception des droits fondamentaux et de la sécurité davantage fondée sur le respect des principes.
Les atteintes aux droits humains commises dans le cadre de la politique de lutte contre le terrorisme n’étaient pas uniquement le fait des États-Unis et de leurs alliés européens. En Ouzbékistan, les autorités ont affirmé que des « terroristes » avaient contraint des personnes à participer à un rassemblement organisé à Andijan, au cours duquel des manifestants pacifiques ont été tués. À l’issue de procès iniques, plus de 70 personnes ont ensuite été reconnues coupables d’infractions à caractère « terroriste » et condamnées à de lourdes peines d’emprisonnement pour avoir, semble-t-il, participé à la manifestation.
En Chine, les autorités ont continué à invoquer la « guerre contre le terrorisme » menée à l’échelle mondiale pour justifier leur sévère politique de répression dans la région autonome ouïghoure du Xinjiang, marquée par de graves violations des droits fondamentaux des membres de l’ethnie ouïghoure. Si la dernière campagne de répression drastique de la criminalité a perdu de son intensité sur la majeure partie du territoire chinois, elle a été officiellement reconduite dans la région du Xinjiang en mai 2005, afin de venir à bout du « terrorisme, du séparatisme et de l’extrémisme religieux ». La répression s’est traduite par la fermeture de plusieurs mosquées non reconnues par les autorités et par l’arrestation d’imams. Des nationalistes ouïghours, y compris des militants pacifiques, ont encore été arrêtés et emprisonnés en 2005. Ceux qui étaient inculpés d’activités « séparatistes » ou « terroristes » risquaient de longues peines d’emprisonnement, voire l’exécution. Les personnes cherchant à transmettre à l’étranger des informations concernant l’ampleur de la répression pouvaient être arrêtées et emprisonnées de manière arbitraire. Les autorités ont continué d’accuser des militants ouïghours de terrorisme sans fournir de preuves crédibles.
En Malaisie comme à Singapour, où la legislation nationale en matière de sécurité autorise la détention prolongée sans inculpation de terroristes présumés, des dizaines de personnes demeuraient incarcérées sans avoir été jugées ni même inculpées.
Au Kenya et dans certains autres pays d’Afrique, le discours sur la nécessité de la lutte contre le terrorisme servait à justifier des dispositions répressives utilisées pour réduire au silence les défenseurs des droits humains et empêcher leur action. La divulgation des pratiques illégales que s’autorisaient les gouvernements au nom de la lutte antiterroriste a suscité une certaine mobilisation et relancé les appels en faveur de l’obligation de rendre des comptes. L’action déterminée de défenseurs des droits humains, d’avocats, de journalistes et de nombreuses autres personnes a contribué à lever le voile du secret et à démasquer les États qui transféraient, incarcéraient et torturaient des personnes soupçonnées de terrorisme.
L’année 2005 a par ailleurs été marquée par un certain nombre d’avancées dans la lutte menée par la société civile afin de mettre un terme à la tendance des États à justifier, au nom de la sécurité, l’utilisation d’informations obtenues par la torture. L’année s’est achevée par une victoire judiciaire de première importance : le gouvernement britannique a perdu la bataille juridique qu’il avait engagée devant ses tribunaux afin de lever l’interdiction, en vigueur depuis plusieurs siècles, d’accepter dans les procès des éléments de preuve obtenus par la torture. Intervenant dans cette affaire, Amnesty International avait fait valoir que la prohibition absolue de la torture et des mauvais traitements prévue par le droit international interdisait de telles pratiques.
Les tentatives des gouvernements visant à vider d’une partie de sa substance l’interdiction de la torture et des autres mauvais traitements portaient atteinte à la fois à la valeur morale et à l’efficacité concrète des initiatives de lutte contre le terrorisme. Cette année a démontré l’absolue nécessité de placer les États devant leurs responsabilités en ce qui concerne le respect de l’état de droit et a confirmé une nouvelle fois qu’une justice indépendante et impartiale est essentielle pour empêcher l’affaiblissement des garanties fondamentales et préserver le respect des droits humains.

Les conflits et leurs conséquences

Le nombre de conflits armés a continué à diminuer à travers le monde en 2005, mais le degré de souffrance engendrée n’a pas faibli. Nourri par des années de luttes destructrices et une situation dans laquelle les auteurs d’atrocités n’étaient pas amenés à rendre compte de leurs actes, le ressentiment attisait les braises de la violence, entretenue par la facilité avec laquelle on pouvait se procurer des armes, la marginalisation et l’appauvrissement de populations entières, la corruption systématique et généralisée, ainsi que par l’incapacité à résoudre le problème de l’impunité des auteurs de violations flagrantes du droit relatif aux droits humains et du droit humanitaire.
Des millions de personnes subissaient la violence et la misère lors de conflits causés ou entretenus par les manquements collectifs des responsables politiques, des groupes armés et, dans une certaine mesure, de la communauté internationale. Dans le sillage des conflits, des millions d’autres, hors de leur foyer, enduraient la faim et l’insécurité sans que la communauté internationale leur apporte le soutien nécessaire pour reconstruire leur vie.
Le manque de détermination des gouvernements et des groupes armés à rechercher les solutions politiques nécessaires pour mettre fin à un conflit ou à se conformer aux accords négociés a considérablement nui aux droits humains des citoyens ordinaires. Certains États cherchaient à tirer profit des conflits sévissant dans les autres pays, souvent en armant l’une des parties en présence, mais réfutaient toute responsabilité. Lorsque la communauté internationale parvenait à rassembler les soutiens nécessaires pour faire pression sur des factions combattantes, par le biais du Conseil de sécurité des Nations unies ou d’organes régionaux, les parties ne tenaient bien souvent pas leurs engagements, comme on l’a constaté au Soudan ou en Côte d’Ivoire.
Dans leur quête de profit politique ou économique, les forces gouvernementales et les groupes armés faisaient souvent preuve d’un mépris total pour les populations civiles qui se trouvaient sur leur chemin ; leur stratégie militaire consistait même parfois à prendre spécifiquement pour cible les civils. La grande majorité des victimes des conflits armés en 2005 étaient des civils. Les femmes, les jeunes filles et les fillettes subissaient les violences au même titre que toutes les victimes de conflits et faisaient également l’objet de sévices spécifiques, notamment d’ordre sexuel. En Papouasie-Nouvelle-Guinée, des jeunes filles auraient été échangées contre des armes à feu par des membres masculins de leur famille. En République démocratique du Congo, de nombreuses femmes et jeunes filles ont été enlevées et violées par des combattants armés. Dans près des trois quarts des conflits à travers le monde, des enfants étaient recrutés afin de participer aux combats.
Alors que le monde entier avait les yeux braqués sur l’Irak, Israël et les territoires occupés ou le Soudan, les conflits qui s’enlisaient en Afghanistan, au Népal, dans le nord de l’Ouganda, en Tchétchénie et dans d’autres régions du monde ont été largement passés sous silence ou oubliés.
En Irak, les forces multinationales dirigées par les États-Unis, les groupes armés et le gouvernement de transition ont tous bafoué les droits des civils. Les groupes armés ont délibérément attaqué des civils, faisant de nombreuses victimes. Ils ont pris pour cible des organisations humanitaires ; ils ont torturé et assassiné des otages. Le meurtre de deux avocats participant au procès de Saddam Hussein a souligné le climat d’insécurité chronique régnant dans le pays. Cette insécurité bouleversait le quotidien de nombreuses femmes et jeunes filles irakiennes. Un certain nombre de responsables politiques, de militantes et de journalistes, irakiennes et étrangères, ont été enlevées ou assassinées dans le pays. Au cours de l’année, il est apparu de plus en plus clairement que les forces multinationales dirigées par les États-Unis, ainsi que des employés étrangers de sociétés privées agissant dans le domaine de la sécurité, s’étaient rendus coupables de graves violations des droits humains, notamment d’homicides sur la personne de civils non armés et d’actes de torture contre des prisonniers. L’incapacité à mener des enquêtes dignes de ce nom sur ces violations et à contraindre les responsables présumés à render compte de leurs actes ôtait de la crédibilité aux assurances des forces occupantes et des autorités de transition, qui affirmaient œuvrer à la restauration de l’état de droit dans le pays.
Le retrait de quelque 8 000 colons israéliens de la bande de Gaza en vertu du plan dit de « désengagement » a détourné l’attention de l’expansion continue des colonies israéliennes et de la construction d’un mur/barrière de 600 km de long en Cisjordanie occupée, où quelque 450 000 colons israéliens étaient installés, en violation du droit international. La présence de colonies israéliennes dans toute la Cisjordanie demeurait la principale raison des sévères restrictions (postes de contrôle et barrages militaires) imposées par l’armée israélienne à quelque deux millions de Palestiniens dans leurs déplacements entre les villes et les villages de Cisjordanie occupée. Ces restrictions à la liberté de mouvement paralysaient l’économie palestinienne et entravaient l’accès des Palestiniens à leurs terres, à leur lieu de travail, ainsi qu’aux établissements d’enseignement et de soin. Combinée au manque de perspectives, l’aggravation consécutive de la pauvreté, du chômage et de la frustration chez une population majoritairement composée de jeunes venait nourrir la spirale de la violence. Celle-ci se manifestait à la fois contre les Israéliens et au sein de la société palestinienne, où l’on notait une criminalité accrue sur la voie publique ainsi qu’une augmentation des violences au foyer. L’année 2005 a toutefois été marquée par une diminution du nombre d’homicides dans les deux camps : quelque 190 Palestiniens, dont une cinquantaine d’enfants, ont été tués par les forces israéliennes et 50 Israéliens, dont six enfants, ont été tués par les groupes armés palestiniens. En 2004, ce sont plus de 700 Palestiniens et 109 Israéliens qui avaient trouvé la mort.
Les atrocités se sont poursuivies au Darfour (Soudan), en dépit des efforts considérables entrepris tout au long de l’année par la communauté internationale afin de parvenir à une solution politique pour mettre un terme aux violences. Le gouvernement soudanais et les milices qui lui sont alliées, les Janjawid, ont tué et blessé des civils au cours de bombardements et d’incursions contre des villages, ont violé des femmes et des jeunes filles et ont chassé des habitants de leurs terres. Les exactions commises par les groupes d’opposition armés se sont intensifiées à la suite d’une multiplication des querelles entre dirigeants rivaux qui a entraîné l’effondrement des structures hiérarchiques de ces mouvements. Le secrétaire général et les organes des Nations unies ont fait état de violations effroyables et d’une ampleur extrême, la situation au Darfour étant marquée par des atteintes aux droits humains généralisées et systématiques, des violations du droit humanitaire, le déplacement forcé de millions de personnes et la menace d’une famine. Au début de l’année, l’accord négocié par les Nations unies a laissé percer l’espoir de voir s’instaurer la paix dans le pays. L’Union africaine a déployé des forces, mais leur mission de protection des civils s’avérait restreinte ; la faiblesse des effectifs et le manque de soutien logistique sont venus entraver encore un peu plus leur action, et la paix n’a pu être maintenue. Une commission d’enquête des Nations unies a conclu que le gouvernement et les Janjawid étaient responsables de crimes au regard du droit international, et le dossier du Darfour a été soumis par le Conseil de sécurité à la Cour pénale internationale. Bien que celle-ci ait entamé des investigations, ses représentants n’avaient pas été autorisés, à la fin de l’année, à pénétrer sur le territoire soudanais.
Des pratiques similaires ont été constatées dans de nombreux autres conflits ayant reçu beaucoup moins d’attention de la part de la communauté internationale en 2005, mais marqués eux aussi par des attaques contre les populations civiles, des violences sexuelles - en particulier contre les femmes, les jeunes filles et les fillettes -, l’utilisation d’enfants soldats et une impunité généralisée. Ces conflits se déroulaient dans des environnements aussi bien urbains que ruraux et comportaient en général l’utilisation d’armes légères. Il existait souvent différentes poches de violence, au sein desquelles on ne trouvait ni véritable structure hiérarchique ni possibilité de déterminer les responsabilités. Dans certains cas, les gouvernements armaient des civils afin de se dégager de toute culpabilité et de s’affranchir de l’obligation de rendre des comptes sur les violences commises.

