Europe et Asie centrale : introduction

Un peu partout en Europe et en Asie centrale, les gouvernements ont continué, sous prétexte de « guerre contre le terrorisme », de remettre en cause les droits humains au nom de la sécurité. Les pouvoirs publics de pays de la région ont notamment adopté des textes législatifs « antiterroristes » qui constituaient une véritable régression, remettant en cause la protection des réfugiés et limitant la liberté d’association et d’expression. Sur fond de montée du populisme, les discours simplistes sur la sécurité, l’immigration et le droit d’asile ont encouragé les comportements racistes et les pratiques discriminatoires à l’égard des minorités, d’un bout à l’autre du continent. L’absence, au sein de l’Union européenne, d’une réelle volonté politique de s’attaquer aux atteintes aux droits humains perpétrées à l’intérieur même des frontières de l’Union suscitait une inquiétude croissante, qui plus est à la veille de l’adhésion, prévue pour 2004, de 10 nouveaux États. De nombreux responsables de violations des droits humains, y compris d’actes de torture ou de mauvais traitements, continuaient de jouir d’une totale impunité.

La « guerre contre le terrorisme »

Au nom de la lutte contre le « terrorisme », les gouvernements ont poursuivi leur travail de sape contre les droits humains, dans les textes comme dans la pratique. À la fin de l’année 2003, 14 étrangers qui ne pouvaient pas être expulsés étaient toujours internés au Royaume-Uni, en vertu d’une législation qui autorisait le maintien en détention pour une durée illimitée, sans inculpation ni procès, sur la foi, essentiellement, d’éléments de preuve tenus secrets. Les personnes détenues au Royaume-Uni au titre de la législation « antiterroriste » étaient incarcérées dans des établissements de haute sécurité et soumises à de nombreuses restrictions.
L’Espagne refusait toujours de prendre en compte les recommandations formulées de longue date par divers organismes internationaux l’invitant à renforcer les garanties applicables aux suspects détenus au titre de la législation « antiterroriste ». Elle envisageait même de doubler la durée légale de détention au secret de certains suspects. Par ailleurs, un juge a ordonné la fermeture du seul journal entièrement en langue basque et 10 collaborateurs de cette publication ont été placés en détention au titre de la législation « antiterroriste », au mépris, semble-t-il, du droit à la liberté d’expression.
Les pouvoirs publics d’Ouzbékistan se sont abrités derrière la « guerre contre le terrorisme » pour justifier la poursuite de la répression menée contre les opposants religieux et politiques. Cette république d’Asie centrale comptait au moins 6 000 prisonniers politiques et les personnes appartenant à des congrégations musulmanes indépendantes, entre autres, ont fait l’objet de mesures d’arrestation et de manœuvres d’intimidation. Au Turkménistan, la vague de répression qui s’est abattue sur le pays au lendemain de la tentative d’assassinat dont aurait été victime le chef de l’État, en novembre 2002, s’est poursuivie. De nombreuses condamnations ont été prononcées à l’issue de procès d’une injustice flagrante et marqués par des allégations crédibles de torture et de mauvais traitements.
La nouvelle phraséologie axée sur la « sécurité nationale » et l’« antiterrorisme » est venue appuyer les efforts déployés par les gouvernements pour restreindre le champ d’application du droit d’asile et limiter l’immigration, dans un souci de contrôle bien plus que de protection. En Italie par exemple, des demandeurs d’asile pourraient avoir été contraints de repartir dans des pays où ils risquaient d’être victimes de graves atteintes à leurs droits fondamentaux. Il était également à craindre que certaines personnes expulsées au motif qu’elles constituaient une menace pour la sécurité nationale et l’ordre public n’aient pas eu la possibilité de contester la décision d’éloignement dans le cadre d’une procédure équitable. Le souci de protéger les droits humains était singulièrement absent de la conception qu’avait du droit d’asile l’Union européenne, qui est apparue plus désireuse que jamais de fermer hermétiquement son espace, au détriment de ses obligations internationales en matière de protection.

