Avant-Propos au rapport annuel 2013

Les droits humains ne connaissent pas de frontières par Salil Shetty, secrétaire général

Téléchargez l’Avant-propos de Salil Shetty, Secrétaire général d’Amnesty International, au rapport annuel 2013

« Une injustice commise quelque part est une menace pour la justice dans le monde entier. Nous sommes pris dans un réseau d’interdépendances auquel nous ne pouvons échapper, tous liés par une destinée commune. Tout ce qui touche l’un de nous directement touche indirectement tous les autres.  » ?Martin Luther King, Lettre de la prison de Birmingham, 16 avril 1963, États-Unis

Le 9 octobre 2012 au Pakistan, Malala Yousafzai a été atteinte à la tête d’une balle tirée par des talibans. Le crime de cette adolescente de 15 ans ? Défendre le droit à l’éducation des filles. L’arme du crime ? Un blog. Tout comme l’acte de Mohamed Bouazizi qui, en 2010, avait entraîné dans son sillage un vaste mouvement de contestation au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, la détermination de Malala Yousafzai a eu des effets bien au-delà des frontières pakistanaises. Les souffrances endurées par certains et le courage déployé par tant d’hommes et de femmes, associés à la puissance des médias sociaux qui ne connaissent pas de frontières, ont modifié notre perception du combat en faveur des droits humains, de l’égalité et de la justice, et ont infléchi de façon perceptible le discours sur la souveraineté et les droits fondamentaux de la personne.

Aux quatre coins du monde, des gens se sont mis en danger et ont investi les rues et la sphère numérique pour dénoncer la répression et la violence exercées par des gouvernements et d’autres acteurs puissants. S’exprimant dans des blogs, dans d’autres médias sociaux et dans la presse traditionnelle, ils ont fait naître un courant de solidarité internationale pour que Mohamed Bouazizi ne tombe pas dans l’oubli, pour que Malala garde espoir. 

Un tel courage, combiné à la capacité de communiquer notre soif de liberté, de justice et de respect des droits, suscite l’inquiétude de ceux qui sont au pouvoir. Contraste saisissant avec le soutien apporté à celles et ceux qui dénoncent l’oppression et la discrimination, nous voyons de nombreux gouvernements s’employer à réprimer des manifestations pourtant pacifiques et tenter désespérément de contrôler la sphère numérique – notamment en essayant de réédifier leurs frontières nationales dans cette sphère.

Quelle est en effet la réaction des pouvoirs en place, qui s’accrochent à leur « souveraineté » et abusent de ce concept, lorsqu’ils prennent conscience que de simples citoyens sont potentiellement aptes à démanteler les structures dirigeantes et à braquer les projecteurs sur les outils de répression et de désinformation qu’ils utilisent pour conserver leurs prérogatives ? Le système économique, politique et commercial mis en place par les détenteurs du pouvoir entraîne souvent des atteintes aux droits fondamentaux. Le commerce des armes, par exemple, détruit des vies mais est défendu par des États qui soit ont recours à ces armes pour opprimer leur propre peuple, soit tirent profit de ce commerce. Ils invoquent la souveraineté à titre de justification.

Souveraineté et solidarité

Dans notre quête de liberté, de respect des droits et d’égalité, nous devons repenser le concept de souveraineté. La souveraineté devrait – et peut – naître de la prise en main de son propre destin. C’est le cas des États qui triomphent du colonialisme ou de voisins dominateurs, ou encore de ceux qui naissent des cendres de mouvements qui ont renversé des régimes répressifs et corrompus. La souveraineté est alors positive. Pour qu’elle le demeure et que les risques d’exploitation qu’elle pose soient maîtrisés, nous devons redéfinir la souveraineté et accepter l’existence, au niveau mondial, à la fois d’une solidarité et d’une responsabilité. Nous sommes citoyens du monde. Nous nous soucions de ce qui se passe autour de nous, car nous avons accès à l’information et pouvons choisir de ne pas connaître de frontières.

Les États invoquent régulièrement la « souveraineté » – qu’ils ramènent au contrôle de leurs affaires intérieures sans ingérence externe – pour agir comme bon leur semble. Ils utilisent cette notion pour dissimuler ou nier massacres, génocides, oppression, corruption, privation de nourriture et persécutions liées au genre.

Mais ceux qui abusent de leurs pouvoirs et de leurs prérogatives ne peuvent plus s’en cacher facilement. Les téléphones mobiles permettent d’enregistrer et de mettre en ligne des vidéos qui font apparaître en temps réel les violations des droits humains commises et révèlent au grand jour la réalité qui se cache derrière les discours hypocrites et les justifications intéressées. Les entreprises, entre autres puissants acteurs privés, font elles aussi plus facilement l’objet d’une surveillance maintenant car il leur est de plus en plus difficile, lorsque leurs actions sont nuisibles ou criminelles, d’en dissimuler les conséquences.

