Avant-Propos au Rapport Annuel 2011 — « Face à la répression, les militants ont de nouvelles armes »

Par Salil Shetty, secrétaire général

L’année 2010 pourrait bien entrer dans les annales comme un moment charnière, qui a vu militants et journalistes se tourner vers les nouvelles technologies pour clamer la vérité face au pouvoir et, ce faisant, exiger davantage de respect des droits humains. Le moment où, aussi, un certain nombre de régimes répressifs se sont retrouvés confrontés à la perspective bien réelle d’une fin peut-être prochaine.
L’information est source de pouvoir : pour ceux et celles qui contestent les abus de pouvoir commis par les États et les autres institutions, nous vivons une époque exaltante. Depuis la naissance d’Amnesty International, il y a un demi-siècle, nous avons assisté et participé à des évolutions majeures dans les luttes de pouvoir entre les auteurs d’atteintes aux droits fondamentaux et les individus courageux et imaginatifs qui entendent dénoncer leurs méfaits. En tant que mouvement s’efforçant de mobiliser l’opinion publique mondiale en faveur des hommes et des femmes dont les droits sont bafoués, nous avons à cœur de soutenir les militants qui imaginent un monde dans lequel l’information est véritablement libre et où il leur est possible d’exercer leur droit à exprimer pacifiquement leur désaccord avec la ligne officielle, sans subir la répression des autorités.
Amnesty International utilise depuis 50 ans les technologies de pointe susceptibles de faire entendre la voix des faibles et des opprimés. Des téléscripteurs à Internet, en passant par la photocopie, la télécopie, la radio, la télévision, les communications par satellite, le téléphone ou le courriel, nous avons toujours mis ces outils au service de la mobilisation collective. Ils ont permis de faire progresser la lutte en faveur des droits humains, en dépit des moyens sophistiqués mis en œuvre par les gouvernements pour empêcher les informations de circuler et censurer les communications.
Le site Internet WikiLeaks, qui diffuse des informations provenant des sources les plus diverses, a commencé à mettre en ligne cette année un corpus de plusieurs centaines de milliers de documents qui auraient été téléchargés par un spécialiste du renseignement de l’armée américaine âgé de 22 ans, Bradley Manning. Actuellement en détention provisoire, cet homme risque plus de 50 années d’emprisonnement s’il est reconnu coupable de divers chefs d’inculpation, notamment d’espionnage.
WikiLeaks a créé un espace aisément accessible, où tous les lanceurs d’alerte de la planète peuvent mettre les informations dont ils disposent. Ce site a montré sa force en diffusant et en rendant publics des documents gouvernementaux secrets et confidentiels. Amnesty International a très tôt reconnu la contribution de WikiLeaks à la lutte pour le respect des droits humains, lorsque le site a mis en ligne, en 2009, des informations concernant des violations perpétrées au Kenya.
Il a toutefois fallu recourir aux compétences plus « classiques » de journalistes de la presse écrite et d’analystes politiques pour fouiller parmi les données publiées à l’état brut, les étudier et trouver les éléments qui, dans la masse des documents mis en ligne, prouvaient que des violations et des crimes avaient été commis. Avec ces éléments, les militants politiques se sont servis d’autres nouveaux outils de communication désormais facilement accessibles à partir de téléphones mobiles, ainsi que des réseaux sociaux d’Internet, pour faire descendre dans la rue tous ceux et toutes celles qui entendaient demander des comptes aux responsables.
La tragique histoire de Mohamed Bouazizi offre un exemple dramatique de ce que peut accomplir l’individu lorsque son action est amplifiée par les nouveaux outils du monde virtuel. En décembre 2010, ce vendeur ambulant de Sidi Bouzid, en Tunisie, s’est immolé par le feu devant la mairie de la ville pour protester contre le harcèlement de la police, l’humiliation et les difficultés économiques auxquels sont confrontés beaucoup de jeunes comme lui en Tunisie, et exprimer leur sentiment d’impuissance face à cette situation.