CONTRÔLE DES ARMES



La lutte contre la prolifération et l’utilisation abusive des armes demeurait un aspect essentiel des actions entreprises par Amnesty International pour combattre les violations des droits humains, qu’elles soient perpétrées dans le cadre d’un crime, d’un conflit ou d’opérations de sécurité. La campagne Contrôlez les armes - lancée en octobre 2003 par Amnesty International, Oxfam International et le Réseau d’action international sur les armes légères (RAIAL) - a remporté des victoires notables en 2005.
À la fin de l’année, une cinquantaine d’États avaient apporté leur soutien à l’une des principales revendications de la campagne : l’adoption d’un traité contraignant sur le commerce des armes. En se basant sur le droit international relatif aux droits humains et sur le droit international humanitaire, un tel traité permettrait de sauver des vies, d’empêcher des souffrances et de préserver des moyens d’existence. Le Costa Rica, la Finlande, le Kenya, la Norvège et le Royaume-Uni, entre autres, ont promis de soutenir le traité. En octobre, le Conseil de l’Union européenne regroupant les ministres des Affaires étrangères des États membres a lancé un appel en faveur d’un soutien international à ce traité. De très nombreux gouvernements ont appuyé le Royaume-Uni, qui a demandé l’ouverture fin 2006 de négociations, dans le cadre des Nations unies, concernant un traité relatif à toutes les armes classiques.
Toujours en octobre, les États membres des Nations unies ont convenu d’une norme internationale de marquage et de traçage des armes légères. Cette décision allait dans le sens de la proposition de la campagne
Contrôlez les armes, qui demandait un système mondial permettant de suivre les armes légères et d’obliger les marchands d’armes à rendre des comptes. L’accord conclu excluait toutefois les munitions et n’était pas juridiquement contraignant.
Le commerce international des armes étant loin d’être transparent et la plupart des transferts se déroulant de manière très secrète, il était difficile d’obtenir des statistiques précises et à jour. Néanmoins, les informations disponibles faisaient apparaître des tendances significatives. La plupart des équipements et services militaires à travers le monde étaient vendus par un nombre relativement restreint de pays. D’après un rapport fouillé du Congrès des États-Unis, 35 pays exportaient quelque 90 p. cent de l’armement mondial en termes de valeur. En 2005, plus de 68 p. cent des exportations d’armes étaient destinées à des pays de l’hémisphère Sud.
Les huit pays du G8 vendent d’importantes quantités d’armes classiques ou d’armes légères aux pays en développement, et six d’entre eux font même partie des 10 plus gros exportateurs mondiaux d’armement. Dans la plupart de ces pays, une série de failles et de faiblesses dans les contrôles concernant les exportations d’armes compromettait les engagements du G8 en matière de diminution de la pauvreté, de stabilité et de respect des droits humains. Les armes exportées par les pays du G8 arrivaient dans quelques-uns des pays qui comptaient parmi les plus pauvres de la planète et qui étaient ravagés par un conflit, notamment la Colombie, les Philippines, la République démocratique du Congo (RDC) et le Soudan.
En 2005, d’importantes quantités d’armes et de munitions en provenance des Balkans et de l’Europe orientale ont continué d’affluer dans la région africaine des Grands Lacs, où sévissent plusieurs conflits. Les livraisons vers la RDC se sont poursuivies, malgré le processus de paix engagé en 2002 et l’embargo sur les armes décrété par les Nations unies.
Les armes et les munitions fournies aux gouvernements de l’Ouganda, de la RDC et du Rwanda étaient ensuite distribuées aux groupes armés et aux milices de l’est de la RDC, impliqués dans des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. En outre, ces groupes armés ont systématiquement et sauvagement violé et agressé sexuellement des dizaines de milliers de femmes. Des marchands, des courtiers et des transporteurs d’armes de nombreux pays - notamment d’Afrique du Sud, d’Albanie, de Bosnie-Herzégovine, de Croatie, des États-Unis, d’Israël, de République tchèque, du Royaume-Uni, de Russie et de Serbie - ont participé à ces transferts, ce qui souligne une fois de plus la nécessité absolue de réglementer les activités des courtiers et des marchands d’armes. À la fin de l’année, seuls une trentaine d’États disposaient de lois encadrant le travail de ces intermédiaires.
En 2005, des centaines de milliers de personnes ont été tuées au moyen d’armes légères. En Haïti, ces armes ont permis à des groupes armés et à d’anciens soldats d’enlever des personnes, de les tuer ou de leur infliger des violences sexuelles en toute impunité. En l’absence d’un désarmement et d’une justice efficace pour les victimes, Haïti risquait de s’enfoncer encore plus dans la tourmente.
Les femmes ont payé cher la non-réglementation du commerce des armes légères, dans leur foyer comme dans la société en général. Il a été démontré que la présence d’une arme à feu à la maison augmente considérablement le risque que les violences conjugales prennent une tournure fatale. En 2005, la campagne
Contrôlez les armes a lancé un appel aux gouvernements pour qu’ils modifient les réglementations inadéquates sur les armes à feu, veillent à une meilleure application des lois et s’attaquent à la discrimination généralisée, qui expose les femmes à un risque accru de violence.