Nous œuvrons dans un cadre de droits humains qui tient pour acquis la souveraineté mais qui ne la défend pas en soi, en particulier depuis que le Sommet mondial de 2005 des Nations unies a reconnu le principe de la responsabilité de protéger, principe réaffirmé à plusieurs reprises depuis lors. Il est facile de comprendre pourquoi : l’année 2012 témoigne largement à elle seule des violations dont se rendent coupables les États à l’encontre des populations qui vivent sur leur territoire. 

Le droit de tout un chacun de ne pas subir de violences est un élément fondamental de la protection des droits humains. Le cadre strict empêchant l’État de s’immiscer dans notre vie personnelle et familiale est un autre aspect essentiel. Il s’agit notamment de garantir notre liberté d’expression, d’association et d’opinion. Il s’agit de nous protéger contre toute immixtion dans nos choix concernant notre corps et la manière dont nous l’utilisons, c’est-à-dire dans nos décisions en matière de procréation, d’identité sexuelle et de genre ou de tenue vestimentaire.

Durant les premiers jours de 2012, 300 familles se sont retrouvées sans abri à Phnom Penh, la capitale cambodgienne, après avoir été violemment expulsées de leur quartier. Quelques semaines plus tard, 600 Brésiliens qui vivaient dans le bidonville de Pinheirinho, dans l’État de São Paulo, ont subi le même sort. En mars, 21 personnes sont tombées sous les balles de la police jamaïcaine, des musiciens azerbaïdjanais ont été frappés, arrêtés et torturés en détention, et le Mali a sombré dans la crise après un coup d’État à Bamako.

L’année s’est poursuivie avec son lot d’atteintes aux droits humains : expulsions forcées au Nigeria ; journalistes tués au Mexique, en Somalie et dans d’autres pays ; femmes violées ou agressées sexuellement chez elles, dans la rue ou alors qu’elles exerçaient leur droit de manifester ; interdiction de marches des fiertés homosexuelles et passages à tabac de militants de la communauté des lesbiennes, des gays et des personnes bisexuelles, transgenres ou intersexuées ; assassinats de défenseurs des droits humains et emprisonnement de militants sur la base d’accusations forgées de toutes pièces. En septembre, une femme a été exécutée au Japon pour la première fois depuis plus de 15 ans. En novembre le conflit qui déchire Israël et Gaza a connu une nouvelle escalade, tandis que plusieurs dizaines de milliers de civils de la République démocratique du Congo ont dû quitter leur foyer devant la progression du groupe armé du 23-Mars (M23), soutenu par le Rwanda, vers la capitale de la province du Nord-Kivu.

Et bien sûr il y a la Syrie. À la fin de l’année, le conflit avait fait 60 000 morts, selon les Nations unies. Et ce chiffre ne cessait de croître.

Absence de protection

Au cours des dernières décennies, la souveraineté des États – que l’on associait toujours plus étroitement à la notion de sécurité nationale – a été trop souvent invoquée pour justifier des actions incompatibles avec les droits humains. À l’intérieur des pays, ceux qui ont le pouvoir font valoir qu’eux seuls sont à même de prendre les décisions qui concernent la vie des gens qu’ils gouvernent.

Comme son père avant lui, le président Bachar el Assad s’est maintenu au pouvoir en dressant l’armée et les forces de sécurité syriennes contre la
population qui réclamait sa démission. Il existe toutefois une différence de taille. Lors du massacre de Hama, en 1982, Amnesty International et d’autres organisations avaient dénoncé les événements et œuvré sans relâche pour tenter de mettre fin à la tuerie, mais celle-ci s’était en grande partie déroulée à l’abri des regards du reste du monde. Ces deux dernières années, en revanche, les blogueurs et les militants syriens, n’écoutant que leur courage, ont pu informer directement le monde entier de ce qui se passait dans leur pays, au moment même où les événements avaient lieu.
Bien que le bilan n’ait cessé de s’alourdir – et malgré tous les éléments montrant que des crimes étaient perpétrés –, le Conseil de sécurité des Nations unies n’a rien fait cette année encore pour assurer la protection de la population civile. Pendant près de deux ans, l’armée et les forces de sécurité syriennes ont mené des attaques aveugles, et placé en détention, torturé et tué des personnes qu’elles soupçonnaient de soutenir les rebelles.

