Europe et Asie Centrale — Résumé

« Je rêve de vivre dans un endroit en paix avec ma fille, de devenir grand-mère et de prendre soin de mes petits-enfants, mais j’ai encore une mission à accomplir ici. […] C’est une déclaration de guerre, nous devons nous battre pour obtenir justice, nous ne pouvons pas renoncer. »

Natalia Estemirova, lors d’un entretien avec Amnesty International en 2009, après le meurtre de son ami le défenseur des droits humains Stanislav Markelov

À 8h30 un matin de juillet, Natalia Estemirova, éminente militante des droits humains, a été enlevée dans une rue de Grozny, la capitale de la Tchétchénie. Ses ravisseurs l’ont poussée dans un véhicule qui attendait, tandis qu’elle criait pour alerter des témoins. Le jour même, son corps a été retrouvé dans la république russe voisine d’Ingouchie. Il présentait des blessures par balle.
L’assassinat de Natalia Estemirova est une tragédie à plusieurs égards : en premier lieu pour sa fille de 15 ans, qu’elle avait élevée seule, mais aussi pour les Tchétchènes, qui ont perdu une courageuse porte-parole. Natalia Estemirova travaillait sans relâche pour rassembler des informations sur les violences infligées, en toute impunité, au peuple tchétchène. La perte est également immense pour la société civile, en Russie comme à l’étranger, car cette militante représentait un partenaire inestimable dans la lutte en faveur des droits humains. Et cette tragédie se répétera immanquablement si la justice pénale russe se montre, une fois de plus, totalement incapable de faire en sorte que les responsables de ce nouveau meurtre répondent de leurs actes. Natalia Estemirova avait bravé actes d’intimidation et menaces de mort en exigeant la justice pour d’autres.
Hélas, cet épisode n’est en rien un cas isolé. Dans l’ensemble de la région Europe et Asie centrale, des États ont bafoué l’obligation qui leur incombe de protéger les défenseurs des droits humains et se sont acharnés à réprimer celles et ceux qui cherchaient à dénoncer les violations, voulaient exprimer d’autres points de vue ou avaient des convictions différentes. De nombreux pays ont recouru à des mesures répressives ou exploité l’apparente indifférence de la communauté internationale pour se préserver de l’obligation de rendre des comptes. Ils ont continué à porter atteinte aux droits humains, à se soustraire à leurs obligations et à ne pas montrer la détermination politique nécessaire en matière de lutte contre les graves atteintes aux droits fondamentaux.