À mesure que la nouvelle de cet acte de désespoir et de défi était diffusée dans tout le pays par les téléphones mobiles et sur Internet, elle a catalysé le mécontentement qui couvait depuis longtemps dans la population à l’égard d’un régime répressif, avec des conséquences que nul n’avait prévues. Mohamed Bouazizi a succombé à ses brûlures, mais sa colère lui a survécu, à travers les manifestations qui ont pris possession de la rue dans toute la Tunisie. Les protestataires tunisiens – des syndicalistes, des membres de l’opposition politique et des jeunes, dont certains se sont organisés par le biais des réseaux sociaux d’Internet – ont investi l’espace public pour témoigner leur soutien aux revendications de Mohamed Bouazizi. Des militants aguerris se sont joints aux plus jeunes pour utiliser de nouveaux outils de contestation, face à un régime répressif.
Le gouvernement tunisien a cherché à faire taire les médias et bloqué l’accès des particuliers à Internet mais, grâce aux nouvelles technologies, les nouvelles se sont répandues comme une traînée de poudre. Les manifestants ont clairement indiqué que leur indignation était certes dirigée contre la répression brutale exercée par le gouvernement à l’égard de ceux qui osaient contester son autoritarisme, mais aussi contre l’absence de perspectives économiques, conséquence, en partie, de la corruption régnant au sein des cercles dirigeants.
En janvier, moins d’un mois après l’acte désespéré de Mohamed Bouazizi, on assistait à la chute du gouvernement du président Ben Ali et à la fuite de ce dernier à Djedda, en Arabie saoudite. Le peuple de Tunisie a fêté la fin de plus de 20 ans de despotisme, ouvrant la voie au rétablissement d’une démocratie participative dotée, une fois les élections organisées, d’un gouvernement soucieux des droits de chacun.
La chute du régime de Zine el Abidine Ben Ali a provoqué une onde de choc dans toute la région, voire dans le monde entier. Les dirigeants qui recourent à la torture et à la répression pour faire taire leurs opposants et qui s’enrichissent par la corruption et l’exploitation des richesses de leur pays avaient désormais du souci à se faire. Les classes dominantes locales et les gouvernements étrangers qui avaient appuyé ces régimes illégitimes sans cesser de pérorer sur la démocratie et les droits humains ont également senti monter en eux une certaine nervosité.
Très rapidement, la révolte tunisienne a déclenché des secousses dans d’autres pays. Des manifestants sont descendus dans les rues d’Algérie, de Bahreïn, d’Égypte, de Jordanie, de Libye et du Yémen.
Les outils de 2010 avaient changé, mais les revendications restaient les mêmes : les gens voulaient pouvoir vivre dignement, en jouissant de l’ensemble de leurs droits civils, culturels, économiques, politiques et sociaux. Aux quatre coins du monde, des militants qui, trop longtemps, ont vécu sous la menace ou dans la réalité de l’enfermement, de la torture et de la violence, en raison de leurs opinions politiques, de leurs convictions ou de leur simple identité, ont imaginé un monde de possibilités, un monde où ils pourraient vivre libérés de la peur et en participant vraiment au fonctionnement politique de la société. Les messages qui ont été diffusés montrent clairement que l’absence de perspectives économiques vécue par beaucoup dans la région était fortement ressentie par tous ceux qui ont soutenu les militants tunisiens.
Lorsque l’on vit sous un régime répressif, les frustrations ne sont jamais enfouies très profondément. C’est ce que l’on a pu constater en Égypte, par exemple, en juin 2010, lorsque Khaled Said est mort après avoir été agressé par deux policiers dans un cybercafé d’Alexandrie. Ce drame avait suscité à l’époque un véritable tollé dans la population – ce qui apparaît, avec le recul, comme un signe annonciateur des manifestations de masse du début 2011. Les deux policiers ont été inculpés d’arrestation illégale et d’actes de torture, mais leur responsabilité directe dans la mort de la victime n’a pas été mise en cause. En Iran, où le mécontentement suscité par les élections contestées de 2009 était toujours vif et où les blessures provoquées par la brutale répression des manifestations étaient loin de s’être refermées, le gouvernement a restreint l’accès aux sources extérieures d’information, comme Internet.