Pas moins de 31 formes différentes de torture et d’autres mauvais traitements ont été recensées dans un rapport d’Amnesty International. Des groupes d’opposition armés se sont eux aussi livrés à des exécutions sommaires et à des actes de torture – dans une bien moindre mesure, toutefois. La non-intervention du Conseil de sécurité des Nations unies est défendue, en particulier par la Russie et la Chine, au nom du respect de la souveraineté des États.

L’idée selon laquelle ni les États à titre individuel ni la communauté internationale ne doivent agir de manière résolue pour protéger les civils lorsque des gouvernements et leurs forces de sécurité s’en prennent à leur propre population – à moins qu’ils n’aient quelque chose à y gagner – est inacceptable. Qu’il s’agisse du génocide de 1994 au Rwanda, du regroupement en 2009 de Tamouls dans la zone dite « protégée » du nord du Sri Lanka où plusieurs dizaines de milliers de civils ont perdu la vie, de la privation de nourriture que subissent actuellement les Nord-Coréens ou du conflit syrien, la passivité au nom du respect de la souveraineté des États est inexcusable.

Au fond, les États sont responsables du respect des droits des personnes qui vivent sur leur territoire. Cependant, quiconque croit à la justice et aux droits humains ne peut défendre l’idée que la souveraineté est actuellement au service de ces concepts. Bien au contraire.
 
Le moment est venu de remettre en cause cette association calamiteuse du principe de souveraineté absolue revendiqué par les États et de la priorité qu’ils accordent à la sécurité nationale plutôt qu’aux droits fondamentaux et à la sécurité de la personne humaine. Ne cherchons plus d’excuses. Le temps est venu pour la communauté internationale de passer la vitesse supérieure et de redéfinir l’obligation qui est la sienne de protéger les citoyens du monde entier.
 
Nos pays sont tenus de respecter, de protéger et de concrétiser nos droits. Ils sont nombreux à ne pas tenir leurs engagements ou, au mieux, à ne les tenir que ponctuellement. En dépit de toutes les victoires remportées par le mouvement de défense des droits humains au cours des dernières décennies – de la libération de prisonniers d’opinion à l’interdiction mondiale de la torture en passant par la création de la Cour pénale internationale –, cette conception erronée de la souveraineté signifie que des milliards de personnes sont toujours laissées pour compte.

Les gardiens de la terre et les exploiteurs

L’un des exemples les plus criants de cette injustice est le traitement qui est réservé depuis plusieurs décennies aux peuples autochtones. Où qu’ils vivent sur la planète, ils partagent une même valeur : l’opposition à la notion de « propriété » foncière. Les peuples indigènes se revendiquent plutôt traditionnellement comme les gardiens des terres qu’ils occupent. Ils ont cependant payé très cher ce rejet du concept de « propriété », car leurs terres se sont très souvent révélées riches en ressources naturelles. Et les gouvernements, censés protéger les droits de ces populations, s’emparent de ces terres au nom de l’« État souverain », puis les vendent, les donnent à bail ou autorisent leur pillage par des tiers.

Au lieu de respecter les peuples qui se voient comme les gardiens de leurs terres et des ressources qu’elles recèlent, États et entreprises s’installent sur ces territoires, déplacent de force leurs habitants et s’arrogent la propriété des terres ou les droits d’exploitation des ressources naturelles.

Au Paraguay, 2012 n’a pas été différente des 20 dernières années pour les Sawhoyamaxas, déplacés de leur territoire malgré un arrêt de la Cour interaméricaine des droits de l’homme qui a reconnu en 2006 leur droit sur leurs terres ancestrales. Plus au nord, plusieurs dizaines de communautés des Premières nations du Canada ont continué de s’opposer au projet de construction d’un pipeline reliant les sables bitumineux de l’Alberta à la côte de la Colombie-Britannique et passant par leurs terres ancestrales. 
Alors que les gouvernements devraient tirer les enseignements de l’expérience des populations indigènes afin de repenser leur rapport aux ressources naturelles, ces populations se retrouvent assiégées dans le monde entier.

Cette situation est d’autant plus affligeante que les États et les entreprises foulent au pied la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, qui exige explicitement des États qu’ils assurent la participation entière et effective de ces peuples à l’examen de toutes les questions les concernant. Les militants des droits indigènes mobilisés pour la défense de leur communauté et de leurs terres sont en butte à des violences et risquent même d’être tués.

Loin de se limiter aux Amériques, ces phénomènes de discrimination, de marginalisation et de violence ont touché en 2012 le monde entier, des Philippines à la Namibie, où de nombreux obstacles empêchaient les enfants des peuples san et ovahimba, entre autres minorités ethniques, d’être scolarisés. C’était le cas, en particulier, à Opuwo, où des enfants ovahimbas ont été contraints de se couper les cheveux et se sont vu interdire de porter leurs vêtements traditionnels pour pouvoir fréquenter l’école publique.