En Colombie, après quarante années de conflit armé interne, les atteintes graves aux droits humains commises par toutes les parties en présence demeuraient très nombreuses. Une loi établissant un cadre juridique pour le désarmement et la démobilisation des groupes armés et des formations paramilitaires a été adoptée. On redoutait toutefois que ce texte ne permette aux auteurs de très graves atteintes aux droits fondamentaux de bénéficier de l’impunité. Des violations des droits humains étaient toujours perpétrées dans des zones où les paramilitaires étaient censés avoir été démobilisés. Qui plus est, les politiques gouvernementales destinées à réintégrer les membres des groupes armés illégaux dans la vie civile risquaient en réalité de les renvoyer dans le conflit.
Alors que certains affirmaient que la situation était en voie de normalisation, les forces de sécurité russes et tchétchènes ont mené des attaques ciblées en Tchétchénie et se sont rendues coupables de graves atteintes aux droits humains. Des soldats des deux camps ont, selon les informations reçues, infligé des violences aux femmes, y compris des viols et des menaces de viol. Les groupes d’opposition armés tchétchènes ont commis diverses formes d’exactions, lançant notamment des attaques aveugles ou d’autres actions spécifiquement dirigées contre des civils. Des troubles et des violences ont secoué d’autres républiques du Caucase du Nord, d’où provenaient de plus en plus d’informations faisant état de violations des droits humains.
Au Népal, la situation des droits fondamentaux s’est nettement dégradée. À la suite de la déclaration de l’état d’urgence, en février, des milliers de personnes ont été arrêtées pour des motifs politiques et une stricte censure de la presse a été appliquée ; les forces de sécurité, comme les groupes maoïstes, se sont rendues coupables d’atrocités. Après sa mission dans le pays effectuée au lendemain de la proclamation de l’état d’urgence, Amnesty International a demandé aux gouvernements américain, britannique et indien - les principaux fournisseurs d’armes du pays - de suspendre toutes leurs livraisons de matériel militaire au Népal jusqu’à ce que ce pays agisse sans détour pour mettre un terme aux violations des droits humains. L’organisation a lancé un appel similaire à d’autres États, notamment à l’Afrique du Sud, à l’Allemagne, à la Belgique et à la France (qui fournissait des pièces indispensables aux helicoptères assemblés en Inde et livrés par ce pays). Si certains gouvernements ont répondu de manière positive à la demande d’Amnesty International, la Chine a toutefois continué à approvisionner le Népal en armes et en munitions.

JUSTICE INTERNATIONALE



En 2005, des progrès significatifs ont été enregistrés concernant le renvoi devant la justice internationale des auteurs présumés de crimes au regard du droit international, notamment de génocide, de crimes contre l’humanité, de crimes de guerre, de torture, d’exécutions extrajudiciaires et de disparitions forcées. En revanche, l’impunité demeurait globalement la règle dans les juridictions des États où ces crimes avaient été commis, et la possibilité de s’appuyer sur la compétence universelle de tribunaux étrangers n’a guère été utilisée.
La Cour pénale internationale (CPI) a délivré ses tout premiers mandats d’arrêt en octobre : ils concernaient cinq hauts responsables de la
Lord’s Resistance Army (LRA, Armée de résistance du Seigneur), inculpés de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre commis dans le nord de l’Ouganda. Amnesty International a demandé à la CPI et à l’État ougandais de faire en sorte que les dizaines de milliers d’autres crimes perpétrés durant le conflit, y compris ceux commis par les forces gouvernementales, donnent lieu à des enquêtes et des poursuites. L’organisation a engagé le gouvernement ougandais à abroger une loi d’amnistie empêchant de traduire devant les tribunaux du pays les auteurs présumés de tels crimes.
La CPI a continué en 2005 d’enquêter sur les crimes commis en République démocratique du Congo, mais n’a lancé aucun mandat d’arrêt dans ce cadre. Elle a également entrepris l’examen préliminaire de huit autres situations. Néanmoins, le président et le procureur ont laissé entendre que, en raison de contraintes budgétaires, il serait difficile d’ouvrir de nouvelles enquêtes avant d’avoir clos les dossiers en cours.
La décision du Conseil de sécurité des Nations unies de saisir la CPI des crimes perpétrés au Darfour (Soudan) a constitué une avancée marquante dans le combat contre l’impunité. On pouvait déplorer cependant le fait que le Conseil de sécurité, pour s’assurer du soutien des États-Unis, ait incorporé à sa résolution une clause prévoyant que les ressortissants des États (autres que le Soudan) qui ne sont pas parties au Statut de Rome ne relèvent pas de la compétence de la Cour.
Amnesty International estime que cette disposition institue une justice à deux vitesses et contrevient aux dispositions de la Charte des Nations unies et d’autres instruments du droit international.
Malgré divers obstacles et revers, la lutte contre l’impunité s’est intensifiée grâce au travail fourni par plusieurs autres jurisdictions internationales. Le Tribunal spécial pour la Sierra Leone a progressé dans l’instruction de trois dossiers impliquant neuf auteurs présumés de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. En revanche, les autorités sierra-léonaises n’ont rien fait pour mettre un terme à l’amnistie prévue dans l’accord de paix signé à Lomé en 1999, qui met à l’abri des poursuites tous les autres auteurs de crimes de droit international commis en Sierra Leone. Sourd aux appels de la communauté internationale, le Nigéria, apparemment soutenu par l’Union africaine, persistait à ne pas vouloir remettre au Tribunal spécial pour la Sierra Leone l’ancien président libérien Charles Taylor, pourtant inculpé de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre perpétrés contre des civils sierra-léonais.
Au Cambodge, le projet de création des
« chambres extraordinaires » a progressé mais ces tribunaux spéciaux devaient servir à juger tout au plus une demi-douzaine d’auteurs présumés de crimes perpétrés sous le régime des Khmers rouges, alors que des dizaines de milliers d’autres continuaient d’être protégés par une amnistie nationale. La composition de ces jurisdictions constituait un motif d’inquiétude pour Amnesty International qui, au vu des graves carences du système judiciaire du pays, se demandait si les magistrats cambodgiens auraient les qualifications et l’expérience requises.
Les tribunaux d’un certain nombre de pays ont aussi participé à la lutte contre l’impunité : s’appuyant sur le principe de la compétence universelle, ils ont ouvert des enquêtes et engagé des poursuites concernant des crimes commis à l’étranger. En Belgique, en Espagne, en France, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni, des individus ont été reconnus coupables de crimes de droit international. Au Canada, Désiré Munyaneza a été la première personne inculpée en vertu de la loi de 2000 qui reconnaît aux tribunaux canadiens une compétence universelle ; il était accusé de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre perpétrés au Rwanda en 1994.
En septembre, la Belgique a adressé au Sénégal une demande d’extradition concernant l’ancien président tchadien Hissène Habré, afin de pouvoir le juger pour le meurtre d’au moins 40 000 personnes, pour la pratique systématique de la torture, pour des arrestations arbitraires et pour d’autres crimes. Le Sénégal a saisi l’Union africaine de l’affaire. En novembre, l’ancien chef de l’État péruvien Alberto Fujimori a été arrêté au Chili. Mis en cause pour sa responsabilité dans des exécutions extrajudiciaires et des « disparitions », il bénéficiait auparavant de la protection du Japon, qui refusait de l’extrader vers le Pérou. Attendu de longue date, le procès de Saddam Hussein s’est ouvert en Irak en octobre 2005. Tout en saluant cette occasion de voir punis certains des crimes commis durant le régime de l’ancien président irakien, Amnesty International était extrêmement préoccupée par le fait que le statut du tribunal ne garantissait pas un procès équitable, que l’accusé ne pouvait pas consulter librement un avocat et qu’il encourait la peine de mort.
En dépit des progrès accomplis dans le domaine de la justice internationale, le combat pour mettre fin à l’impunité était loin d’être terminé. L’année 2005 a marqué le dixième anniversaire du massacre d’environ 8 000 musulmans bosniaques, perpétré après que la
« zone de sécurité » de Srebrenica délimitée par les Nations unies eut été prise d’assaut par l’armée boson-serbe, en 1995. Bien que les crimes commis à Srebrenica aient été reconnus par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie comme constituant un génocide, les femmes dont les époux et les fils ont été tués attendaient toujours le renvoi devant la justice de la plupart des auteurs présumés. En juin, Amnesty International s’est adressée au Conseil de sécurité des Nations unies afin de lui signifier ses craintes concernant les measures prises pour mettre un terme à l’activité du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie sans que des juridictions nationales compétentes aient été créées au préalable pour traiter les dizaines de milliers d’affaires que le Tribunal ne pouvait pas instruire et juger. Des craintes similaires existaient quant à l’avenir du Tribunal pénal international pour le Rwanda.
Au niveau international, les différentes juridictions ont besoin que les États leur apportent un soutien sans réserve, d’une part en leur fournissant les moyens d’accomplir leur mission, d’autre part en faisant preuve d’une réelle volonté politique de coopération et en leur remettant les suspects. Au niveau national, les entraves aux poursuites, notamment les amnisties, doivent être supprimées ; les pays où de longs conflits ont détruit l’appareil judiciaire doivent de toute urgence se doter de programmes de reconstruction. Si l’on ne peut que se réjouir de la mise en œuvre plus fréquente du principe de competence universelle en 2005, il n’en reste pas moins que des États doivent encore tout mettre en œuvre pour s’assurer qu’ils n’offrent pas un asile sûr à des auteurs présumés de crimes de droit international.