Lutte contre le terrorisme et sécurité

La pratique dite des « restitutions » (transferts illégaux de suspects entre différents pays) représente l’un des phénomènes les plus marquants. L’implication des États européens dans le programme mondial de « restitution » et de détention secrète mené par l’Agence centrale du renseignement (CIA) des États-Unis dans les années qui ont suivi le 11 septembre 2001 est connue de longue date. Malgré les innombrables dénégations et dérobades des différents pays, nous détenons désormais des éléments attestant clairement de leur participation à cette pratique.
La plupart des États impliqués n’ont pris aucune disposition pour établir de manière claire et transparente les responsabilités concernant ces violations des droits humains, que ce soit au niveau national ou par le biais des institutions européennes. Les quelques initiatives mises en œuvre demeuraient peu convaincantes. En Allemagne, une enquête du Parlement sur le rôle du pays dans les « restitutions » s’est achevée en juillet 2009 ; malgré l’existence de preuves accablantes, elle a exclu toute implication directe des acteurs étatiques. Un tribunal allemand avait, quelque temps auparavant, décerné des mandats d’arrêt contre 13 agents de la CIA pour leur implication présumée dans la « restitution » de Khaled el Masri, mais le gouvernement a refusé de transmettre ces mandats. En Pologne, une enquête a fini par être ouverte en 2008 sur l’existence présumée d’une prison clandestine, mais les méthodes employées, les éléments de preuve recueillis et les conclusions de cette enquête n’ont pas été révélés. D’autres pays européens qui pourraient avoir été impliqués dans ces violations, notamment la Roumanie, se sont encore moins mobilisés pour que les responsables présumés rendent compte de leurs actes. Plusieurs pays européens ont fait fi de décisions de la Cour européenne des droits de l’homme s’opposant au renvoi de personnes soupçonnées de terrorisme dans des pays où elles risquaient d’être torturées. En février, la Cour a jugé que l’Italie avait violé le principe de non-refoulement en expulsant vers la Tunisie Sami ben Khemais Essid. En août, l’Italie a renvoyé Ali ben Sassi Toumi en Tunisie, où il a été placé en détention au secret durant huit jours.
Certains signes laissaient toutefois espérer quelques avancées dans la lutte contre l’impunité. En novembre, une juridiction pénale italienne a condamné 22 agents de la CIA, un officier de l’armée américaine et deux militaires italiens pour leur rôle dans le rapt et la « restitution » d’Abou Omar – un homme enlevé en pleine journée dans une rue de Milan puis transféré illégalement, via l’Allemagne, en Égypte, où il déclare avoir été torturé. Pour des questions de sécurité nationale, les procureurs n’ont pas eu accès à l’intégralité des éléments de preuve, ce qui a fortement entravé les poursuites engagées contre les personnes impliquées dans ces affaires. En décembre, un État européen, la Lituanie, a reconnu pour la première fois qu’un « site noir » secret avait existé sur son territoire, après qu’une commission parlementaire nationale eut conclu qu’un centre de détention secret de la CIA y avait été construit. La commission a conclu que des responsables de la Direction de la sûreté de l’État avaient prêté leur concours pour la construction du site et qu’ils savaient que des avions de la CIA avaient atterri en dehors de toute procédure de contrôle aux frontières ; les fonctionnaires avaient omis d’en avertir le chef de l’État ou le Premier ministre. L’absence de contrôle des services du renseignement et de sécurité constituait un motif de préoccupation déjà constaté dans d’autres pays.
Dans d’autres États également, la sécurité l’a emporté sur les droits humains dans les priorités des pouvoirs publics, au détriment de ces deux questions. En Ouzbékistan, les forces de sécurité ont procédé à de véritables rafles, arrêtant de façon arbitraire une foule de personnes soupçonnées d’être liées à des partis islamistes interdits ou à des groupes armés responsables, selon les autorités, d’attentats dans tout le pays ; des proches de ces personnes ont également fait les frais de ces opérations. Parmi les personnes arrêtées figuraient des hommes et des femmes dont le seul tort était de fréquenter des mosquées non officielles, d’étudier auprès d’imams indépendants, de s’être rendus à l’étranger, notamment pour y faire des études, ou d’avoir des parents expatriés ou soupçonnés d’être eux-mêmes proches de groupes islamistes interdits. Nombre de ces personnes auraient été maintenues en détention de longue durée, sans inculpation ni procès. Des cas de torture ont été signalés. Au Kazakhstan, les forces de sécurité ont, cette année encore, mené des opérations dites de « contre-terrorisme » contre des minorités perçues comme représentant une menace pour la stabilité nationale et régionale. Ces opérations visaient en particulier les demandeurs d’asile et les réfugiés ouzbeks, ainsi que les personnes appartenant ou soupçonnées d’appartenir à des groupes islamiques ou à des partis islamistes non reconnus ou interdits au Kazakhstan. Le manque de volonté politique de faire respecter l’état de droit et de remédier à l’impunité en Tchétchénie a continué à déstabiliser l’ensemble du Caucase du Nord.
Cette année encore, l’action de groupes armés a entraîné la mort de personnes et provoqué des destructions dans certaines parties de la région, notamment dans le Caucase du Nord, en Espagne, en Grèce et en Turquie.