La circulation de l’argent et des personnes

La course aux ressources n’est qu’un aspect de la mondialisation. La circulation des capitaux, qui ne connaissent ni frontières ni océans et viennent gonfler les poches des puissants, en est un autre. Oui, la mondialisation est source de croissance économique et de prospérité pour certains. Mais d’autres connaissent le même sort que les communautés autochtones et voient les gouvernements et les entreprises tirer profit des terres où ils vivent – où ils meurent de faim, plutôt.

En Afrique subsaharienne, par exemple, plusieurs millions de personnes vivent toujours dans une pauvreté telle que leur vie est menacée, malgré une croissance significative dans de nombreux pays. La corruption et la fuite de capitaux vers des paradis fiscaux hors de la région demeurent deux des principales causes de cette situation. Les ressources minérales de l’Afrique continuent de nourrir des accords entre des entreprises et des responsables politiques, au bénéfice des deux parties, mais au détriment des autres. En raison du manque de transparence des contrats de concession et de l’absence totale d’obligation de rendre des comptes, les actionnaires des entreprises et les dirigeants politiques s’enrichissent injustement tandis que souffrent ceux qui voient leur travail exploité, leurs terres détériorées et leurs droits bafoués. Pour ces personnes, la justice n’est qu’un mirage.
L’argent que les travailleurs migrants du monde entier envoient au pays est un autre exemple de la libre circulation des capitaux. Selon la Banque mondiale, les transferts de fonds des travailleurs immigrés dans les pays en développement sont trois fois supérieurs à l’aide internationale au développement.

Pourtant, ces mêmes migrants ont souvent été laissés au bord du chemin en 2012, ni leur pays d’origine ni leur pays d’accueil ne protégeant correctement leurs droits.

Cette année, par exemple, des agences de recrutement népalaises se sont de nouveau livrées au trafic de travailleurs migrants, les soumettant à l’exploitation et au travail forcé. Elles leur ont facturé des commissions dépassant les plafonds fixés par le gouvernement, les contraignant de ce fait à souscrire des prêts importants à des taux d’intérêt élevés. De nombreux migrants ont été trompés par leur recruteur sur leurs conditions d’emploi et de rémunération. Les agences de recrutement qui enfreignaient la loi népalaise étaient rarement sanctionnées. Le gouvernement a interdit en août aux femmes de moins de 30 ans de migrer en Arabie saoudite, aux Émirats arabes unis, au Koweït et au Qatar pour y devenir employées domestiques, en raison de plaintes d’abus sexuels et d’autres violences physiques enregistrées dans ces pays. Cependant, cette interdiction pouvait faire courir davantage de risques encore aux femmes, dès lors qu’elles étaient obligées de chercher du travail par le biais de réseaux informels. Un bel exemple d’initiative où l’on prétend défendre les droits des femmes sans le faire réellement. Le gouvernement aurait dû au contraire se battre pour garantir aux femmes un environnement de travail sûr.

Lorsque les gens sont partis, les pays d’origine font valoir qu’ils n’ont plus d’obligations à leur égard puisque ces travailleurs ne résident plus sur leur territoire ; quant aux pays d’accueil, ils avancent que ces personnes n’ont pas de droits puisqu’elles sont étrangères. Et pendant ce temps, la Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille, ouverte à la signature en 1990, reste l’un des traités relatifs aux droits fondamentaux comptant le moins d’États parties. Aucun pays de destination de migrants en Europe de l’Ouest n’a ratifié ce texte.

Plusieurs autres États qui accueillent un nombre élevé de migrants, comme les États-Unis, le Canada, l’Australie, l’Inde, l’Afrique du Sud et les États du Golfe, ne l’ont pas ratifié non plus.

Les réfugiés sont dans une situation plus précaire encore. Les plus vulnérables sont les 12 millions d’apatrides de par le monde – soit la population de grandes agglomérations comme Londres, Lagos ou Rio de Janeiro. Environ 80 % sont des femmes. En l’absence de protection d’un État « souverain », ces personnes sont de véritables citoyens du monde. Et leur protection nous incombe, à nous tous. Elles incarnent l’argument le plus net en faveur de la mise en œuvre de la responsabilité de protéger, car les garanties relatives aux droits fondamentaux doivent s’appliquer à tous les êtres humains, qu’ils se trouvent dans leur pays ou non.

À l’heure actuelle, la protection est perçue comme étant subordonnée à la souveraineté des États. Des femmes sont violées dans des camps au Soudan du Sud, des demandeurs d’asile sont enfermés dans des centres de détention ou des conteneurs métalliques en Australie comme au Kenya, et des centaines de personnes périssent à bord de frêles embarcations alors qu’elles cherchent désespérément un lieu sûr.