Dans de nombreux pays qui tentaient de sortir d’un conflit, l’incapacité à remédier aux injustices flagrantes, à combattre l’impunité et à maîtriser la prolifération des armes se traduisait par la persistance d’un climat d’insécurité et de violence. Même quand les parties en présence avaient convenu de s’acheminer vers une solution pacifique, les accords n’étaient souvent pas respectés et pleinement appliqués, faute d’une volonté politique et d’une rigueur suffisantes.
En Afghanistan, le chaos, l’insécurité et les persécutions continuaient de faire de la vie de millions d’hommes, de femmes et d’enfants un véritable calvaire. Soupçonnés pour beaucoup d’avoir commis de graves violations des droits humains au cours des années précédentes, des chefs de faction exerçant l’autorité publique échappaient au contrôle du gouvernement. L’état de droit n’étant pas respecté et le système judiciaire ne fonctionnant pratiquement pas, de nombreuses victimes de violations des droits humains ne pouvaient pas obtenir réparation. Des milliers de civils ont été tués lors d’attaques menées par les États-Unis et les forces de la coalition, ainsi que par des groupes armés.
En Côte d’Ivoire, pays considéré jusqu’à une période récente comme l’un des plus stables d’Afrique de l’Ouest, la crise économique a précipité l’éclatement d’un conflit. Les violations du cessez-le-feu, les affrontements interethniques dans l’ouest du pays, la xénophobie et l’utilisation d’enfants soldats étaient le résultat, entre autres, de la facilité avec laquelle on pouvait se procurer des armes légères. En dépit des efforts de l’Union africaine pour ramener l’ordre et la sécurité dans le pays, le processus de désarmement, de démobilisation et de réinsertion était toujours dans l’impasse. Au mois d’octobre, Amnesty International a rendu publiques des informations faisant état de la prolifération et de la remise en circulation d’armes légères, et même de nouvelles ventes d’armes aux combattants des deux camps, en violation de l’embargo imposé par les Nations unies.
Dans plusieurs pays se trouvant dans des situations d’après-conflit, la culture dominante de l’impunité - le fait de ne pas traduire en justice les responsables présumés d’atteintes aux droits humains - favorisait la perpétuation du cycle de la violence. À Sri Lanka, par exemple, l’insécurité a progressé en 2005, car ni les pouvoirs publics ni l’opposition armée ne sont parvenus à garantir le respect des droits humains dans les termes prévus par l’accord de cessez-le-feu. Les tensions créées par l’insuffisance des ressources étaient exacerbées par les déplacements de populations consécutifs au conflit et au tsunami.
Il faut parfois plusieurs décennies, voire plusieurs générations, pour mettre un terme à l’impunité. Pendant plus d’un demi-siècle, les « femmes de réconfort », ces femmes réduites en esclavage sexuel dans le cadre d’un système instauré au Japon durant la Seconde Guerre mondiale, n’ont cessé de réclamer que leur sort soit reconnu et que justice leur soit rendue. Alors que le nombre de ces survivantes diminue avec le temps, l’État japonais a une nouvelle fois refusé d’endosser une quelconque responsabilité, de présenter des excuses en bonne et due forme ou d’indemniser officiellement ces milliers de femmes pour les souffrances qui leur ont été infligées.
Quelques lueurs sont venues éclairer ce tableau globalement très sombre, notamment la tenue d’élections dans plusieurs pays sortant de conflits. En Sierra Leone, la situation s’est stabilisée, permettant un retrait des forces des Nations unies. Le Front Polisario, qui réclame l’indépendance du Sahara occidental, a libéré 404 prisonniers de guerre marocains qu’il détenait depuis une vingtaine d’années malgré l’arrêt officiel des hostilités il y a quatorze ans. La perspective de voir traduits devant la Cour pénale internationale des dirigeants de l’Armée de résistance du Seigneur pour des crimes de guerre commis dans le nord de l’Ouganda marquait aussi une avancée dans le combat contre l’impunité.

Entretenues par la peur, les discriminations liées à l’identité

Loin d’effacer les lignes de fracture fondées sur l’identité, le phénomène de brouillage des frontières culturelles que l’on associe souvent à la mondialisation a été de pair avec la persistance, voire la progression, du racisme, de la discrimination et de la xénophobie. Partout dans le monde, des personnes ont été agressées et privées de leurs droits fondamentaux en raison de leur genre, de leur appartenance ethnique, de leur religion, de leur orientation sexuelle ou d’autres aspects de leur identité, ou pour plusieurs de ces raisons.
Dans le contexte de la « guerre contre le terrorisme », on a encore pu observer en 2005 un phénomène de radicalisation selon des critères identitaires, dans un monde marqué par la progression de l’intolérance et de la peur. De nombreuses personnes ont été la cible de discriminations et de violences en raison de leur identité, qu’il s’agisse de musulmans, de personnes considérées comme telles, d’immigrés, de réfugiés ou de membres d’autres minorités. Les musulmans de plusieurs pays, en Europe et ailleurs, ont déclaré se sentir en état de siège. Tout aussi choqués et terrifiés par les attentats que les autres citoyens, ils ont été en outre en butte à la montée du racisme, en partie favorisée par certains gouvernements et médias pratiquant l’amalgame entre « menace terroriste », « étrangers » et « musulmans ». Qui plus est, nombre d’entre eux ont pâti des conséquences des mesures de lutte contre le terrorisme qui, dans les textes comme dans la pratique, étaient discriminatoires à l’égard des jeunes hommes musulmans, constamment considérés comme des « terroristes types ».
Pour mieux asseoir leur pouvoir ou contrer ceux qui contestaient leur autorité, les régimes répressifs s’en sont pris aux minorités ethniques ou religieuses. L’une des illustrations les plus flagrantes du phénomène était le sort réservé aux populations kurdes de Syrie et d’Iran. Une vingtaine de personnes auraient été tuées, des dizaines d’autres blessées et au moins 190 autres arrêtées lors de vastes opérations lancées en juillet 2005 pour réprimer des troubles civils dans les régions kurdes de l’ouest de l’Iran. Les arrestations massives et l’usage excessif de la force contre des protestataires dans les zones kurdes s’inscrivaient dans une politique de répression à l’égard des minorités ethniques menée par l’Iran, un État dont environ la moitié de la population est persane et l’autre moitié composée de divers autres groupes ethniques, notamment de Kurdes, d’Arabes et d’Azéris.
Les Kurdes de Syrie continuaient eux aussi de subir des discriminations en raison de leur appartenance ethnique, notamment des restrictions concernant la pratique de leur langue et de leur culture. Ils étaient plusieurs dizaines de milliers à demeurer apatrides de fait et à ne pouvoir exercer pleinement leur droit à l’éducation, aux services de santé, à l’emploi, mais aussi à une nationalité. En juin, cependant, au cours de la première réunion qu’il tenait depuis dix ans, le congrès du Parti Baas, au pouvoir, a ordonné un réexamen du recensement de 1962 ; cette initiative pourrait permettre à des Kurdes apatrides d’obtenir la nationalité syrienne.
Certains pays punissaient sévèrement les remises en cause des conceptions religieuses majoritaires. En Égypte, bien que la Haute Cour de sûreté de l’État, instaurée par législation d’exception, se soit prononcée au moins à sept reprises en faveur de sa libération, Mitwalli Ibrahim Mitwalli Saleh était maintenu en détention administrative pour ses écrits sur l’apostasie et les mariages entre musulmanes et non-musulmans. Au Pakistan, où le culte pratiqué par les ahmadis constituait une infraction au regard de la législation relative au blasphème, les enquêtes de police sur le meurtre de membres de cette communauté ne progressaient que lentement, ou n’étaient même jamais effectuées. En octobre, huit ahmadis ont été tués et 22 autres blessés lors d’une attaque perpétrée contre leur mosquée par des hommes en motocyclette. Les 18 personnes arrêtées peu après ont été remises en liberté sans avoir été inculpées. En Chine, la pratique religieuse en dehors des circuits officiels restait strictement encadrée. En mars, les autorités ont adopté une nouvelle réglementation pour pouvoir contrôler plus étroitement les activités religieuses. En avril, le mouvement spirituel Fa Lun Gong a de nouveau été la cible de mesures de répression. Un représentant des autorités de Pékin a précisé que toute activité liée au Fa Lun Gong était illégale, ce groupe ayant été déclaré « hérétique » et interdit. Selon les informations reçues, un grand nombre de pratiquants restaient en détention et, de ce fait, risquaient fortement d’être torturés ou soumis à des mauvais traitements.
En Érythrée, la répression gouvernementale s’est abattue sur les Églises chrétiennes évangéliques. Plus de 1 750 fidèles chrétiens, ainsi que des dizaines de musulmans, se trouvaient en détention à la fin de l’année en raison de leurs convictions religieuses. Détenus au secret et pour une durée indéterminée, ils n’avaient pas été inculpés ni jugés ; certains étaient incarcérés dans des lieux clandestins. Bien souvent, ces prisonniers étaient torturés ou maltraités, et un grand nombre d’entre eux étaient détenus dans des conteneurs métalliques destinés au transport maritime ou dans des cellules souterraines.
Au Turkménistan, l’argument de la « pureté » ethnique insuffisante était utilisé pour empêcher certaines catégories de personnes d’accéder à l’emploi et à l’éducation. De nombreux membres de minorités ethniques, par exemple des Ouzbeks, des Russes et des Kazakhs, ont été licenciés ou se sont vu interdire de poursuivre des études supérieures. Les membres de groupes religieux minoritaires risquaient d’être harcelés, arrêtés arbitrairement, maltraités et incarcérés à l’issue de procès iniques. Bien que la Lettonie ait ratifié en 2005 la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales [Conseil de l’Europe], sa définition du terme « minorité » excluait du champ d’application de ce texte la grande majorité des membres de la communauté russophone du pays.
Dans de nombreux pays, les indigènes demeuraient des citoyens de seconde zone et étaient la cible de multiples violations des droits humains. Au point mort depuis presque dix ans, les discussions autour d’un projet de déclaration internationale sur les droits des peuples autochtones ont timidement progressé en 2005. L’attitude dilatoire de la communauté internationale face à la nécessité urgente de reconnaître et de respecter les droits des populations autochtones existait aussi au niveau national. Au Brésil, par exemple, la délimitation et la reconnaissance par le gouvernement des territoires indigènes étaient très en deçà des objectifs fixés. Cette situation contribuait à créer un climat d’insécurité pour les communautés indigènes, dont les membres, déjà en situation de précarité économique et sociale, ont été victimes d’agressions violentes et d’expulsions forcées.
Le rapporteur spécial des Nations unies sur la situation des droits de l’homme et des libertés fondamentales des populations autochtones, qui s’est rendu en Nouvelle-Zélande en 2005, a fait état d’un fossé significatif, voire grandissant, entre les Maoris et le reste de la population. Il a indiqué que les Maoris attribuaient ce fossé à une accumulation, générations après générations, de promesses non tenues, de marginalisation économique, d’exclusion sociale et de discrimination culturelle.