En Chine, les autorités ont tenté d’étouffer l’histoire de ce jeune homme qui, arrêté par la police après avoir provoqué la mort d’une femme et en avoir blessé une autre, alors qu’il conduisait sous l’emprise de l’alcool, s’était prévalu du fait que son père était un haut gradé des forces de sécurité pour ne pas avoir à répondre de ses actes. La formule « Mon père s’appelle Li Gang » est vite devenue synonyme d’irresponsabilité des puissants et ce récit a fait le tour d’Internet en Chine, malgré tous les efforts déployés par les pouvoirs publics pour faire oublier l’affaire.
La démonstration limpide faite par les manifestants de la nature de leurs frustrations, qui découlent d’une absence de perspectives aussi bien politiques qu’économiques, est un démenti cinglant opposé aux responsables politiques qui arguent de la primauté des droits civils et politiques sur les droits économiques, sociaux et culturels – ou le contraire –, prouvant qu’il s’agit là d’une distinction fallacieuse, qui feint d’ignorer que des millions, voire des milliards d’individus de par le monde souffrent d’un non-respect de l’ensemble de ces droits.
Si Amnesty International s’est à ses débuts consacrée à la défense des droits des prisonniers d’opinion, elle a compris depuis longtemps qu’il était important de dénoncer les violations sous-jacentes des droits humains qui poussent tant de militants à prendre leur plume ou à descendre dans la rue, mais qu’il fallait aussi militer pour mettre un terme à l’emprisonnement des opposants et aux sévices qui leur sont infligés. Les sites qui servent de relais aux réseaux sociaux ont beau être récents, ils jouent aujourd’hui un rôle essentiel, dans la mesure où ils constituent un puissant moyen de soutien et d’union entre citoyens mécontents et critiques vis-à-vis des pratiques abusives de leurs gouvernements respectifs.

FUITES ET REVELATIONS

Au mois de juillet, WikiLeaks et plusieurs grands titres de la presse écrite mondiale ont commencé à publier un ensemble de près de 100 000 documents concernant la guerre en Afghanistan. Une polémique a éclaté sur le contenu, la légalité et les conséquences d’une telle « fuite ». Les documents apportaient notamment un certain nombre d’éléments fiables confirmant des atteintes aux droits humains que des militants et des journalistes avaient dénoncées alors que les autorités afghanes et américaines, ainsi que les responsables de l’OTAN, les niaient. Toutefois, les organisations de défense des droits humains ont également appris avec une vive inquiétude que les talibans avaient l’intention d’examiner les informations mises en ligne par WikiLeaks afin de punir les Afghans qui avaient collaboré avec le gouvernement de Kaboul et ses alliés étrangers. Comme n’importe quel outil, les nouvelles technologies comportent des avantages, mais également des risques. WikiLeaks a depuis pris des mesures pour que, à l’avenir, les documents diffusés par ses soins le soient dans le respect du principe, cher à Amnesty International depuis 50 ans, selon lequel nul ne doit être mis en danger par la publication d’informations.
De leur côté, les gouvernements impliqués dans des abus se sont empressés d’invoquer le vieil argument de la menace pour la sécurité nationale que ferait planer toute divulgation de documents mettant en lumière des violations et des manquements commis en leur nom – divulgation qui serait par conséquent illégale. Ils ont donc choisi d’ignorer purement et simplement les révélations qui concernaient des atteintes présumées au droit international et le fait que ces crimes n’avaient donné lieu à aucune enquête ni aucune mise en cause de leurs auteurs présumés.
En octobre, WikiLeaks a mis en ligne près de 400 000 autres documents, relatifs cette fois à la guerre en Irak. Là encore, Amnesty International et un certain nombre d’autres organisations de défense des droits humains ont souligné que les gouvernements qui dénonçaient bien fort de prétendues atteintes à la sécurité nationale continuaient de s’abstenir d’enquêter sur les crimes de guerre et les autres violations de la législation internationale, refusant d’en traduire en justice les responsables présumés, comme c’était pourtant leur devoir. Les informations publiées confirmaient en outre que ces gouvernements, au moment même où ils rejetaient les accusations de violations des droits humains formulées par Amnesty International et d’autres organisations, étaient en possession de documents établissant manifestement le bien-fondé desdites accusations.