Cette année encore, des Africains qui dérivaient au large des côtes italiennes se sont vu refuser l’accès à la sécurité offerte par les rivages européens, les États revendiquant le caractère sacré des contrôles aux frontières. Les pouvoirs publics australiens ont continué d’intercepter les embarcations de réfugiés et de migrants en haute mer. Les agents chargés de surveiller les côtes des États-Unis ont défendu cette pratique : « L’interception en mer des migrants permet un renvoi rapide de ces personnes vers leur pays d’origine et élimine les procédures onéreuses requises en cas d’entrée sur le territoire américain. » La souveraineté l’a emporté à chaque fois sur le droit de chercher asile.

Environ 200 personnes perdent la vie chaque année alors qu’elles tentent de traverser le désert pour gagner les États-Unis, conséquence directe des mesures prises par les pouvoirs publics américains pour rendre impraticables les passages plus sûrs. Ce chiffre demeure stable, malgré une diminution de l’immigration.

Ces exemples témoignent d’un renoncement odieux à la responsabilité de promouvoir les droits humains, y compris le droit à la vie, et offrent un contraste saisissant avec la libre circulation des capitaux évoquée plus haut.
On voit aussi une différence flagrante entre les contrôles stricts de l’immigration et la quasi libre circulation dans le monde des armes classiques, en particulier des armes légères et de petit calibre. Des centaines de milliers de personnes ont été tuées, blessées, violées ou obligées de fuir de chez elles à cause du commerce des armes. Ce commerce est aussi directement lié aux discriminations et aux violences liées au genre, qui touchent les femmes de manière disproportionnée.

Les initiatives visant à consolider la paix, la sécurité et l’égalité des genres et à mettre en place les conditions du développement sont profondément compromises. Les atteintes aux droits fondamentaux sont en partie alimentées par la facilité avec laquelle les armes sont achetées et vendues, négociées et expédiées aux quatre coins du monde, pour finir bien trop souvent entre les mains de gouvernements répressifs et de leurs forces de sécurité, de seigneurs de guerre et de bandes criminelles. C’est un commerce lucratif (70 milliards de dollars des États-Unis par an), ce qui explique les efforts déployés par les parties intéressées pour en empêcher toute régulation. Au moment de la mise sous presse de ce rapport, les principaux États exportateurs d’armement s’apprêtaient à ouvrir de nouvelles négociations en vue de l’adoption d’un traité sur le commerce des armes. Amnesty International demande l’interdiction des transferts d’armes dès lors qu’il existe un risque substantiel que celles-ci servent à commettre des violations du droit international humanitaire ou de graves violations du droit relatif aux droits humains.

La circulation de l’information

Il est malgré tout possible de retenir un point positif de ces exemples : nous détenons des informations à leur sujet. Cela fait un demi-siècle qu’Amnesty International dénonce les violations des droits humains dans le monde entier, et emploie toutes les ressources à sa disposition pour mettre fin à ces violations, en prévenir de nouvelles et protéger nos droits. La mondialisation des communications offre des possibilités que les fondateurs du mouvement de défense des droits humains moderne n’auraient jamais pu imaginer. La marge de manœuvre dont disposent les gouvernements et les entreprises pour se retrancher derrière des frontières « souveraines » est de plus en plus limitée.

De nouvelles formes de communication se sont installées dans nos vies à une vitesse impressionnante. Entre 1985, année de création du premier nom de domaine avec l’extension .com, et aujourd’hui, où l’on compte 2,5 milliards d’internautes, le paysage numérique a connu une transformation fulgurante. En 1989, Tim Berners-Lee rédigeait une proposition de gestion de l’information sur Internet. Hotmail a vu le jour en 1996, les blogs en 1999 et Wikipédia en 2001. Facebook est né en 2004. YouTube en 2005. Cette même année, Internet a enregistré son milliardième utilisateur qui, statistiquement, a toutes les chances d’être une femme âgée de 24 ans et habitant à Shanghai. En 2006 sont apparus Twitter et le site chinois censuré de Google, Gu Ge. En 2008, la Chine comptait un plus grand nombre d’internautes que les États-Unis. Cette année-là, des militants travaillant avec des citoyens-journalistes kenyans ont développé un site Web appelé Ushahidi (terme swahili signifiant « témoignage »). Conçu à l’origine pour recenser les violences intervenues au Kenya après les élections, il s’est transformé en une plateforme internationale dont l’objectif est de « démocratiser l’information ».