LE DROIT DES FEMMES DE NE PAS SUBIR DE VIOLENCES



Environ 3 000 représentants d’États et d’organisations de femmes et de défense des droits humains se sont rassemblés à New York en mars 2005 pour célébrer le dixième anniversaire de la Conférence mondiale des Nations unies sur les femmes qui s’était tenue à Beijing (Pékin), et pour évaluer les progrès réalisés dans la mise en œuvre de la Déclaration et du Programme d’action de Beijing. Les États ont unanimement confirmé les engagements pris une décennie plus tôt. Mais ils n’ont pas annoncé de nouvelles mesures au sujet de la promotion et de la protection des droits fondamentaux des femmes, leur absence d’engagement étant notamment liée aux attaques rétrogrades constatées contre ces droits depuis quelques années. Cette offensive, qui visait en particulier les droits des femmes en matière de sexualité et de procréation, était conduite par des groupes chrétiens conservateurs appuyés par les États-Unis et bénéficiait du soutien du Saint-Siège et de certains États membres de l’Organisation de la conférence islamique.
Attaques contre les droits des femmes, évolution du contexte mondial en matière de sécurité et absence de volonté des États d’appliquer les normes internationales relatives aux droits humains, tel était le cadre dans lequel Amnesty International a continué de s’associer aux groupes de femmes du monde entier pour promouvoir les droits fondamentaux des femmes tout au long de 2005.
Des progrès ont toutefois été constatés, notamment dans le domaine législatif, puisque certains pays ont fait reculer les discriminations sexistes. En Éthiopie, le nouveau Code pénal ne prévoyait plus d’exempter de poursuites le mari ayant enlevé et violé une femme avant de l’épouser. Le Parlement koweïtien a modifié la loi électorale pour permettre aux femmes de voter et de se présenter. Amnesty International a salué l’entrée en vigueur en Afrique du Protocole à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples relatif aux droits des femmes. Dans les îles Salomon, les organisations de femmes ont fêté l’ouverture du premier centre d’accueil jamais créé dans le pays pour les victimes de violences familiales.
Malgré les avancées obtenues par le mouvement mondial des femmes ces dernières années, la généralisation de pratiques discriminatoires et l’impunité pour les auteurs de violences continuaient de menacer les droits fondamentaux des femmes à vivre libres et en sécurité, et à demander justice.
En 2005, la campagne
Halte à la violence contre les femmes s’est concentrée principalement sur les violences perpétrées durant les conflits armés ou au sein de la famille et sur le rôle des femmes défenseures des droits humains.
Tout en axant de plus en plus sa campagne sur les violences commises dans la sphère privée, dans le cadre des relations intimes, Amnesty International a souligné que les États devaient faire en sorte de protéger, respecter, promouvoir et concrétiser les droits fondamentaux des femmes. L’organisation a publié des documents témoignant des violences domestiques commises dans un certain nombre de pays, dont l’Afghanistan, l’Espagne, le Guatémala, les pays du Conseil de coopération du Golfe, l’Inde, l’Irak, Israël et les territoires occupés, le Nigéria, la Russie et la Suède. D’autres rapports ont été consacrés aux conséquences des armes à feu sur la vie des femmes, ainsi qu’aux répercussions des violences sur la santé des femmes. Une vaste étude publiée en 2005 par l’Organisation mondiale de la santé soulignait en outre les effets à long terme des violences exercées contre les femmes. Comme Amnesty International n’a cessé de l’affirmer, ces violences infligent des souffrances physiques et psychologiques durables, tout en ayant des répercussions sur le bien-être et la sécurité des membres de la famille et de l’entourage. Les violences contre les femmes étant simultanément un problème de droits humains et un facteur de crise pour la santé publique, Amnesty International a accepté l’invitation qui lui avait été faite de rejoindre le Comité directeur de la Coalition mondiale sur les femmes et le VIH/sida.
À l’occasion d’une conférence des défenseures des droits humains qui s’est tenue à Sri Lanka en fin d’année, diverses organisations et personnalités ont reconnu la contribution significative de ces militantes à la promotion des droits humains en général et les risques sérieux auxquels elles s’exposent (meurtres, enlèvements, viols, « disparitions », agressions, etc.). Ceux et celles qui défendent les droits humains des femmes et l’égalité entre les sexes sont souvent visés en raison même de leurs activités et risquent d’être marginalisés, victimes de préjugés ou mis en danger. En 2005, les défenseurs de droits contestés tels que le droit à un environnement sain ou les droits en matière de sexualité étaient particulièrement exposés : ces personnes étaient considérées comme une menace pour le
statu quo. Deux décisions prises en 2005 par le Comité des Nations unies pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes sont venues souligner la nécessité de combattre les violences contre les femmes en mettant en œuvre des stratégies globales. Dans la ville mexicaine de Ciudad Juárez, des centaines de femmes pauvres, des autochtones pour la plupart, ont été enlevées et assassinées ces dernières années, sans véritable réaction des pouvoirs publics. Le Comité a demandé une révision approfondie et systématique du système judiciaire et une vaste campagne d’éducation populaire pour remédier à la discrimination contre les femmes, inscrite dans les structures mêmes de la société. Une Hongroise a porté plainte contre les autorités de son pays qui, malgré ses nombreux appels à l’aide, ne l’avaient pas protégée contre les violences répétées que son ex-compagnon lui faisait subir. En l’espèce, le Comité a réaffirmé que, lorsque les pouvoirs publics n’exercent pas la diligence requise pour empêcher, juger et sanctionner les violations des droits humains, la responsabilité des violences commises incombe aux États eux-mêmes.