Populations en mouvement

Qu’ils soient réels ou présumés, les risques en matière de sécurité ont continué d’alimenter le débat dans d’autres zones de la région, suscitant un climat propice aux discours populistes, en particulier sur les questions d’immigration, et à l’exclusion de l’« autre ».
Face aux défis que constitue une immigration irrégulière importante, les États européens adoptaient généralement une attitude répressive, qui se traduisait par une série de violations des droits humains liées à l’arrestation, à la détention et à l’expulsion d’étrangers, même lorsque ces derniers demandaient à bénéficier d’une protection internationale. En mai, par exemple, la vie et la sécurité de plusieurs centaines de migrants et de demandeurs d’asile présents à bord de trois embarcations en Méditerranée ont été mises en péril, tout d’abord en raison de désaccords entre les autorités italiennes et maltaises quant à leur obligation de répondre à des appels de détresse en mer, puis de la décision sans précédent du gouvernement italien de les reconduire vers la Libye – qui ne dispose pas d’une véritable procédure d’asile –, avant même d’avoir évalué leurs besoins en termes de protection.
D’autres États, comme la Turquie et l’Ukraine, ont également renvoyé de force des réfugiés et des demandeurs d’asile dans des pays où ils risquaient de subir de graves atteintes à leurs droits fondamentaux. Des personnes en quête d’asile ont rencontré des obstacles lorsqu’elles tentaient d’obtenir de l’aide, en particulier en Grèce et en Turquie, où elles pouvaient être arrêtées et expulsées en toute illégalité du fait de l’absence de procédure d’asile équitable, ou se voir privées des conseils et de l’assistance juridique indispensables pour mener à bien leurs demandes.
De nombreux pays, dont la Grèce et Malte, plaçaient régulièrement en détention les migrants et les demandeurs d’asile, souvent dans des conditions inadéquates.
Dans l’ensemble de la région, des centaines de milliers de personnes chassées de chez elles par les conflits ayant accompagné l’effondrement de l’ex-Union soviétique et de l’ex-Yougoslavie n’avaient toujours pas pu regagner leur foyer. Bien souvent, elles en étaient empêchées par leur statut au regard de la loi, et étaient victimes de discriminations lorsqu’elles tentaient de jouir de leurs droits, notamment du droit d’occupation. Quelque 26 000 personnes étaient ainsi dans l’impossibilité de retourner chez elles depuis le conflit survenu en 2008 entre la Russie et la Géorgie.