Nous vivons dans un monde foisonnant d’informations et où les militants ont à leur disposition les outils permettant que les violations des droits humains ne soient pas passées sous silence. L’information crée une obligation d’agir. Toutefois, une question cruciale se pose : allons-nous continuer à avoir accès à ces informations, ou bien les États, de connivence avec d’autres acteurs puissants, vont-ils bloquer cet accès ? Amnesty International veut faire en sorte que tout un chacun dispose des outils nécessaires pour accéder aux informations, les partager et dénoncer le pouvoir et la « souveraineté » lorsque cette notion est invoquée à mauvais escient. Internet nous permet de construire un modèle de citoyenneté mondiale, et fournit un contrepoint au concept de souveraineté et de droits fondés sur la nationalité.

L’idée formulée de façon si éloquente par Martin Luther King autour d’un « réseau d’interdépendances auquel nous ne pouvons échapper » et d’une « destinée commune » a été soutenue et défendue par de nombreux grands penseurs et militants des droits qui l’ont précédé ou lui ont succédé.

Le moment est venu de l’incorporer dans notre modèle international de citoyenneté. La notion africaine d’ubuntu illustre parfaitement cette idée : « Je suis ce que je suis grâce à ce que nous sommes tous. »
Il s’agit de nous relier les uns aux autres, sans que les frontières, les murs, les océans ou la définition de l’ennemi comme « l’autre » ne viennent polluer notre inclination naturelle à la justice et à l’humanité. Aujourd’hui, le monde numérique nous met réellement en prise directe avec l’information.

Capacité d’action et participation

La situation est simple : l’ouverture du monde numérique offre des chances égales à tous et permet à un nombre toujours plus élevé de personnes d’accéder aux informations dont elles ont besoin pour interpeller les gouvernements et les entreprises. Elle favorise la transparence et l’obligation de rendre des comptes. L’information est source de pouvoir : Internet est à même de donner aux sept milliards d’habitants de la planète les moyens d’agir. C’est un outil qui nous permet d’avoir connaissance des atteintes aux droits fondamentaux où qu’elles aient lieu, d’apporter la preuve de leur existence et de les dénoncer. Il nous permet de partager des informations et nous aide ainsi à œuvrer main dans la main pour résoudre des problèmes, promouvoir la sécurité des personnes et le développement humain et concrétiser la promesse des droits humains.

La souveraineté des États, lorsqu’elle est invoquée abusivement, est diamétralement opposée à cette vision. Elle est associée au cloisonnement, au contrôle de l’information et des communications, à la dissimulation derrière les lois relatives au secret d’État et d’autres dispositions exonérant les gouvernements de leurs responsablilités. En invoquant sa souveraineté, un gouvernement entend affirmer qu’il n’a pas de comptes à rendre et que, dès lors qu’il agit à l’intérieur de ses propres frontières, il ne peut pas être remis en cause. C’est ainsi que les puissants exercent leur autorité sur ceux qui sont démunis.

Les possibilités offertes par le monde numérique sont immenses. Le pouvoir du monde numérique est immense. La technologie étant neutre en soi, ces possibilités peuvent faciliter aussi bien des actions compatibles avec le respect des droits des populations que des actions antinomiques avec les droits humains.

Amnesty International, qui puise ses racines dans la défense de la liberté d’expression, continue d’être témoin de ce que font les gouvernements lorsqu’ils sont incapables de restreindre cette liberté et décident de manipuler l’accès à l’information. De l’Azerbaïdjan à la Tunisie et de Cuba aux territoires palestiniens, des blogueurs sont poursuivis en justice et harcelés. Au Viêt-Nam, des blogueurs très connus – Nguyen Van Hai, alias Dieu Cay, Ta Phong Tan, à l’origine du blog « Justice et Vérité », et Phan Thanh Hai, surnommé AnhBaSaiGon – ont été jugés en septembre pour « propagande » contre l’État. Ils ont été condamnés à des peines de 12, 10 et quatre ans d’emprisonnement respectivement, peines assorties à leur libération d’une période de résidence surveillée de trois à cinq ans. Leur procès n’a duré que quelques heures et leurs proches ont été harcelés et arrêtés par les autorités, qui ne voulaient pas qu’ils y assistent. Ce procès avait été reporté à trois reprises, la dernière fois en raison de la mort de la mère de Ta Phong Tan ; elle avait succombé à ses blessures après s’être immolée par le feu devant des locaux administratifs pour protester contre le traitement réservé à sa fille.

L’emprisonnement de personnes qui exercent leur liberté d’expression et contestent les pouvoirs en place au moyen des technologies numériques n’est toutefois que la première ligne de défense des gouvernements. De plus en plus, les États s’efforcent d’ériger des pare-feux en vue de circonscrire les communications numériques ou les systèmes d’information. L’Iran, la Chine et le Viêt-Nam essaient de mettre en place un dispositif leur permettant de reprendre le contrôle à la fois des communications et de l’accès aux informations disponibles dans la sphère numérique.