Racisme

Le racisme, la discrimination et l’intolérance, notamment l’antisémitisme et l’islamophobie, constituaient un phénomène toujours aussi préoccupant à l’échelle de toute la région. Il se manifestait notamment sous la forme d’un racisme institutionnel, dans le domaine des droits économiques, sociaux et culturels.
Dans de nombreux pays, les Rom (Tsiganes) étaient victimes d’une forte discrimination, qui touchait souvent presque tous les secteurs de la vie quotidienne, depuis l’accès à l’éducation jusqu’au logement, en passant par l’emploi et les services sociaux.
Dans l’ouest des Balkans, nombre de personnes cherchant à rentrer chez elles après avoir été déplacées par la guerre se heurtaient à une discrimination ethnique, en particulier en matière d’emploi, d’éducation et de santé. Cette situation constituait un obstacle majeur au retour et à la réinsertion des minorités.
L’application raciste des lois sur la citoyenneté dans la Fédération de Russie mettait hors jeu certains groupes ethniques minoritaires, comme les Meskhètes du sud du pays, qui se retrouvaient, de fait, apatrides et privés, en tant que tels, de retraites, d’allocations familiales ou d’accès à l’enseignement supérieur.
Le racisme a, cette année encore, servi de toile de fond à de multiples atteintes aux droits humains commises par des responsables de l’application des lois censés faire régner la justice. Des cas de mauvais traitements à caractère raciste attribués à des représentants de la force publique ont été signalés dans un nombre alarmant de pays de la région (Belgique, Bulgarie, Espagne, France, Grèce, Italie, Pologne, Russie, Slovaquie et Slovénie, entre autres). En outre, un certain nombre d’États ne faisaient preuve d’aucune diligence pour enquêter sur les agressions perpétrées par des particuliers contre des personnes appartenant à des minorités, ethniques ou religieuses, et pour engager des poursuites contre les auteurs présumés de tels agissements. En Géorgie par exemple, les minorités religieuses étaient toujours en butte à des actes de harcèlement et d’intimidation, ainsi qu’à de violentes attaques ; la police ne cherchait pas à les protéger réellement et les autorités ne poursuivaient pas en justice les agresseurs présumés avec toute la conviction nécessaire.

Des droits humains insuffisamment protégés

Des cas de torture et de mauvais traitements ont été signalés dans toute la région, notamment en Albanie, en Moldavie, en Roumanie et en Serbie-et-Monténégro, où de nombreux témoignages dignes de foi faisaient état de telles pratiques. En Turquie, malgré certaines réformes positives, la torture et les mauvais traitements en garde à vue constituaient toujours de graves motifs de préoccupation. L’Allemagne a été le théâtre d’un intense débat public sur la question de savoir si la torture était ou non admissible, à la suite de révélations selon lesquelles un important responsable de la police avait ordonné à l’un de ses subordonnés d’employer la force contre un suspect de droit commun. Certains États, comme la Belgique, l’Italie ou la Suisse, ne disposaient pas de garanties fondamentales suffisantes pour éviter que des personnes ne soient maltraitées en garde à vue.
Ailleurs - en Espagne, en Grèce, en Macédoine ou au Portugal, par exemple -, c’est l’usage inconsidéré ou abusif d’armes à feu, entraînant parfois mort d’homme, qui était en cause. Dans plusieurs pays, les conditions de vie dans les prisons et dans les centres de détention pour demandeurs d’asile et immigrés clandestins étaient cruelles et dégradantes. Certains États soumettaient les handicapés mentaux à un traitement inhumain. C’était le cas, par exemple, dans les établissements spécialisés de Bulgarie, ou encore en Hongrie, en République tchèque ou en Slovaquie, où perdurait l’usage des lits-cages pour immobiliser certains patients. Nombre de pays ne disposaient pas des mécanismes de contrôle indépendants susceptibles d’apporter une réponse à de tels abus, cette carence venant s’ajouter au refus persistant des États membres de l’Union européenne d’avoir à rendre des comptes au niveau communautaire en matière de droits humains.
Dans certains pays, les auteurs d’atteintes aux droits humains jouissaient toujours d’une grande impunité. En Turquie, le nombre de membres des forces de sécurité poursuivis pour torture ou mauvais traitements est resté désespérément bas par rapport à la quantité de plaintes déposées. Les forces de sécurité de la Fédération de Russie agissaient toujours avec une impunité quasi totale dans le cadre du conflit en Tchétchénie, alors que des informations faisant état de leur implication dans des actes de torture et des « disparitions » continuaient d’être reçues. La persistance de l’impunité profitant aux auteurs d’atteintes perpétrées pendant la guerre restait un problème majeur dans l’ouest des Balkans. Bien que quelques personnes soupçonnées de crimes de guerre aient été remises au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, d’autres étaient toujours en liberté, visiblement protégées, dans certains cas, par les autorités locales, que ce soit en Bosnie-Herzégovine, en Croatie ou en Serbie-et-Monténégro. Des milliers de « disparitions » survenues pendant la guerre de 1992-1995 n’avaient toujours pas été élucidées. Un certain nombre de poursuites ont été engagées contre les auteurs présumés de crimes de guerre dans les différents pays concernés, mais, dans l’ensemble, l’absence de réelle volonté politique et les carences des systèmes judiciaires nationaux ne faisaient que perpétuer un climat général d’impunité.
En Biélorussie, en Ouzbékistan et au Turkménistan, toute dissidence dans les domaines civil, religieux ou politique était systématiquement et, bien souvent, brutalement réprimée. Dans un certain nombre de pays, les défenseurs des droits humains ont fait l’objet de menaces ou ont été placés en détention. Cela a été le cas notamment en Turquie, où leurs activités se sont heurtées à toute une série de lois et de réglementations, ou en Azerbaïdjan, où une campagne menée par la presse d’État contre des personnalités du mouvement de défense des droits fondamentaux a débouché sur plusieurs attaques contre les locaux de leurs organisations, suscitant des craintes pour leur sécurité et celle de leurs proches. Dans ces deux derniers pays, ainsi qu’en Italie, en Grèce, en Suisse et dans quelques autres États, la police aurait en outre réprimé brutalement des manifestations.
L’absence de dispositif de recours efficace en cas d’atteinte aux droits humains dans nombre de pays d’Europe ne pouvait qu’aggraver l’inquiétude suscitée par certains projets en cours d’étude, qui auraient pour effet de réduire les possibilités offertes au niveau régional par la Cour européenne des droits de l’homme. Plusieurs États membres du Conseil de l’Europe ont en effet proposé de renforcer les critères de recevabilité des plaintes déposées devant cette instance, seule cour de justice internationale compétente en matière de droits humains pouvant être directement saisie par des particuliers.