Discrimination

Le climat de racisme et d’intolérance régnant dans de nombreux pays venait aggraver le sort déplorable réservé aux migrants et contribuait à maintenir ceux-ci, tout comme d’autres groupes marginalisés, à l’écart de la société, les empêchant de jouir de leurs droits de bénéficier de certains services, de participer à la vie publique et d’être protégés par la loi. Cette marginalisation s’est encore accrue en 2009 en raison des craintes suscitées par la récession économique et, dans nombre de pays, est allée de pair avec une nette augmentation des propos racistes et haineux dans les débats publics. En Suisse, lors d’un vote sur une initiative organisé en novembre, les votants se sont prononcés en faveur d’une modification de la Constitution visant à interdire la construction de minarets. Ce résultat illustrait les risques que représentent les initiatives populaires qui transforment des droits en privilèges.
De nombreux demandeurs d’asile et migrants subissaient des discriminations et se voyaient exclus de l’emploi et des prestations sociales. Ils se trouvaient souvent confrontés à une extrême pauvreté. En Italie, une loi adoptée dans le cadre d’un train de mesures relatives à la sécurité a érigé en infraction pénale le délit d’« immigration clandestine ». Il était à craindre que les nouvelles dispositions ne dissuadent les migrants en situation irrégulière de chercher à bénéficier des services d’éducation ou de santé, ou de se réclamer de la protection des représentants de la loi, par peur d’être signalés à la police. Certaines dispositions du Code pénal obligeaient en effet les fonctionnaires (tels les enseignants et les employés des collectivités locales, notamment ceux délivrant les documents d’identité) à saisir la police ou les autorités judiciaires de toute infraction à la législation pénale. Au Royaume-Uni, des centaines de milliers de demandeurs d’asile déboutés – qui bien souvent n’avaient pas pu quitter le pays pour des raisons indépendantes de leur volonté – vivaient dans le dénuement et subissaient d’importantes restrictions en matière d’accès à des soins médicaux gratuits. La majorité d’entre eux dépendaient de la charité d’autrui. En Allemagne, les migrants en situation irrégulière et leurs enfants n’avaient qu’un accès limité aux soins, à l’éducation et à des voies de recours en cas de violation de leurs droits en matière de travail.
La situation des Roms était peut-être l’un des exemples les plus révélateurs des discriminations systématiques pratiquées en Europe et en Asie centrale. Cette population restait largement exclue de la vie publique. Bien souvent, les familles roms ne bénéficiaient que partiellement de l’accès au logement, à l’éducation, à l’emploi et aux services de santé. Dans certains cas, comme au Kosovo, l’un des facteurs de marginalisation était l’absence de papiers d’identité, qui les empêchait de se faire enregistrer en tant que résidents par l’administration locale. De nombreux enfants roms se voyaient privés de l’un des moyens de sortir de la spirale infernale de la pauvreté et de la marginalisation : l’éducation. Ils étaient en effet systématiquement orientés vers des classes ou des écoles qui leur étaient réservées et dispensaient un enseignement au rabais, comme en République tchèque et en Slovaquie. Les préjugés concernant les Roms, de même que leur isolement, tant géographique que culturel, assombrissaient en outre leurs perspectives d’avenir. Les expulsions forcées et illégales pratiquées dans certains pays, par exemple l’Italie, la Serbie et la Macédoine, aggravaient encore leur état de pauvreté. Dans de nombreux endroits de la région, les Roms étaient confrontés à l’hostilité manifeste et de plus en plus marquée de la population. En Hongrie, la police a porté à 120 le nombre d’agents de l’équipe spéciale chargée d’enquêter sur une série d’agressions – dont des meurtres – perpétrées contre la communauté rom. Cette décision faisait suite aux vives inquiétudes provoquées par le caractère insuffisant des enquêtes ouvertes dans un premier temps sur ces affaires.
Dans plusieurs pays, les autorités continuaient d’entretenir un climat d’intolérance contre les lesbiennes, les gays, les personnes bisexuelles et les transgenres. Ces personnes peinaient à faire entendre leur voix ou respecter leurs droits. En août, le Parlement lituanien a adopté une loi controversée qui a institutionnalisé l’homophobie et qui pourrait être utilisée pour interdire tout débat légitime sur l’homosexualité, entraver le travail des défenseurs des droits humains et aggraver la stigmatisation et les préjugés dont les lesbiennes, les gays, les personnes bisexuelles et les transgenres font l’objet. En Turquie, les discriminations contre les personnes en raison de leur orientation ou de leur identité sexuelles restaient inscrites dans la loi et dans la pratique. Cinq transgenres ont été assassinées ; la justice n’a condamné le meurtrier que dans un seul cas. Au Bélarus, les autorités ont refusé d’autoriser un groupe de 20 personnes à organiser une modeste action publique de sensibilisation aux droits des lesbiennes, des gays, des personnes bisexuelles et des transgenres. Elles ont prétexté que la demande qui leur avait été soumise ne comportait pas les copies des accords passés avec la police locale, les services de santé et les services de la voierie garantissant que les frais de maintien de l’ordre, de soins éventuels et de nettoyage après la manifestation étaient bien couverts.
Les États membres de l’Union européenne faisaient toujours obstruction à une nouvelle directive régionale sur la lutte contre les discriminations, qui visait simplement à combler un vide juridique et à protéger ainsi les personnes contre les discriminations exercées en dehors du cadre de l’emploi et liées au handicap, aux convictions, à la religion, à l’orientation sexuelle ou à l’âge.