Ces différentes « fuites » sont cependant passées au second plan avec la dernière série de révélations pour 2010, lorsque WikiLeaks et cinq grands quotidiens ont entrepris de publier simultanément 220 dépêches diplomatiques, confidentielles mais pas ultrasecrètes, sur un total de 251 287 documents provenant de 274 ambassades, consulats et missions diplomatiques des États-Unis, datées du 28 décembre 1966 au 28 février 2010. Ces informations nouvellement disponibles, analysées aussi bien par des professionnels aguerris de la presse écrite que par des blogueurs passionnés, ont été reprises par des mouvements déjà actifs et ont inspiré de nouveaux acteurs.

UNE ONDE DE CHOC PLANETAIRE

Les avis divergent concernant le rôle de WikiLeaks. Certains y voient une entreprise fonctionnant dans un « vide moral » tandis que d’autres n’hésitent pas à parler d’équivalent moderne des fameux « Pentagon Papers » de 1971, sur la guerre du Viêt-Nam. Ce qui est incontestable, en tout cas, c’est que ces fuites ont eu et ont toujours un impact considérable.
La « Révolution du jasmin » tunisienne n’aurait certes pas eu lieu sans le long combat, ces 20 dernières années, de courageux défenseurs des droits humains, mais le soutien dont elle a bénéficié à l’extérieur s’est peut-être trouvé renforcé par la diffusion sur WikiLeaks de documents concernant la Tunisie, qui permettaient de mieux comprendre la source de la colère de la rue. Certains de ces documents montraient notamment de façon très claire qu’un certain nombre de gouvernements de la planète étaient au courant de la répression politique et de l’absence de perspectives économiques dont souffrait une grande partie de la population, mais s’étaient généralement bien gardés d’intervenir pour que les choses changent. L’une des dépêches rendues publiques a par exemple permis de constater que le représentant du Canada et les ambassadeurs des États-Unis et du Royaume-Uni en poste à l’époque à Tunis reconnaissaient tous les trois que les forces de sécurité tunisiennes torturaient les détenus, que les assurances diplomatiques, aux termes desquelles les autorités s’engageaient à ne pas soumettre à la torture les suspects rapatriés de force, avaient une certaine « valeur » mais n’étaient pas fiables pour autant, et que le CICR n’avait pas accès aux centres de détention dépendant du ministère de l’Intérieur.
Dans un autre document confidentiel, l’ambassadeur des États-Unis décrit une économie tunisienne mal en point, minée par une corruption omniprésente, entre les rackets de la police et l’insatiable appétit de « la Famille » – les membres du clan Ben Ali, qui se servaient de leur puissance pour amasser toujours plus de richesses.
Ce qui nous ramène à Mohamed Bouazizi et à tant d’autres Tunisiens, qui avaient manifestement perdu tout espoir face à la torture, à la misère, à la corruption de l’administration, aux brutalités policières et à la répression permanente de toute opposition politique et, plus généralement, de toute voix dissidente. Le jeune homme n’avait à sa disposition aucun espace politique dans lequel il aurait pu exprimer ses frustrations devant le manque de perspectives économiques. Lorsqu’il a essayé de créer son propre emploi, en poussant dans la rue une charrette de vendeur de fruits et légumes, la police lui a confisqué ses marchandises. Quand il a voulu se plaindre aux autorités politiques de l’attitude de la police, on a refusé d’enregistrer sa plainte ou d’ouvrir une enquête.
Les griefs de Mohamed Bouazizi étaient les mêmes que ceux de beaucoup de gens. Mais il s’est immolé à peu près au moment où WikiLeaks publiait des documents montrant que les gouvernements occidentaux alliés au régime de Ben Ali étaient parfaitement au courant de tous ces problèmes, mais avaient manifestement décidé de s’abstenir de toute pression extérieure destinée à contraindre la Tunisie à respecter davantage les droits humains. La rencontre de ces deux événements semble avoir déclenché une véritable vague de soutien en faveur des manifestants tunisiens. Les habitants des pays voisins, confrontés pour certains aux mêmes difficultés en matière de droits civils, culturels, économiques, politiques et sociaux, se sont montrés particulièrement solidaires.