Violence contre les femmes

Les femmes, les jeunes filles et les fillettes étaient toujours la cible d’atteintes aux droits fondamentaux. Les victimes de la traite et des réseaux de proxénétisme ne pouvaient malheureusement guère compter sur la justice des différents pays, qu’ils soient la source, le lieu de passage ou la destination des trafics. La violence domestique constituait un autre problème de fond, dans toute l’Europe et en Asie centrale, depuis la Belgique jusqu’à la Russie. Plusieurs facteurs concouraient à faire de ce problème un fléau persistant, notamment l’attitude des États, qui considéraient cette question comme relevant du domaine privé, l’absence, dans certains pays, de dispositions légales interdisant ou criminalisant la violence domestique en tant que telle, le manque de services de police spécialisés et suffisamment formés, l’insuffisance des mesures destinées à protéger les victimes et les jugements des tribunaux, qui ne reflétaient pas toujours la gravité des infractions.

Peine de mort

Certaines évolutions encourageantes ont été enregistrées cette année. L’Arménie a aboli la peine capitale en temps de paix ; le Kazakhstan a décrété un moratoire sur les exécutions, en attendant que soit adoptée une loi sur l’abolition ; le Kirghizistan a maintenu le moratoire existant sur les exécutions. Le Tadjikistan, tout en conservant la peine de mort, en a réduit le champ d’application. Ce pays, comme les deux autres États de la région appliquant encore la peine capitale, la Biélorussie et l’Ouzbékistan, continuait cependant à exécuter des condamnés. Le phénomène semblait particulièrement grave en Ouzbékistan, où des dizaines de personnes ont été mises à mort ces dernières années, après avoir été jugées au mépris des règles d’équité et, bien souvent si l’on en croit certaines allégations, torturées. Cette situation était d’autant plus préoccupante que la corruption était omniprésente dans ce type d’affaire, depuis l’enquête de police jusqu’à la procédure d’appel, en passant par l’instruction et le procès proprement dit. En Biélorussie, en Ouzbékistan et au Tadjikistan, le plus grand secret couvrait la procédure de recours en grâce, ainsi que les exécutions elles-mêmes, ce qui ne faisait qu’accroître la peine infligée non seulement aux condamnés, mais également à leur famille. Les exécutions avaient lieu en secret, sans que les proches des suppliciés puissent venir leur dire adieu. Bien souvent, la famille passait des mois sans savoir si le prisonnier avait été exécuté ou s’il était encore en vie. Généralement, elle ne savait pas non plus où avait été enterré ce dernier. Aucun de ces trois pays ne publiait de statistiques complètes sur l’usage de la peine capitale.

Action en faveur des droits humains

Malgré les coups de boutoir portés partout dans la région à l’édifice des droits humains, la mobilisation pour la promotion et la défense des libertés et des droits fondamentaux ne s’est pas relâchée. De nombreuses voix se sont élevées pour insister sur le fait que les droits humains et la sécurité n’étaient pas incompatibles, mais indissociables et interdépendants. Les militants ont poursuivi leur action, en dépit du harcèlement, des manœuvres d’intimidation, voire des arrestations. Des mouvements se sont développés dans la région en réaction à toute une série de problèmes touchant aux droits humains, unissant les militants dans un même combat, par-delà les frontières, à l’occasion de rencontres internationales (comme, en novembre, le Deuxième Forum social européen, à Paris), et permettant une coordination régionale de la mobilisation populaire. Un certain nombre d’organismes intergouvernementaux bien établis, comme le Conseil de l’Europe ou l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, ont continué de jouer un rôle déterminant en matière de promotion et de protection des droits humains.

2024 - Amnesty International Belgique N° BCE 0418 308 144 - Crédits - Charte vie privée
Made by Spade + Nursit