Plus inquiétant encore : un certain nombre de pays explorent des stratégies de contrôle plus subtiles dans ce domaine, déployant de vastes réseaux de surveillance et des techniques plus fines de manipulation de l’accès à l’information. Les États-Unis, qui de leur côté ne se préoccupent guère du respect des frontières – comme le montrent les attaques de drones un peu partout dans le monde –, se sont récemment arrogé le droit de surveiller toute donnée enregistrée dans des systèmes de stockage en ligne (dossiers virtuels qui ne sont pas assujettis aux frontières territoriales). Pour dire les choses clairement, cette surveillance s’applique aussi à des informations détenues par des personnes et des entreprises qui ne sont pas situées sur le territoire américain ni ressortissantes de ce pays.

La lutte pour l’accès à l’information et le contrôle des moyens de communication ne fait que commencer. Dans ce contexte, que peut faire la communauté internationale pour témoigner son respect à celles et ceux qui se sont courageusement mobilisés, au péril de leur vie et de leurs libertés, lors des soulèvements au Moyen-Orient et en Afrique du Nord ? Comment nous tous pouvons-nous afficher notre solidarité à l’égard de Malala Yousafzai et de tous ceux qui ont osé prendre la parole pour dire « Assez ! » ?

Nous pouvons exiger des États qu’ils veillent à ce que toutes les personnes sur leur territoire aient véritablement accès au monde numérique, de préférence via une connexion Internet haut débit mise à disposition à un prix abordable, soit sur un appareil portatif du type téléphone portable, soit sur un ordinateur de bureau. Ils reconnaîtraient ainsi à chacun le droit de « bénéficier du progrès scientifique et de ses applications », principe en matière de droits humains énoncé à l’article 15 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. La Déclaration universelle des droits de l’homme proclame ce même principe en son article 27 : « Toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent. »

Disposer d’un accès de qualité à Internet équivaut de toute évidence à bénéficier du progrès scientifique.

Il y a de cela de nombreuses années, les États ont instauré un service postal international reposant sur des services nationaux interconnectés pour créer un système mondial d’acheminement du courrier. N’importe qui pouvait écrire une lettre, acheter un timbre et envoyer cette lettre à peu près partout dans le monde. Si cette lettre n’était pas livrée directement chez le destinataire, il existait un système de poste restante ou d’acheminement centralisé indiquant le lieu où celui-ci pouvait retirer son courrier.

Ce courrier était considéré comme privé, quelles que soient les frontières franchies. Cette forme de communication et de partage d’informations, qui peut aujourd’hui paraître un peu surannée, a transformé notre façon de communiquer et tenait pour acquis le droit au respect de la vie privée dans le cadre de ces échanges. Et surtout, les États ont fait en sorte que ce service soit accessible à tous. Même si, de toute évidence, de nombreux gouvernements en ont profité pour lire du courrier privé, ils n’ont pas remis en question le principe du droit au respect de la vie privée associé à ces communications. Le service postal international a ouvert aux habitants d’innombrables pays de nouvelles perspectives en termes de partage de l’information et de participation à la vie de la famille et de la société.
De nos jours, l’accès à Internet est essentiel pour que les gens puissent communiquer mais aussi s’informer. La transparence, l’accès à l’information et la possibilité de participer aux débats et décisions politiques sont des aspects indispensables à la création d’une société respectueuse des droits.
Rares sont les actions des gouvernements pouvant avoir des conséquences positives aussi immédiates, puissantes et étendues pour les droits humains. 
Chaque État a une décision à prendre : emploiera-t-il cette technologie neutre en soi pour asseoir plus fermement son pouvoir sur les autres, ou bien pour donner aux individus les moyens d’agir et de promouvoir leur liberté ?

Avec l’avènement d’Internet et sa haute disponibilité – sur les téléphones cellulaires, dans les cybercafés et à partir d’ordinateurs accessibles dans les établissements scolaires, les bibliothèques publiques, les lieux de travail ou au domicile des gens –, une occasion sans précédent nous est offerte de mettre les individus en mesure de faire valoir leurs droits.

Un choix pour l’avenir

L’occasion est maintenant donnée aux États de garantir à toutes les personnes sur leur territoire un accès effectif et abordable à Internet. Les États peuvent aussi soutenir la création de nouveaux lieux de consultation d’Internet, par exemple des bibliothèques ou des cafés, où les services sont gratuits ou à la portée de toutes les bourses.