Répression de la dissidence

Dans de nombreuses zones de la région, l’espace accordé aux voix indépendantes et à la société civile s’est resserré du fait de la persistance des attaques contre la liberté d’expression, d’association et de religion.
Les personnes qui osaient s’exprimer librement s’exposaient toujours à de graves dangers. En Russie, des défenseurs des droits humains, des journalistes et des militants de l’opposition ont été menacés de mort, passés à tabac ou assassinés. En Serbie et en Croatie, les autorités n’ont pas assuré la protection des personnes qui se battaient pour attirer l’attention sur des questions telles que les crimes de guerre, la justice de transition, les pratiques discriminatoires et la criminalité organisée. En Serbie, des militantes des droits humains ont ainsi été la cible de manœuvres d’intimidation et d’agressions répétées, tout comme des journalistes en Croatie. En Turquie, des défenseurs des droits humains ont, cette année encore, été poursuivis en raison de leurs activités légitimes de surveillance et de dénonciation de violations présumées de ces droits. Les personnes exprimant des opinions dissidentes s’exposaient toujours à des poursuites pénales et à diverses manœuvres d’intimidation.
Des journalistes indépendants ont été harcelés ou emprisonnés dans certaines parties de la région, notamment en Azerbaïdjan, ou agressés par des inconnus, comme en Arménie ou au Kirghizistan, où ces violences ont parfois été fatales. Au Tadjikistan, la presse et les journalistes indépendants continuaient de faire l’objet de poursuites pénales et civiles lorsqu’ils osaient critiquer le gouvernement, ce qui entraînait un phénomène d’autocensure dans les médias. Au Turkménistan, toute la presse écrite et en ligne demeurait sous le contrôle de l’État et les autorités bloquaient toujours l’accès aux sites Internet créés par des dissidents et des opposants en exil. Les journalistes et les défenseurs des droits humains ont dû faire face à un harcèlement croissant au Kazakhstan et en Ouzbékistan.
Au Bélarus, des manifestations publiques ont été interdites et des personnes qui manifestaient pacifiquement ont été interpellées. Les organisations de la société civile se heurtaient à de nombreux obstacles pour se faire enregistrer et celles qui exerçaient des activités sans être inscrites auprès des autorités encouraient des sanctions pénales. En Moldavie, bien qu’une loi progressiste sur le droit de rassemblement ait été adoptée en 2008, la police et les autorités locales ont continué de restreindre de manière abusive le droit à la liberté de réunion pacifique, interdisant certaines manifestations, imposant des conditions limitatives et arrêtant des manifestants non violents.
Dans de nombreux États d’Europe et d’Asie centrale, l’espace accordé à la liberté de religion et de conviction s’est encore réduit. En Ouzbékistan, par exemple, différentes congrégations restaient soumises à l’étroite surveillance du gouvernement, ce qui compromettait leur liberté de pratiquer leur religion. Les fidèles d’organisations non reconnues, comme les Églises chrétiennes évangéliques, ainsi que les musulmans fréquentant des mosquées que l’État ne contrôlait pas, étaient particulièrement touchés par les restrictions. Au Tadjikistan, les autorités ont continué de fermer, de confisquer et de détruire des lieux de culte musulmans et chrétiens, sans explications. En Arménie, quelque 70 témoins de Jéhovah purgeaient des peines allant de 24 à 36 mois d’emprisonnement parce qu’ils avaient refusé d’effectuer leur service militaire pour des raisons de conscience.