UNE REACTION QUI EN DIT LONG

La réaction des gouvernements occidentaux face à la situation en Tunisie et en Égypte est édifiante. Les États-Unis ont rompu les relations anciennes qu’ils entretenaient avec le président Ben Ali. La ministre française des Affaires étrangères a de son côté proposé dans un premier temps d’aider le régime de Ben Ali à faire face à la contestation. Mais cette position a suscité un véritable tollé en France et, lorsque le président tunisien a pris la fuite, Paris a finalement affiché son soutien aux manifestants. Confrontés à un mouvement analogue en Égypte, les États-Unis et de nombreux gouvernements européens ont paru pris de court et peu enclins à soutenir les revendications initiales de la foule, qui demandait le départ d’Hosni Moubarak.
Les États-Unis en particulier avaient beaucoup misé sur la stabilité du gouvernement de ce dernier, en dépit des multiples signes témoignant depuis 30 ans de la brutalité du régime. En fait, dans le monde entier, de nombreux gouvernements qui clament leur attachement aux droits humains et à la démocratie ont soutenu explicitement des dirigeants politiques, tels Hosni Moubarak ou Zine el Abidine Ben Ali, qu’ils savaient corrompus, prompts à réprimer et peu soucieux des droits fondamentaux de leurs concitoyens. D’ailleurs, les premières « restitutions extraordinaires » de détenus (ni plus ni moins que des opérations de sous-traitance de la torture), qui ont eu lieu alors que Bill Clinton était le locataire de la Maison-Blanche, concernaient des personnes envoyées en Égypte – un endroit connu pour l’usage systématique qui y était fait de la torture. Les preuves de cette hypocrisie, que renforcent les nombreuses dépêches diplomatiques mises en ligne par WikiLeaks, jettent le discrédit sur ces gouvernements et permettent de douter de leur engagement en faveur des droits humains. Au bout du compte, le courage des manifestants non violents, qui ont risqué leur vie dans les rues du Caire et ailleurs, aura eu raison d’Hosni Moubarak et de ses alliés.
Au lendemain de la diffusion sur Internet de ces messages diplomatiques censés rester confidentiels, les gouvernements ont avant tout cherché à déterminer de quels crimes pourraient bien être accusés le site WikiLeaks et Bradley Manning. Cette réaction est troublante à bien des égards. Le gouvernement des États-Unis, qui est particulièrement véhément dans ses attaques contre WikiLeaks, défendait une toute autre position lorsqu’il se félicitait des progrès de la diffusion de l’information hors de ses frontières. La secrétaire d’État, lors d’un discours prononcé en janvier 2010, avait encouragé les gouvernements de la planète à faire en sorte que les habitants de leurs pays aient accès à Internet, comparant à l’époque la censure sur la Toile au Mur de Berlin. « L’information n’a jamais été aussi libre », avait déclaré Hillary Clinton, soulignant ensuite que « même dans les pays à régime autoritaire, les réseaux d’information permettent aux gens de découvrir de nouveaux faits et obligent davantage les gouvernements à rendre des comptes. »
Lors de sa visite en Chine en novembre 2009, a-t-elle poursuivi, Barack Obama avait « défendu le droit des gens à avoir accès sans entraves à l’information et dit que, plus l’information circulait librement, plus la société était forte ». Le président américain avait souligné, disait-elle, « que l’accès à l’information permettait aux citoyens d’exiger des comptes de leur gouvernement, engendrait des idées nouvelles et encourageait la créativité ».
Les États-Unis ne sont toutefois pas les seuls à rêver d’un Internet sage ou à vouloir utiliser les cybertechnologies pour violer le droit des citoyens à la vie privée. Internet agit comme un nouveau révélateur de la volonté des gouvernements de contrôler l’accès à l’information : ceux-ci cherchent à censurer les internautes lorsqu’un contenu est perçu comme une menace par les puissants, alors même que ces derniers n’hésitent pas à ajouter le piratage et la surveillance à leurs propres arsenaux répressifs.