En pleine mondialisation, alors que les obstacles à la circulation transfrontalière des capitaux et des biens étaient levés, les mouvements de populations d’un pays à l’autre faisaient paradoxalement l’objet d’une réglementation plus stricte que jamais. Les immigrés ont été la cible d’agressions et de mauvais traitements, malgré les bénéfices que les pays d’accueil retiraient de leur présence. On estimait à 200 millions le nombre de travailleurs immigrés dans le monde. Des ouvriers agricoles birmans de Thaïlande aux domestiques indiens du Koweït, nombre d’entre eux étaient exploités et voyaient leurs droits bafoués. Maltraités par leurs employeurs et bénéficiant souvent d’une protection juridique dangereusement insuffisante, ils ne disposaient pratiquement d’aucun recours en justice. Les immigrés en situation irrégulière repérés par les autorités risquaient d’être arbitrairement placés en détention et expulsés dans des conditions contraires au respect de leurs droits fondamentaux.
Les droits des migrants et des demandeurs d’asile ont continué d’être bafoués de manière flagrante dans certains pays du bassin méditerranéen, entre autres régions du monde. Une partie des milliers de personnes qui ont tenté de pénétrer dans les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla, situées en territoire marocain, ont été interceptées et ramenées de force au Maroc. Des migrants et des demandeurs d’asile fuyant l’extrême pauvreté et la répression qui sévissaient en Afrique subsaharienne ont été arrêtés par l’armée marocaine et placés en détention. Certains ont été expulsés vers l’Algérie ou conduits dans des régions désertiques reculées, à proximité de la frontière avec l’Algérie et la Mauritanie ; ils ont ensuite été abandonnés à leur sort, sans moyen de transport et pratiquement sans vivres. En Italie et en Grèce, des migrants et des demandeurs d’asile ont cette année encore été placés en détention, dans des conditions souvent indignes.
La plupart des États ont refusé de s’engager en faveur d’un renforcement des droits des migrants : en décembre 2005, seuls 34 pays avaient ratifié la Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille. Sur les 20 États qui devaient remettre un rapport au Comité sur les travailleurs migrants [ONU], deux seulement avaient tenu leur engagement à la fin de l’année.
Les accords bilatéraux signés entre pays d’origine et pays d’accueil faisaient bien souvent fi des droits fondamentaux des migrants. Sans qu’il soit tenu compte de leur apport spécifique aux deux pays, ces êtres humains étaient considérés comme des marchandises, des « prestataires de service » ou des « agents du développement ». S’attachant avant tout au contrôle aux frontières, de nombreux États ignoraient délibérément l’exploitation dont les migrants étaient victimes, notamment ceux qui travaillaient au noir. La plupart du temps, les contributions importantes des immigrés au développement de leur société d’accueil étaient occultées lors du débat public, dont les accents étaient souvent ouvertement racistes et xénophobes. Dans un tel climat, la tendance était de fermer les yeux sur les atteintes aux droits fondamentaux des migrants, voire de les excuser.
Les migrantes étaient particulièrement exposées à des violations de leurs droits fondamentaux, en raison même de leur sexe. Aux Émirats arabes unis, un tribunal islamique appliquant la charia (droit musulman) a condamné une employée de maison étrangère qui avait conçu un enfant hors mariage à une peine de 150 coups de fouet. Outre le fait qu’elles risquaient d’être exploitées sexuellement par des trafiquants ou par leur employeur, de nombreuses femmes immigrées étaient en butte à des discriminations systématiques dans leur pays d’accueil. Enceinte à la suite d’un viol, une Indienne qui travaillait au Koweït a été placée en detention après son accouchement ; il lui était interdit de quitter le pays sans le consentement du père de son enfant.
Les discriminations et les violences liées au genre ont persisté dans tous les pays, comme l’ont montré plusieurs rapports qu’Amnesty International a publiés en 2005 dans le cadre de sa campagne mondiale Halte à la violence contre les femmes. Au Nigéria, des jeunes filles et des femmes sont devenues aveugles après avoir été frappées, ont été aspergées d’essence et brûlées vives, emprisonnées pour avoir déclaré qu’elles avaient été violées, ou tuées pour avoir osé dénoncer les menaces de mort proférées par leur mari à leur encontre. Le rapport d’Amnesty International consacré aux violences familiales en Espagne analyse les obstacles que doivent surmonter celles qui tentent d’échapper aux violences d’un proche. Pour les migrantes, les Roms et les handicapées physiques ou mentales en particulier, il était très difficile d’avoir accès aux centres d’accueil et d’obtenir les aides financières accordées aux victims de violences sexistes.

PEINE DE MORT



À la connaissance d’Amnesty International, 2 148 personnes ont été exécutées et 5 186 autres ont été condamnées à la peine capitale en 2005. Les chiffres réels sont sans doute plus élevés.
Parmi les personnes exécutées, nombreuses sont celles qui n’ont pas bénéficié d’un procès équitable ; elles avaient « avoué » sous la torture, n’avaient pas bénéficié d’une assistance juridique ou n’avaient pas été entendues par un tribunal impartial. Le trafic de stupéfiants, le détournement de fonds et l’escroquerie figuraient parmi les infractions sanctionnées par la peine capitale. Certaines personnes sont restées sous le coup d’une condamnation à mort plus de vingt ans avant d’être exécutées ; d’autres ont été exécutées presque immédiatement. Les méthodes utilisées allaient de la pendaison à l’injection létale, en passant par la décapitation ou la mise à mort par un peloton d’exécution. Parmi les exécutés figuraient des mineurs et des personnes souffrant d’un handicap mental.
Comme les années précédentes, la grande majorité des exécutions ont été le fait d’un très petit nombre de pays, 94 p. cent d’entre elles ayant eu lieu en Arabie saoudite, en Chine, aux États-Unis et en Iran. En 2005, le Mexique et le Libéria ont aboli la peine de mort pour tous les crimes, ce qui portait à 86 le nombre de pays ayant totalement aboli cette peine. En 1977, année au cours de laquelle les États-Unis ont repris les exécutions et où Amnesty International a organisé, fait sans précédent, une Conférence internationale sur la peine capitale, à Stockholm, on ne comptait que 16 pays abolitionnistes. Fin 2005, ils étaient 122 à avoir aboli la sentence capitale, dans les textes ou en pratique.
La campagne contre la peine de mort a pris de l’ampleur dans le courant de l’année. Le 10 octobre, la troisième Journée mondiale contre la peine de mort a été célébrée dans plus d’une cinquantaine de pays et territoires, dont l’Allemagne, le Bénin, le Congo, la Chine (Hong Kong), la France, l’Inde, le Japon, le Mali, Porto Rico, la République démocratique du Congo, la Sierra Leone et le Togo. Dans le monde entier, manifestations, pétitions, concerts et débats télévisés ont été organisés afin de mener campagne contre la peine capitale. Les membres d’Amnesty International dans 40 pays ont participé à ces manifestations.
En avril 2005, les Nations unies ont fait un pas en avant en adoptant la résolution 2005/59 sur la peine de mort, dont le texte se rapproche plus que jamais d’une condamnation de cette sentence en tant que violation des droits humains. Coparrainée par 81 États membres des Nations unies (soit l’appui le plus élevé à ce jour), la résolution réaffirme le droit à la vie et proclame surtout que l’abolition de la peine de mort est
« indispensable à la protection de ce droit » . Au cours de l’année, le rapporteur spécial sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires a prononcé plusieurs déclarations condamnant fermement l’imposition obligatoire de la peine de mort pour certains crimes. Il a affirmé que cette obligation prive les tribunaux de la liberté de faire preuve de clémence ou de prendre en compte des circonstances atténuantes, ajoutant qu’une peine statutaire est parfaitement inadaptée lorsqu’il est question de vie ou de mort.
L’un des plus solides arguments contre la peine de mort tient au risque intrinsèque d’exécuter des innocents. En 2005, la Chine et les États-Unis ont remis en liberté des personnes qui avaient été condamnées à tort : la Chine a même reconnu que des innocents avaient été exécutés. Des procès inéquitables ont conduit à des exécutions dans de nombreux pays ; ainsi, au cours de l’année, des personnes ont été exécutées en Arabie saoudite, en Iran et en Ouzbékistan sans avoir pu, manifestement, bénéficier d’une procédure légale et, en particulier, sans que les moyens suffisants leur aient été donnés de prouver leur innocence. S’appuyant sur un large éventail de caractéristiques comme l’origine ethnique, la religion et la pauvreté, la discrimination s’est manifestée à chacune des étapes du processus de condamnation.
Dans un grand nombre de pays, notamment en Inde, en Ouzbékistan et au Viêt-Nam, les informations concernant la peine de mort demeuraient secrètes, et parfois elles étaient dissimulées non seulement au grand public mais aussi aux victimes elles-mêmes. Dans certains pays comme le Japon, les condamnés n’étaient prévenus de leur exécution que quelques heures avant leur mort. En Arabie saoudite, à peine cinq heures avant qu’ils ne soient décapités, en avril, six Somaliens ignoraient toujours, semble-t-il, qu’ils encouraient la peine capitale. La peine de mort a même été appliquée à des personnes appartenant à des categories protégées par le droit international et les normes internationales - comme les mineurs délinquants et les personnes souffrant d’un handicap mental. Ainsi, aux États-Unis, qui compte plus de 1 000 exécutions depuis 1977, la millième personne morte exécutée souffrait d’un handicap mental mal défini. En Iran, huit personnes, peut-être davantage, ont été exécutées pour des crimes commis lorsqu’elles avaient moins de dix-huit ans, et deux d’entre elles au moins n’avaient même pas dix-huit ans lorsqu’elles ont été pendues.
Dans un arrêt encourageant rendu le 1er mars 2005, la Cour suprême des États-Unis a jugé inconstitutionnel le recours à la peine de mort contre des mineurs de moins de dix-huit ans, ce qui a permis à plus de 70 mineurs condamnés à mort de bénéficier d’une commutation de leur peine. Il est toujours à craindre, néanmoins, que cet arrêt ne s’applique pas aux détenus de Guantánamo Bay qui étaient mineurs au moment de leur incarcération.