Impunité dans les situations d’après-conflit

Malgré quelques progrès en matière de lutte contre l’impunité pour les crimes commis en ex-Yougoslavie pendant les conflits des années 1990, les tribunaux nationaux ne montraient pas suffisamment de diligence dans le traitement des affaires. De ce fait, de nombreux auteurs de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité continuaient d’échapper à la justice. Dans tous les tribunaux de Bosnie-Herzégovine, par exemple, les mesures de soutien et de protection prises en faveur des témoins étaient insuffisantes. Cette carence empêchait parfois les victimes d’obtenir justice, notamment celles qui avaient fait l’objet de violences sexuelles constituant des crimes de guerre.
Le rapport d’une mission d’enquête internationale sur le conflit en Géorgie, établie à la demande de l’Union européenne, a confirmé que des atteintes au droit international humanitaire et au droit international relatif aux droits humains avaient été commises en 2008 par les forces géorgiennes, russes et sud-ossètes. La mission a appelé toutes les parties à remédier aux séquelles de la guerre, mais aucune d’entre elles n’a mené d’enquête approfondie sur ces violations.
Pour un trop grand nombre de personnes toutefois, notamment celles en attente de justice de la part de la communauté internationale, il restait encore un long chemin à parcourir avant de voir les responsables rendre compte de leurs actes. C’était notamment le cas des proches de deux hommes tués en 2007 par des membres d’une unité roumaine présente au Kosovo dans le cadre de la Mission d’administration intérimaire des Nations unies au Kosovo (MINUK). Une enquête interne des Nations unies avait pourtant conclu à la responsabilité de ces soldats, qui avaient fait un usage inapproprié de balles en caoutchouc. Les autorités roumaines n’ont pris aucune mesure à l’issue de ces conclusions. Invoquant des impératifs de sécurité, le représentant spécial du secrétaire général des Nations unies pour le Kosovo a quant à lui refusé, en mars, la tenue d’une audience publique à propos de l’attitude de la MINUK, qui n’avait pas traduit en justice les membres incriminés de l’unité de police roumaine.

Torture et autres mauvais traitements

Les victimes de torture et d’autres mauvais traitements, souvent pratiqués pour des motifs à caractère raciste ou discriminatoire, ou en vue d’extorquer des « aveux », étaient elles aussi souvent délaissées par des systèmes judiciaires qui ne demandaient aucun compte aux auteurs de ces sévices. L’obligation de rendre des comptes était limitée par de multiples facteurs : longs délais d’attente pour bénéficier des services d’un avocat, manque de détermination du ministère public à engager des procédures, peur des représailles pour les victimes, faibles peines imposées aux agents de la force publique en cas de condamnation, et absence de systèmes indépendants et dotés de ressources suffisantes pour le traitement des plaintes et pour les enquêtes sur les fautes graves de la police. Ces carences persistaient notamment en Espagne, en France, en Grèce, en Moldavie, en Ouzbékistan, en Russie et en Turquie.
Certaines victimes ont toutefois bénéficié d’une forme de réparation limitée, souvent à l’issue d’une longue période d’attente. En juin, la Cour européenne des droits de l’homme a conclu à l’unanimité que Sergueï Gourgourov avait été victime de torture en 2005 en Moldavie. Le mois suivant, presque quatre ans après que cet homme eut porté plainte pour des tortures subies lorsqu’il était aux mains de policiers, les services du procureur général ont entamé une procédure judiciaire. Ils avaient jusqu’alors opposé un refus à toutes les demandes d’ouverture d’enquête en expliquant que Sergueï Gourgourov s’était lui-même infligé les lésions qu’il présentait comme le résultat d’actes de torture.