Les gouvernements ne sont pourtant pas toujours aux commandes, manifestement, malgré tous leurs efforts en ce sens. En Chine, la « Grande Muraille » du Net, pour reprendre le surnom du pare-feu national, joue un rôle important dans la lutte du pouvoir pour juguler les débats sur la Toile, et a des effets très nocifs. Ceux qui outrepassent les règles sont victimes de harcèlement ou jetés en prison. C’est ce qui est arrivé par exemple au journaliste ouïghour Hairat Niyaz, également rédacteur de site Internet, qui a été condamné en juillet 2010 à 15 années d’emprisonnement pour « mise en danger de la sécurité de l’État ». Le tribunal qui l’a condamné a retenu contre lui un certain nombre d’interviews accordées à la presse étrangère, ainsi que sa traduction en ligne d’un message d’une organisation ouïghoure basée hors de Chine. Cette dernière avait appelé à manifester contre la manière dont le gouvernement avait réagi à l’attaque menée à Shaoguan, dans la province du Guangdong (sud de la Chine), par des travailleurs chinois hans contre des collègues ouïghours – attaque qui s’était soldée par la mort d’au moins deux de ces derniers. Pourtant, les autorités chinoises, bien qu’elles disposent des technologies les plus sophistiquées, se retrouvent régulièrement prises de court ou de vitesse par des internautes, ces adeptes d’un média que la blogueuse cubaine Yoani Sánchez compare à un poulain sauvage que nul ne peut dompter.
Autre exemple : celui de l’universitaire Liu Xiaobo, co-auteur de la Charte 08, l’un des grands textes de la dissidence en Chine. Il s’est inspiré de l’action des intellectuels d’Europe de l’Est qui luttaient dans les années 1970 et 1980 contre les dictatures communistes. Eux aussi s’étaient tournés vers les nouvelles technologies (à l’époque la photocopie et la télécopie) afin de diffuser leurs idées et défier des régimes répressifs, pour finalement les faire tomber.
Liu Xiaobo n’était guère connu de l’homme de la rue en Chine, même après avoir été condamné à 11 ans d’emprisonnement, le jour de Noël, en 2009. Mais quand il a reçu le prix Nobel de la paix, en octobre 2010, les internautes du monde entier ont passé la vitesse supérieure pour faire connaître le rôle qu’il avait joué.
Les autorités chinoises n’avaient qu’une hâte : clore les débats. Surprises par le soutien massif apporté à un homme qu’elles avaient officiellement qualifié de « traître », elles ont entrepris de bloquer les recherches sur Internet de l’expression « chaise vide » – utilisée par un nombre croissant de Chinois pour désigner la manière dont le prix Nobel avait été remis à Liu Xiaobo lors de la cérémonie d’Oslo.
Jusqu’à l’avènement de WikiLeaks, les gouvernements croyaient de toute évidence qu’ils avaient réussi à garder la main. Mais quand les compagnies indispensables au fonctionnement de WikiLeaks lui ont retiré leur soutien (sans que l’on sache vraiment, pour l’instant, si cette attitude était la conséquence de pressions directes de la part des autorités politiques), les entreprises et les gouvernements qui condamnaient le site se sont retrouvés la cible des pirates informatiques du monde entier.
Cette recrudescence de l’activité des hackeurs et la poursuite de la diffusion des documents incriminés, en dépit des menaces et de l’indignation d’un certain nombre d’États, montrent à quel point WikiLeaks a changé la donne en matière de maîtrise de l’information. Ces phénomènes ont également mis en évidence la détermination de certains pirates à ne pas faire de quartier, quitte à menacer la vie privée et la sécurité même des individus.

UN EQUILIBRE A TROUVER

Comme nous l’avons vu, le désir de faire circuler l’information, lorsqu’il ne tient pas compte des droits des personnes, peut susciter certains problèmes. En août dernier, deux femmes ont porté plainte devant la justice suédoise contre Julian Assange, le fondateur de WikiLeaks, pour agression sexuelle.