Ils peuvent en particulier garantir la participation active des femmes (dont 37 % seulement ont aujourd’hui accès d’une manière ou une autre à Internet) à ce système d’information et, par voie de conséquence, aux actions et décisions prises dans le monde où elles évoluent. Une étude récente réalisée par ONU Femmes, l’entreprise Intel et le département d’État américain met en évidence l’immense fossé qui sépare les hommes et les femmes en matière d’accès à Internet dans des pays comme l’Inde, le Mexique ou l’Ouganda. Cela signifie que les États doivent mettre en place des systèmes permettant une connexion à la maison, à l’école et au bureau, car des lieux comme les cybercafés sont difficilement accessibles pour les femmes qui ne peuvent pas sortir de chez elles pour des raisons religieuses et culturelles.

Les États peuvent aussi s’employer à éradiquer la discrimination sociale à l’égard des femmes et les préjugés dont elles sont frappées. Une ingénieure indienne a raconté aux auteurs du rapport qu’on lui avait interdit de se servir d’un ordinateur « de peur que, si elle le touchait, un problème survienne ». D’autres témoignages ont révélé que des hommes interdisaient à leur épouse d’utiliser l’ordinateur familial, craignant qu’elles ne tombent sur des contenus sexuels inappropriés. C’est l’une des raisons évoquées pour expliquer qu’en Azerbaïdjan les femmes ne soient que 14 % à s’être connectées ne serait-ce qu’une fois dans leur vie, alors que ce taux s’élève à 70 % chez les hommes.

En reconnaissant le droit des individus d’avoir accès à Internet, les États satisferaient à leurs obligations relatives au respect de la liberté d’expression et du droit à l’information. Ils doivent toutefois agir dans le respect du droit à la vie privée.

Si les États refusent de reconnaître ce droit, le risque est grand de voir apparaître une société à deux vitesses, au niveau mondial et au niveau des États, une partie de la population ayant accès aux outils nécessaires pour revendiquer ses droits tandis que l’autre ne l’aura pas.

Le savoir, l’information et la capacité de s’exprimer sont une force, une force que ne craignent pas les États respectueux des droits. Ceux-ci, au contraire, œuvrent en faveur du renforcement du pouvoir d’agir. Le caractère transfrontière de la sphère numérique signifie en outre que nous pouvons tous faire preuve de citoyenneté mondiale en utilisant ces outils pour promouvoir le respect des droits humains à proximité de chez nous et en signe de solidarité avec des personnes qui vivent à l’autre bout de la planète.

Les formes traditionnelles de solidarité peuvent avoir un impact plus fort encore lorsqu’elles prennent un caractère « viral ». Des milliers de militants se sont ainsi mobilisés en faveur de 12 personnes dans le cadre du 10e Marathon des lettres Écrire pour les droits d’Amnesty international, en décembre 2012. Il s’agit du plus grand événement militant en matière de droits humains dans le monde, et il s’est décliné ces dernières années sous la forme de courriels, de pétitions numériques, de SMS, de fax et de tweets. En 2012 ce sont deux millions d’actions qui ont été enregistrées, des actions exprimant la solidarité, apportant un soutien et contribuant à obtenir la remise en liberté d’hommes et de femmes emprisonnés en raison de leurs convictions.

Pour nous à Amnesty International, Internet est l’incarnation même de la promesse et des possibilités dont notre fondateur, Peter Benenson, a eu la vision il y a plus de 50 ans : la possibilité pour des individus d’œuvrer ensemble par-delà les frontières en faveur de la liberté et des droits pour tous. On ne l’a pas pris au sérieux et son rêve a été perçu comme une pure folie. De nombreux anciens prisonniers d’opinion doivent leur liberté et leur vie à ce rêve. Nous sommes sur le point de créer et de concrétiser un nouveau rêve, que certains considéreront également comme une pure folie. Mais Amnesty International est prête aujourd’hui à se battre pour défendre ce rêve. Elle demande aux États de prendre acte de l’évolution de notre monde et de créer les outils qui donneront à tous le pouvoir d’agir.

« Ce qui nous donne de l’espoir, c’est le soutien et la solidarité des simples citoyens. Les gens sont le seul moteur du changement. L’État n’améliorera rien, il ne fera rien si les gens n’exercent aucune pression [...] Les nombreux messages que j’ai reçus [de membres et de militants d’Amnesty International] me donnent beaucoup d’espoir, malgré tous les obstacles. » Azza Hilal Ahmad Suleiman, qui se remet progressivement d’une violente agression dont elle a été victime près de la place Tahrir, au Caire, faisait partie des 12 cas de la campagne Écrire pour les droits de décembre 2012. Elle a voulu intervenir quand elle a vu un groupe de soldats en train de frapper et de déshabiller une jeune femme. Elle a eu des fractures au crâne et souffre désormais de troubles de la mémoire. Elle a porté plainte contre l’armée.
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