Violences contre les femmes et les filles

Les violences domestiques visant les femmes et les jeunes filles restaient omniprésentes dans la région, indépendamment des tranches d’âge ou des groupes sociaux. Seule une faible proportion des victimes signalait ces sévices aux autorités, par crainte de représailles d’un partenaire violent, par peur de jeter l’opprobre sur leur famille ou en raison d’une situation financière précaire. Mais surtout, du fait de l’impunité généralisée dont jouissaient les auteurs des violences, ces femmes savaient que cela ne présentait pas beaucoup d’intérêt de les dénoncer.
En raison de comportements profondément enracinés dans la société et du retour à des discours traditionnels dans de nombreuses zones de la région, les services destinés à protéger les victimes de violences au foyer se révélaient totalement inadaptés. Le Tadjikistan, par exemple, ne disposait pour ainsi dire d’aucun service de protection des victimes – foyers d’accueil, centres d’hébergement adéquats, etc. Dans ce pays, les femmes et les adolescentes étaient d’autant plus exposées aux violences domestiques qu’elles étaient mariées jeunes, sans enregistrement officiel, et qu’elles abandonnaient tôt leurs études. En Turquie, le nombre de foyers destinés à accueillir des femmes victimes de violences familiales restait très en deçà de la proportion d’un établissement pour chaque agglomération de 50 000 habitants requise par la loi turque. Moscou, ville de plus de 10 millions d’habitants, ne comptait qu’un seul foyer d’accueil, d’une capacité de 10 personnes.
Les femmes craignaient aussi souvent que les autorités concernées considèrent les violences de ce type non comme des actes sanctionnés par le Code pénal, mais comme des faits relevant du domaine privé, et qu’elles n’agissent donc pas en conséquence. Le nombre de plaintes était de ce fait particulièrement faible. Ce manque de confiance nuisait aux femmes en quête de justice, mais également aux efforts de lutte contre la violence domestique au sein de la société, car il masquait l’étendue et la nature exactes du problème.
Certains groupes demeuraient particulièrement exposés à toutes les formes de violences contre les femmes. En Espagne, par exemple, les migrantes victimes de violences domestiques rencontraient encore plus de difficultés lorsqu’elles cherchaient à obtenir justice ou à bénéficier de services spécialisés. En Bosnie-Herzégovine, les victimes de violences sexuelles ayant constitué des crimes de guerre ne pouvaient toujours pas jouir de leurs droits économiques et sociaux et n’avaient pas bénéficié de réparations qui leur auraient permis de reconstruire leur vie. Nombre de femmes demeuraient incapables de trouver du travail, car elles souffraient toujours des séquelles physiques et psychologiques des violences subies pendant la guerre.

Peine de mort

La tendance restait encourageante. La Cour constitutionnelle de Russie a décidé, en novembre, de prolonger le moratoire sur les exécutions, initialement prévu pour une durée de 10 ans. Elle a recommandé l’abolition totale de la peine de mort, déclarant que l’évolution dans ce sens était irréversible. Au Bélarus, un groupe de travail parlementaire s’est vu chargé de rédiger des propositions en vue d’un moratoire sur la peine de mort. Les juges ont néanmoins continué de prononcer des peines capitales selon des procédures entourées de secret – les détenus et leurs proches n’étaient pas informés de la date de l’exécution et le corps n’était pas remis à la famille, qui ignorait également tout du lieu d’inhumation. Dans ce pays, la situation était d’autant plus grave que le système pénal était défaillant. Des éléments crédibles montraient que la torture et les mauvais traitements étaient utilisés pour obtenir des « aveux » et que les prisonniers condamnés n’avaient pas accès à de réelles voies de recours.

Conclusion

En matière de droits humains, l’Europe possède une architecture institutionnelle sans équivalent dans le reste du monde. Elle veille d’ailleurs à se présenter comme un modèle sur ce plan. Hélas, pour nombre de personnes vivant à l’intérieur de ses frontières, la réalité en matière de protection contre les atteintes aux libertés fondamentales est encore bien loin des discours.
L’année 2009 a été marquée par l’entrée en vigueur dans l’Union européenne du traité de Lisbonne, qui représentait une opportunité évidente de faire respecter les obligations incombant à l’Europe. Cette étape laissait entrevoir la perspective d’un renforcement des droits humains et des libertés fondamentales : la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne a désormais force obligatoire pour ses institutions ainsi que pour ses États membres (exception faite de trois d’entre eux), et l’Union peut à présent ratifier la Convention européenne des droits de l’homme.
Même s’il s’agissait là d’un nouvel élément positif venant consolider le système de défense des droits fondamentaux, le hiatus se situait toujours au niveau de la mise en application à l’échelon national. Chacun des États de la région a l’obligation essentielle de veiller à ce que toutes les personnes vivant sur son territoire jouissent de l’ensemble des droits humains garantis par la communauté internationale, à laquelle elles appartiennent. L’année écoulée a montré que de nombreux pays n’ont pas respecté ce devoir, mais aussi qu’il y a dans la région Europe et Asie centrale des personnes courageuses osant, quels que soient les risques, prendre la parole et obliger les responsables d’atteintes aux droits fondamentaux à répondre de leurs actes.

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