Des pirates informatiques ont dévoilé leur identité et la presse les a attaquées, les accusant d’être instrumentalisées par les gouvernements américain et suédois. Ce qui montre que, dans le nouvel univers virtuel, les femmes continuent d’être traitées comme de simples pions, voire pire, comme des victimes somme toute acceptables de dommages collatéraux. Que les choses soient claires : ces femmes ont droit à ce que leurs plaintes soient dûment examinées ; et s’il s’avère qu’il existe effectivement des éléments à charge suffisamment sérieux, l’auteur présumé des faits doit être poursuivi. De son côté, Julian Assange doit bénéficier de la présomption d’innocence, des garanties de procédure nécessaires et d’un procès équitable.
La législation relative aux droits humains est sur ce point sans la moindre ambiguïté. Les gouvernements doivent pratiquer la transparence et ne peuvent limiter la liberté d’expression (ainsi que le droit de recevoir et de partager des informations) que pour préserver les droits ou la réputation de tiers, ou pour sauvegarder la sécurité nationale, l’ordre, la santé ou la morale publics. La sécurité nationale ne peut en aucun cas servir de prétexte à un gouvernement et lui donner carte blanche pour limiter l’information, surtout lorsque les restrictions qu’il souhaite imposer visent manifestement à couvrir des atteintes aux droits humains ou au droit humanitaire.
Inversement, l’hypocrisie et la malhonnêteté d’un gouvernement ne peuvent pas justifier que l’on s’introduise dans les dossiers informatiques du parquet et que l’on viole la vie privée de deux plaignantes.

L’AVENIR NUMERIQUE DES DROITS HUMAINS

Internet et les autres technologies de la communication n’ont rien de magique ni de déterministe. La technologie, en soi, ne respecte pas les droits humains, pas plus qu’elle ne leur porte atteinte. Ce n’est qu’un outil, dont se servent aussi bien ceux qui veulent s’attaquer aux injustices dont souffrent tant d’habitants de notre planète que ceux qui entendent contrôler l’accès à l’information et faire taire les voix dissidentes. Il est probable que la radio FM et le téléphone mobile ont fait davantage pour la promotion et la protection des droits humains en Afrique que la plupart des autres méthodes classiques. Au Kenya, grâce à un recours original au « crowdsourcing » (utilisation de la créativité des internautes), le site Ushahidi.com a ouvert tout un ensemble de possibilités en matière de prévention des conflits.
La technologie sert les objectifs de ceux qui la contrôlent – ceux qui œuvrent à la promotion des droits humains comme ceux qui cherchent à les affaiblir. Dans un monde où le pouvoir est inégalement réparti, il faut être conscient du fait que la capacité des gouvernements et, plus généralement, des acteurs institutionnels, à abuser et à tirer parti des technologies sera toujours plus grande que celle des militants de la base, de ceux qui se battent dans des conditions difficiles pour le respect des droits humains, qui osent déclencher le signal d’alarme et qui, parce que leur sens moral l’exige, doivent savoir utiliser les outils de notre époque pour trouver les informations nécessaires et dénoncer les injustices.
Dans le débat concernant WikiLeaks, le fait que des documents aient apparemment été diffusés sans que l’on ait suffisamment veillé à la sécurité des personnes exposées, et la controverse que suscitent les plaintes pour agression sexuelle dont Julian Assange fait l’objet, ne peuvent qu’engendrer un certain malaise, sur le plan moral. Les choses ne sont pas ici aussi claires, éthiquement parlant, qu’elles ne le paraissent – en tout cas avec le recul – pour la publication des « Pentagon Papers ». Ceux qui trouvent les activités de WikiLeaks immorales doivent cependant comprendre que, lorsque les voix qui sont censées parler vrai aux puissants se taisent, les hommes et les femmes qui souffrent au quotidien d’abus de pouvoir peuvent être tentés de soutenir de telles activités. Leur seul espoir est que la vérité éclate, même si cela se fait dans des conditions brouillonnes, embarrassantes et apparemment contre-productives.
