Editorial par Salil Shetty

Pour tous ceux qui travaillent dans le domaine des droits humains, les événements de la semaine dernière ont soulevé des questions intéressantes mais difficiles. Nous avons entendu des responsables gouvernementaux et des experts déclarer que l’usage de la torture avait permis de retrouver Oussama Ben Laden. Quelque part, nous disent-ils, dans un centre de détention secret en Pologne ou en Lituanie, ou dans une salle d’interrogatoire à Guantánamo ou à Bagram, quelqu’un a donné des informations capitales qui ont permis cette issue.

Alors que la question de la justification de la torture occupe la une des journaux, Amnesty International se prépare au lancement de son rapport 2011 sur la situation des droits humains dans le monde. Forte de ses 50 ans d’expérience dans la lutte contre la torture et pour la justice, Amnesty International réaffirme une fois de plus le rôle fondamental que doivent jouer les droits humains face aux enjeux essentiels auxquels le monde est aujourd’hui confronté – notamment la question de l’interdiction absolue de la torture.

Certains affirment que la torture est efficace. Selon eux, les événements qui se sont produits la semaine dernière au Pakistan prouvent que la torture a contribué à apporter ce qu’ils nomment justice aux milliers de victimes d’Al Qaïda à travers le monde. Dans ces conditions, demandent-ils, est-ce que les militants des droits humains donneurs de leçons peuvent encore critiquer la torture ?

Observons la situation dans certains centres de détention. À Tunis, au Caire, à Téhéran, à Damas, à Manama et à Sanaa. Là, pendant des décennies, des personnes qui luttaient pour les droits humains et la démocratie ont été torturées par des gouvernements à présent publiquement reconnus comme cruels et répressifs. Et la justification est presque toujours la même : ces gens représentent une menace ; ce sont en fait des terroristes.

Le problème, ce n’est pas qu’une personne puisse être pour les uns un terroriste et pour les autres un combattant de la liberté, c’est que les États commettent des abus de pouvoirs, à la fois contre ceux dont les agissements sont criminels et illicites et contre ceux qui dénoncent les agissements criminels et illicites des gouvernements. La réalité c’est que, fréquemment, pour parvenir à leurs fins, les États torturent les défenseurs des droits humains et finissent par protéger les terroristes. Trop souvent, les choses ne se passent pas comme elles le devraient et les responsables de violations sont au pouvoir tandis que les défenseurs sont emprisonnés. Voilà une raison qui montre clairement pourquoi la torture ne peut jamais être justifiée.

Ceux qui promeuvent les droits humains et défendent les populations marginalisées, les exclus et les brebis galeuses, doivent être protégés contre tous les abus de pouvoir – non seulement ceux des États mais aussi ceux commis par les barons de la drogue au Mexique, par l’Armée de résistance du seigneur en Ouganda ou encore par les talibans en Afghanistan et au Pakistan. Or, les États ont l’obligation explicite et manifeste de respecter les droits humains et cet engagement est essentiel pour empêcher les attaques contre les personnes marginalisées, quels que soient les agresseurs.

Mais cela n’est possible que si la torture est totalement interdite. Il ne peut pas y avoir d’exceptions.

Il ne fait aucun doute que ceux qui menacent, kidnappent, tuent ou blessent doivent être déférés à la justice. Mais cette règle doit s’appliquer de la même manière, qu’il s’agisse de particuliers qui s’en prennent à d’autres ou d’agents du gouvernement qui tentent d’étouffer la dissidence.

Dans la panique qui a suivi les attentats du 11 septembre, les États-Unis et d’autres pays occidentaux ont vite sous-traité la torture à des États qui étaient des spécialistes de cette pratique. Ils pouvaient ainsi affirmer avoir les mains propres, alors même qu’ils renforçaient leur soutien à des gouvernements dont ils savaient qu’ils étaient répressifs, cruels et corrompus. C’est la population de ces pays qui a payé le prix fort. Les gouvernements occidentaux ont une dette à régler.

Cela nous ramène au Moyen-Orient.

Dans toute la région, des femmes et des hommes courageux qui ne supportent plus la répression, la corruption et la discrimination disent qu’ils en ont assez et descendent dans la rue pour exiger le changement. Ils doivent faire face aux matraques, aux balles, aux atrocités et à la mort. Mais leurs revendications sont claires. Comme nous tous, ils veulent vivre dans la dignité. À l’abri de la violence des forces de sécurité et des hommes de main. Ils veulent se libérer de la corruption qui ronge l’administration et le milieu des affaires, et avoir leur mot à dire sur la manière dont leur gouvernement gère leur pays.

En ce qui concerne les femmes, qui expriment de fortes critiques dans ces mouvements de protestation, leur engagement est un acte de foi. Elles participent à un combat persistant pour survivre face au double fléau que représentent la répression des autorités et une discrimination tenace à l’égard des femmes. Elles font le pari de risquer leur vie pour obtenir une place à la table des décisions – au lieu d’être cantonnées à la cuisine – lorsque le nouvel ordre sera établi. La situation a trop souvent semblé tourner à leur désavantage, ce qui rend leur courage encore plus remarquable.

La révolution des droits humains au Moyen-Orient a atteint un point crucial. Depuis des années, Amnesty International rassemble des informations sur la répression, les violences et la corruption exercées par ces gouvernements dont la vraie nature, révélée par les derniers événements, ne peut plus être niée. La maladroite complicité de gouvernements qui se disent les champions des droits humains est tout autant exposée au grand jour. Les populations qui vivent sous la coupe de régimes répressifs, que ce soit au Myanmar, à Cuba, en Ouzbékistan ou encore au Zimbabwe, attendent de voir si des gouvernements se feront réellement les défenseurs des droits humains et mettront fin à la répression, aux violences et à la corruption.

Les situations de crise peuvent aussi créer des conditions propices – notre monde offre de vastes possibilités. Nous vivons une époque où il faut jouer un rôle moteur. Une époque où il faut dépasser les échecs moraux de gouvernements partout dans le monde et apporter un soutien aux droits humains dans la pratique, et pas seulement en théorie pour des questions d’opportunité politique.

Amnesty International travaille depuis 50 ans avec le mouvement de défense des droits humains pour faire face aux dictateurs. Mais les gens ordinaires qui font preuve d’un formidable courage en descendant dans la rue au cours de ce printemps arabe sont le reflet vivant de nos espoirs. En réclamant le respect de leurs droits humains ils s’exposent au risque d’être torturés et maltraités.

Renouvelons tous – nous, citoyens ordinaires qui travaillons ensemble – notre engagement en faveur du projet de Peter Benenson, le fondateur d’Amnesty International, et n’oublions pas que les personnes individuelles peuvent faire bouger les choses. Les personnes individuelles peuvent agir solidairement – en faisant abstraction des frontières, des questions de classe et de convictions, et de toutes les autres différences exploitées par ceux qui cherchent à conserver le pouvoir – pour exiger des gouvernements qu’ils mettent fin à la répression, qu’ils éradiquent la corruption et qu’ils protègent les droits humains.

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