Pendant l’année 2005, Amnesty International a milité en faveur des femmes laissées pour compte par la justice pénale. Au Guatémala, des centaines d’affaires d’enlèvement et d’assassinat de femmes n’ont pas été convenablement traitées par les autorités, et le gouvernement lui-même a indiqué que 40 p. cent des dossiers étaient classés sans avoir été instruits. En admettant cette inertie, les pouvoirs publics ne pouvaient signifier plus clairement aux auteurs de ces crimes qu’ils ne seraient pas punis.
En dépit des progrès enregistrés dans certains pays pour que leurs droits soient davantage reconnus devant la loi, les personnes lesbiennes, gays, bisexuelles et transgenres (LGBT) étaient toujours en butte à des discriminations et à des violences très répandues, souvent approuvées par les autorités. En Lettonie, les pouvoirs publics ont tenté d’interdire la première Marche de la fierté homosexuelle organisée dans le pays afin de célébrer la lutte pour les droits des LGBT. Les remarques homophobes du Premier ministre et d’autres personnalités de premier plan qui, à l’instar des autorités religieuses, étaient hostiles à la marche, ont apparemment contribué à créer un climat d’intolérance et de haine. En Arabie saoudite, 35 hommes ont été condamnés à la flagellation et à une peine d’emprisonnement pour avoir assisté à un « mariage homosexuel ». Dans un important rapport consacré aux États-Unis, Amnesty International a montré que la police attentait aux droits humains des LGBT. La discrimination dont ces personnes étaient victimes limitait considérablement leurs possibilities de bénéficier d’une protection égale devant la loi et d’obtenir réparation pour les violations de leurs droits. Un homosexuel de soixante ans arrêté à Saint Louis, dans le Missouri, a déclaré à Amnesty International : « Je n’ai rien fait de mal, [...] je n’ai fait de mal à personne, et on m’a pris pour cible simplement parce que j’étais un gay qui se promenait dans un parc public [...] Rien n’est plus injuste que de stigmatiser un groupe d’individus et d’en faire des criminels alors qu’ils ne font rien de mal. »
Priver un individu de ses droits en raison d’une caractéristique qu’il ne peut pas modifier ou qui fait tellement partie de son être qu’il ne devrait pas être contraint de la modifier (qu’il s’agisse de son origine ethnique, de sa religion, de son genre ou de son orientation sexuelle) viole le socle sur lequel reposent les droits humains, c’est-à-dire la conviction que tous les êtres humains sont égaux en dignité et en valeur.

Pauvres, exclus et invisibles

Au cours de l’année 2005, la communauté internationale a accordé une place plus importante à son engagement d’abolir la pauvreté. Néanmoins, bien que les dirigeants aient annoncé leur intention de faire reculer la pauvreté, particulièrement en Afrique, la probabilité était mince, voire nulle, d’atteindre la plupart des objectifs du Millénaire pour le développement [ONU] dans un délai de quinze ans. L’objectif intermédiaire qui consistait à parvenir en 2005 à une égalité entre garçons et filles dans le système scolaire n’a pas été atteint, mais cela n’a pas ou guère déclenché de réactions au sein de la communauté internationale. Les promesses relevaient plus d’un effet d’annonce que d’une réelle volonté d’agir et il aurait fallu que les stratégies se fondent bien davantage sur les principes relatifs aux droits humains.
Prendre des mesures pour réduire la pauvreté et la misère dans le monde n’a rien de facultatif, c’est une obligation qui incombe aux États en vertu du droit international. L’année 2005 a montré à quel point les gouvernements avaient failli dans ce domaine : alors que la production économique mondiale n’a jamais été aussi élevée, plus de 800 millions d’êtres humains souffraient de malnutrition chronique. Au moins 10 millions d’enfants sont morts avant d’avoir atteint l’âge de cinq ans et plus de 100 millions (en majorité des filles) n’avaient même pas accès à l’enseignement primaire.
Le bilan décevant du Sommet mondial des Nations unies qui a eu lieu en septembre a mis en évidence le fossé existant entre discours politique et engagement sincère. Un petit nombre de pays a réussi à contrer les efforts déployés pour obtenir des avancées sensibles en matière de droits humains, de sécurité, de protection contre le génocide et de réduction de la pauvreté. Les délégués ont dû travailler d’arrache-pied pour maintenir les engagements pris par le passé, si bien qu’ils n’ont eu que peu de temps pour discuter de la mise en œuvre du Document final, la déclaration politique dans laquelle les États se sont engagés à agir dans quatre domaines : le développement, la paix et la sécurité, les droits humains et la réforme des Nations unies.
La lenteur des progrès réalisés pour atteindre les objectifs du Millénaire pour le développement était d’autant plus choquante que certains de ces objectifs posent des exigences moins élevées que celles auxquelles les États doivent déjà satisfaire en vertu du droit international relatif aux droits humains. S’il était atteint, l’objectif consistant à réduire de moitié la part de la population mondiale souffrant de la faim améliorerait considérablement l’espérance de vie, la santé et la dignité humaine. Or, les 152 États qui ont ratifié le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels sont déjà tenus, au minimum, de prendre les mesures qui s’imposent pour atténuer la famine dont souffrent les peuples, y compris en cas de catastrophe naturelle ou autre.
Si, en 2005, la pauvreté dans le monde est remontée dans l’échelle des préoccupations de la communauté internationale, l’année a révélé des inégalités socioéconomiques criantes, même dans les pays les plus riches. Les conséquences de l’ouragan Katrina ont choqué les opinions publiques du monde entier en montrant que les privations, les inégalités raciales et la pauvreté existaient aussi aux États-Unis, première puissance économique mondiale.
En France, les émeutes ont attiré l’attention sur les inégalités sociales et la discrimination dont les immigrés et les Français d’origine africaine sont victimes depuis des décennies. Le gouvernement a réagi en décrétant l’état d’urgence, en autorisant la mise en place du couvre-feu et en habilitant les agents de la force publique à perquisitionner sans mandat, à fermer des lieux de réunion publics de toute nature et à restreindre la liberté de circulation. Les pouvoirs publics ont également annoncé leur intention d’expulser les immigrés condamnés pour des infractions commises dans le cadre des émeutes, qu’ils soient ou non en situation régulière.
Partout dans le monde, quels que soient la couleur politique du gouvernement et le niveau de développement, de nombreuses personnes n’avaient toujours pas accès au minimum vital en termes de nourriture, d’eau, d’éducation, de santé et de logement. Le dénuement des uns, qui côtoyait l’opulence des autres, résultait d’un manque de ressources mais aussi d’une absence de volonté politique, de la corruption endémique, de la négligence et des pratiques discriminatoires imputables aux gouvernements et aux autres acteurs, qui de surcroît ne veillaient pas à protéger et respecter les droits économiques, sociaux et culturels.
C’est ainsi que des millions de personnes vivant avec le VIH/sida étaient privées du droit à la santé, en raison de leur pauvreté mais aussi de la discrimination, du rejet social, des violences subies (dans le cas des femmes), ainsi que d’accords commerciaux et de brevets empêchant l’accès à des médicaments qui pourraient leur sauver la vie. Au cours de l’année 2005, moins de 15 p. cent des malades qui avaient besoin d’antirétroviraux dans les pays en développement les ont obtenus. Ce chiffre montre à quel point les gouvernements mais aussi les organismes intergouvernementaux et les entreprises sont loin d’assumer leurs responsabilités communes en matière de droits humains.
Dans l’économie mondialisée, le problème du non-respect des droits humains a remis au premier plan le débat sur la responsabilité des entreprises et des institutions financières. En 2005, la définition de principes relatifs aux droits humains et applicables aux entreprises a progressé : en juillet, le secrétaire général des Nations unies a nommé un représentant spécial chargé de la question des droits de l’homme et des sociétés transnationales et autres entreprises. Les Normes des Nations unies sur la responsabilité des entreprises en matière de droits de l’homme ont été débattues et l’idée de codes de conduite volontaires a fait de nouveaux émules dans le monde des entreprises. Toutefois, il n’existait toujours pas de normes universelles relatives aux engagements et à la responsabilité juridique des entreprises dans le domaine des droits humains.
À la surface du globe, on ne comptait plus les exemples montrant que la pauvreté peut constituer une violation de tous les droits humains d’un individu (droits civils, culturels, économiques, politiques et sociaux) et qu’il y a souvent des liens inextricables entre pauvreté, exclusion et vulnérabilité face à la violence.
Au Brésil, alors que des millions de personnes défavorisées vivaient dans les favelas (bidonvilles), le gouvernement continuait de rester passif face à la criminalité endémique et aux violations des droits humains commises par la police, renforçant ainsi l’exclusion sociale. Du fait de l’inertie persistante des pouvoirs publics, le nombre d’homicides perpétrés dans les favelas était l’un des plus élevés au monde et les habitants de certains quartiers étaient considérés d’emblée comme des délinquants, ce qui rendait encore plus difficile leur accès aux services publics tels que l’éducation, la santé ou l’emploi, déjà insuffisamment développés. Par exemple, de nombreux habitants des favelas ne trouvaient pas de travail s’ils donnaient leur véritable adresse, car ils étaient très souvent assimilés à des criminels. Les violences avec arme, imputables aux bandes de trafiquants de drogue, aux policiers ou aux milices organisées en escadrons de la mort, faisaient inévitablement partie du quotidien des Brésiliens. Outre le fait qu’elle n’a pas permis de diminuer les violences, la stratégie destinée à maintenir l’ordre en organisant des raids de type militaire dans les favelas a mis en danger la vie de certains des habitants les plus vulnérables. En octobre, les Brésiliens ont répondu « non » au référendum qui proposait d’interdire totalement la vente d’armes à feu dans le pays. Selon de nombreux experts, ce résultat s’expliquait par le désespoir que suscitait l’insécurité et par le manque de confiance des citoyens dans la capacité de la police à les protéger.
En Haïti, de nombreuses violences, surtout sexuelles, ont été perpétrées par des groupes armés et des groupes de miliciens qui se sont attaqués à des femmes dans les quartiers pauvres. Beaucoup de femmes vivaient sous la menace constante d’une agression. Compte tenu de la proportion extrêmement faible de violences sexuelles donnant lieu à des condamnations et du fait que les autorités, l’entourage ou la famille ne contribuaient guère à ce que les agresseurs soient identifiés et poursuivis, il n’était pas étonnant que les victimes ne cherchent pas à obtenir justice. Les agents chargés de l’application des lois ne prenaient jamais les mesures nécessaires pour que ces femmes puissent bénéficier d’une protection appropriée ou intenter une action en justice.