Nous vivons néanmoins une époque extraordinaire pour Amnesty International comme pour l’ensemble des défenseurs des droits humains, à qui la technologie permet désormais de dévoiler des faits et de débattre sur la place publique, en échappant plus facilement à la censure officielle et en renforçant leurs liens à travers les frontières. On se prend à imaginer une Terre vraiment plate, pour reprendre les mots d’un grand éditorialiste américain à propos de la mondialisation, une Terre sur laquelle chacun aurait réellement accès à l’information et pourrait participer pleinement aux décisions affectant son existence, une Terre où aucune injustice ne pourrait être passée sous silence.
Amnesty International fête en 2011 son 50e anniversaire. Considérée à ses débuts par l’un de ses détracteurs comme « l’une des plus grandes folies de notre temps », notre organisation est née d’un simple appel à réagir lancé par l’avocat britannique Peter Benenson, qui demandait à la société de penser « au prisonnier oublié ». Il avait décidé d’agir après avoir appris l’incarcération de deux jeunes Portugais, dont le seul tort avait été de porter un toast à la liberté.
Heureusement pour des milliers de prisonniers oubliés, non seulement cette « folie » s’est depuis imposée, mais elle se perpétue. Nous restons déterminés, en compagnie de nos alliés, à promouvoir le droit à l’information et à la liberté d’expression. Ensemble, nous nous sommes mobilisés pour la libération de milliers de prisonniers d’opinion – dont certains, comme Ellen Johnson-Sirleaf, sont aujourd’hui chefs d’État. Ensemble, nous avons contribué à la remise en liberté, en novembre 2010, d’Aung San Suu Kyi, démontrant une fois de plus que la persévérance pouvait être payante. Ensemble, nous avons sauvé d’innombrables vies – tout récemment encore, celles de deux militants qui s’opposaient au service de sécurité d’une mine, au moment où ce dernier cherchait à susciter un affrontement dans le but de se débarrasser de ceux qui étaient prêts à tous les sacrifices pour dire la vérité, face au pouvoir.
Le monde a radicalement changé en 50 ans, mais la nécessité pour les individus de s’unir pour lutter contre l’injustice et pour les droits fondamentaux de tous les êtres humains, où qu’ils soient, reste la même.
Cet anniversaire est l’occasion d’imaginer tout ce dont sont capables des individus agissant ensemble. Si chacun des quelque trois millions d’adhérents d’Amnesty International parvenait à convaincre ne serait-ce qu’une personne de se joindre à notre combat pour la justice, nous doublerions notre impact. Comme on le voit actuellement au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, les actions collectives d’individus unis dans une même quête d’équité fondamentale peuvent faire tomber des régimes répressifs.
La nécessité pour ceux et celles qui sont attachés aux droits et aux libertés d’œuvrer de concert, au niveau aussi bien national qu’international, reste pressante, face à ces gouvernements qui s’entêtent à persécuter les personnes osant contester leurs abus de pouvoir. Confrontés à des individus courageux et déterminés qui revendiquent leurs droits et leurs libertés, gouvernements, groupes armés, entreprises et institutions internationales cherchent à échapper à tout contrôle de leurs activités et à toute obligation de rendre des comptes.
Notre enthousiasme, nous le tirons de la libération d’Aung San Suu Kyi, du courage de Liu Xiaobo, de la force de caractère de milliers de prisonniers d’opinion, de l’audace d’innombrables défenseurs des droits humains et de la ténacité, envers et contre tout, de centaines de milliers de simples citoyens tunisiens qui, lorsqu’ils ont appris le tragique destin de Mohamed Bouazizi, ont décidé qu’il ne serait pas mort pour rien et ont entrepris de se battre ensemble contre les abus de pouvoir qui avaient entraîné sa fin. Nous nous engageons, au sein d’Amnesty International, à redoubler d’énergie pour renforcer le mouvement mondial de défense des droits humains et à lutter pour que plus jamais une femme ou un homme ne se sente seul avec son désespoir, au point de ne voir d’autre issue que de se donner la mort.

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