RÉFUGIÉS, DEMANDEURS D’ASILE ET PERSONNES DÉPLACÉES DANS LEUR PROPRE PAYS
Le nombre de réfugiés dans le monde a baissé de manière significative ces dernières années mais, en 2005, la réalité était plus complexe et plus sombre que ce que les seuls chiffres laissaient entrevoir.
En 2004, dernière année pour laquelle des statistiques étaient disponibles, le nombre des réfugiés était à son niveau le plus bas depuis presque vingt-cinq ans. Ceci s’expliquait dans une large mesure par le retour d’un certain nombre de réfugiés dans leur pays d’origine. Cependant, tous n’ont pas pu regagner leur maison et leur village ; pour beaucoup, le retour au pays s’est effectué sans consentement ou dans des conditions ne garantissant ni leur sécurité ni leur dignité.
Entre 2001 et 2004, plus de cinq millions de réfugiés au total sont rentrés, quelquefois contraints, dans leur pays d’origine. Un grand nombre de retours ont eu lieu vers des pays tels que l’Afghanistan, l’Angola, le Burundi, l’Irak ou le Libéria, où la sécurité et le respect de la dignité des rapatriés n’étaient pas nécessairement garantis. Certains retours se sont faits en violation du principe fondamental de non-refoulement, qui constitue la pierre angulaire du système international de protection des réfugiés et en vertu duquel une personne ne doit pas être renvoyée contre son gré vers un pays où elle risque d’être victime de violations de ses droits fondamentaux. Cette focalisation de la communauté internationale et des différents États sur les statistiques les conduit souvent à négliger les droits des réfugiés. Dans de nombreux pays, les demandeurs d’asile ne pouvaient faire entendre leur demande de protection : ils en étaient empêchés physiquement ou par l’intermédiaire de procédures qui ne leur permettaient pas d’être entendus de manière équitable. C’est ainsi qu’en Grèce, 11 demandeurs d’asile seulement ont obtenu en 2004 le statut de réfugié, tandis que 3 731 autres étaient déboutés. Au Royaume-Uni, le taux de rejet des demandes examinees dans le cadre des procédures accélérées était de 99 p. cent. En Afrique du Sud, certains demandeurs d’asile, victimes de pratiques malhonnêtes dans des centres d’accueil et aux frontières, ont été expulsés arbitrairement. En Chine, des centaines, peut-être des milliers, de demandeurs d’asile nord-coréens ont été arrêtés et expulsés sans même pouvoir solliciter l’asile. Si le nombre d’hommes, de femmes et d’enfants franchissant des frontières pour chercher protection a diminué, celui des personnes déplacées dans leur propre pays est en revanche resté stable. Il était de 25 millions en 2004. Beaucoup d’entre elles avaient quitté leur foyer depuis plusieurs années déjà. Les États étaient toujours aussi peu enclins à autoriser des observateurs internationaux à surveiller les conditions de vie et le respect des droits humains des personnes déplacées. Rendu public en mars, le rapport du secrétaire général des Nations unies sur la réalisation des objectifs du Millénaire pour le développement (Dans une liberté plus grande : développement, sécurité et respect des droits de l’homme pour tous) recommandait de renforcer l’action menée au niveau interinstitutionnel pour répondre aux besoins de protection et d’aide des personnes déplacées dans leur propre pays. La nouvelle approche « groupée » laissait espérer un meilleur suivi des responsabilités, mais il restait à vérifier si elle permettrait d’offrir une protection plus fiable, plus solide et plus cohérente aux millions de personnes qui, à travers le monde, sont déplacées à l’intérieur de leur propre pays.
En 2005, les réfugiés vivant dans des camps ont vu leur situation empirer. Signe que les États ne respectaient pas leurs obligations internationales de partage des responsabilités en matière de protection et d’assistance, les rations alimentaires, en particulier, ont été diminuées dans bien des endroits. Dans de nombreux cas, cette situation s’est traduite par une augmentation des violences infligées aux femmes, notamment dans le cadre familial, et de l’exploitation sexuelle des femmes, contraintes pour survivre d’accepter des relations sexuelles en échange de nourriture. Certains réfugiés ne jouissaient toujours d’aucune liberté de circulation à l’extérieur de leur camp. Ils ne pouvaient donc pas travailler pour subvenir à leurs besoins, ce qui soulevait de graves questions quant aux effets de la politique de maintien dans des camps durant de longues périodes sur les droits et les conditions de vie des réfugiés. En milieu urbain, de nombreux réfugiés ne bénéficiaient d’aucun statut et n’avaient pas le droit de travailler. Ils étaient donc contraints de rester dans le dénuement ou de recourir à des expédients dangereux pour tenter de survivre ailleurs, parfois en partant dans d’autres pays. Aux États qui cherchaient à minimiser leurs obligations en matière de protection des réfugiés, la rhétorique de la
« guerre contre le terrorisme » fournissait un prétexte supplémentaire pour renforcer les contrôles aux frontières. Dans de nombreux pays, la classe politique et les médias alimentaient la xénophobie et le racisme en pratiquant des amalgames fallacieux entre réfugiés et terroristes ou réfugiés et criminels, et en attisant l’hostilité vis-à-vis des demandeurs d’asile.

En Europe, les droits économiques, sociaux et culturels fondamentaux des Roms, notamment l’accès à l’éducation et à la santé, étaient fréquemment bafoués et les membres de cette communauté étaient souvent la cible de violences policières. En Slovénie, les Roms représentaient une fraction importante des personnes « effacées » - c’est-à-dire radiées illégalement, en 1992, du registre des résidents permanents - qui, de ce fait, ne pouvaient plus bénéficier des services sociaux de base.
La réaction de la communauté internationale aux catastrophes naturelles ou aux crises humanitaires suscite souvent des critiques au motif que l’aide d’urgence apportée aux populations est trop lente et insuffisante. Or, dans certains pays, l’action humanitaire est entravée par les autorités elles-mêmes, qui ne peuvent pas ou ne veulent pas subvenir aux besoins des pauvres et des exclus. Au Zimbabwe, alors que les besoins d’aide étaient flagrants, le gouvernement n’a cessé de faire obstacle, pour des motifs politiques, aux opérations humanitaires organisées par les Nations unies ou par des groupes de la société civile. Ce sont principalement les conséquences de certaines politiques gouvernementales qui rendaient l’aide extérieure nécessaire : des centaines de milliers de personnes ont en effet été expulsées de chez elles et des dizaines de milliers ont perdu leurs moyens d’existence, se retrouvant dans l’impossibilité de faire vivre leur famille.
En 2005, certains progrès ont été enregistrés sur le plan de la reconnaissance des droits économiques, sociaux et culturels, tant au niveau national qu’international. Par exemple, la Cour interaméricaine des droits de l’homme a rendu sa décision dans l’affaire Dilcia Yean et Violeta Bosico c. République dominicaine. Cet État avait refusé à ces deux jeunes filles haïtiennes l’accès à l’éducation en raison de leur nationalité.
La création, au sein des Nations unies, d’un mécanisme permettant de porter plainte pour violation des droits économiques, sociaux et culturels a avancé ; ce dispositif contribuerait à mettre les droits économiques, sociaux et culturels sur le même plan que les droits civils et politiques et à supprimer cette classification arbitraire des droits humains. Une telle avancée porterait un coup à l’impunité dont bénéficient les auteurs de violations des droits économiques, sociaux et culturels et offrirait enfin des voies de recours aux victimes.

Conclusion

Pour Amnesty International, la sécurité humaine n’existe véritablement que si chaque individu jouit de tous ses droits - civils, culturels, économiques, politiques, sociaux. Ces droits sont liés entre eux et forment un tout indivisible ; aucune politique en matière de sécurité ne doit faire l’impasse sur l’un d’entre eux. Les êtres humains ne peuvent s’épanouir et réaliser leur potentiel que s’ils se sentent en sécurité dans tous les domaines de leur vie. La sécurité humaine suppose par conséquent de protéger et respecter la totalité de ces droits interdépendants.
Le présent rapport montre à quel point la sécurité humaine, prise dans cette acception, est souvent absente des stratégies nationales élaborées par les États les plus puissants du monde et par ceux qui leur ont emboîté le pas. Ce ne sont pas des approches centrées sur les frontières nationales et basées sur des définitions étroites qui garantiront notre sécurité humaine collective. Il faut au contraire appréhender la sécurité de manière plus globale et prendre conscience que chaque État a son rôle à jouer pour la protéger sur son territoire et hors de ses frontières.

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