EUROPE ET ASIE CENTRALE — Résumé

« Le grand mensonge a été dévoilé au grand jour. Nous connaissons enfin la vérité. » Tony Doherty, dont le père, Paddy Doherty, est mort le dimanche 30 janvier 1972 à Derry, en Irlande du Nord, lorsque des soldats ont ouvert le feu pendant une manifestation en faveur des droits civiques.

Le droit à la vérité et à la justice – et la détermination des victimes et de leurs proches à mener à bien ce combat, aussi long et difficile soit-il – est demeuré tout au long de l’année un aspect essentiel du paysage des droits humains dans l’ensemble de la région Europe et Asie centrale.

Le 15 juin, plusieurs familles se sont réunies dans un bâtiment municipal d’Irlande du Nord (Royaume-Uni) pour prendre enfin connaissance des conclusions de l’enquête ouverte, longtemps auparavant, sur la mort de 13 personnes tuées par l’armée britannique au cours d’une journée entrée dans l’histoire sous le nom de « Dimanche sanglant ».

Ces familles ont patienté pendant près de 40 ans avant que justice soit rendue, et leur allégresse s’est exprimée sans retenue lorsque ce jour est enfin arrivé. Les conclusions de l’enquête réfutaient toutes les affirmations des rapports publics précédents, selon lesquelles les personnes tuées ou blessées par les soldats représentaient une menace, étaient en possession d’une arme à feu ou avaient lancé des bombes artisanales et des cocktails Molotov. Les résultats innocentaient ces personnes de toute responsabilité dans les tirs. Le rapport a confirmé que plusieurs des victimes avaient été atteintes d’une balle dans le dos alors qu’elles s’enfuyaient. Il a également constaté que de nombreux soldats avaient manifestement fait de fausses déclarations. Le Premier ministre britannique a présenté des excuses publiques après avoir pris connaissance de ces conclusions.

Liberté d’expression

La région Europe et Asie centrale se targue d’être un modèle en matière de liberté d’expression, mais la réalité est tout autre pour bien des personnes qui veulent lever le voile sur les violations des droits humains, émettre des avis divergents ou amener les gouvernements et les autres acteurs à rendre compte de leurs actes. Les libertés d’expression et d’association subissaient toujours des attaques et les défenseurs des droits humains étaient eux-mêmes pris pour cible.

En Turquie, si l’on a constaté que des sujets jusqu’alors tabous étaient évoqués de façon plus ouverte, il reste que de nombreuses personnes ont été poursuivies au titre du Code pénal après avoir exprimé une opinion divergente – notamment pour avoir critiqué les forces armées, la situation des Arméniens et des Kurdes dans le pays ou bien des procès en cours. Outre différents articles du Code pénal, les dispositions de la législation antiterroriste prévoyant des peines d’emprisonnement plus lourdes et entraînant des placements en détention provisoire ont fréquemment été utilisées dans le but de museler le droit légitime à la liberté d’expression. Les journalistes, les défenseurs des droits humains et les militants politiques kurdes figuraient parmi les personnes le plus souvent visées par des poursuites. Les pouvoirs publics ont de nouveau imposé des restrictions arbitraires et bloqué l’accès à certains sites web. La publication de plusieurs journaux a en outre été suspendue. Les personnes qui exprimaient ouvertement leurs opinions ont, cette année encore, été menacées de violences.

La liberté d’expression restait désespérément étranglée dans d’autres États. Au Turkménistan, toutes les formes ou presque de dissidence étaient réprimées. Les journalistes travaillant pour des médias étrangers faisaient l’objet d’actes de harcèlement et d’intimidation. Les militants de la société civile ne pouvaient pas agir au grand jour. Les craintes pour leur sécurité se sont encore intensifiées après que le chef de l’État eut demandé au ministère de la Sûreté nationale de combattre tous ceux qui « diffam[aient] notre État séculaire, démocratique et fondé sur le respect des lois ». En Ouzbékistan, des défenseurs des droits humains et des journalistes indépendants ont été harcelés, battus, arrêtés et condamnés à des peines d’emprisonnement à l’issue de procès inéquitables. Des pratiques similaires ont été observées en Azerbaïdjan, où les autorités utilisaient des dispositions du Code civil et du Code pénal réprimant la diffamation pour faire taire les critiques, ainsi qu’en Serbie, où les défenseurs des droits humains et les journalistes étaient toujours en butte à des menaces, à des agressions et à des attaques verbales haineuses.

En Russie, les pouvoirs publics ont, cette année encore, eu un discours et une attitude ambigus vis-à-vis de la liberté d’expression. Leurs promesses de protection et de respect des journalistes et des militants de la société civile ne les empêchaient pas de lancer des campagnes de diffamation contre certaines personnalités critiques à l’égard du gouvernement – ni de laisser se poursuivre les accusations mensongères contre ces personnalités. Le contexte était toujours aussi difficile pour les défenseurs des droits humains et les ONG indépendantes. Ces militants continuaient d’être la cible de menaces et d’agressions. Harcelés par l’administration, ils étaient dénigrés publiquement et mis en cause dans leur personnalité et leur intégrité, le but étant de les empêcher d’agir et d’entamer leur crédibilité auprès de l’opinion. Les enquêtes ouvertes sur les violences et les meurtres dont ont été victimes des journalistes et des défenseurs des droits humains connus n’étaient guère concluantes. Le militantisme social se heurtait toujours à une vive répression. Des manifestations ont été interdites ou violemment dispersées et un certain nombre de personnes ont été poursuivies en justice au titre de la législation contre l’« extrémisme ».

On a observé une nouvelle tendance préoccupante en Ukraine, où la situation des défenseurs des droits humains s’est dégradée. Certains ont été agressés et harcelés par des responsables de l’application des lois en raison de leur action légitime en faveur des droits fondamentaux de la personne.

Au Bélarus, les fragiles signes d’ouverture relevés à l’approche de l’élection présidentielle de décembre ont été anéantis par la répression qui s’est ensuite abattue sur la société civile. Au lendemain du scrutin, entaché d’irrégularités, la police antiémeutes a brutalement dispersé une manifestation qui se déroulait pour l’essentiel de manière pacifique. À la fin de l’année, 29 personnes, dont six candidats de l’opposition à l’élection présidentielle, des membres de leur équipe de campagne et des journalistes, étaient poursuivies pour troubles à l’ordre public de grande ampleur en raison de leur rôle dans les manifestations. Elles étaient passibles de 15 ans d’emprisonnement alors que les chefs d’inculpation avaient été forgés de toutes pièces. Au Kirghizistan, dans un climat de reproches mutuels et de montée du discours nationaliste à la suite des événements de juin marqués par la mort de centaines de personnes, les défenseurs des droits humains se sont retrouvés dans une position difficile, contraints de justifier leurs actions auprès de telle ou telle communauté. Les autorités ont par ailleurs cherché à entraver l’action de ceux qui travaillaient sur les violences de juin.

Les femmes choisissant de porter le voile intégral afin d’exprimer leur identité ou leurs convictions religieuses, culturelles, politiques ou personnelles se trouvaient dans une position de plus en plus délicate. Des projets de loi visant à interdire dans l’espace public le port de vêtements empêchant d’identifier la personne ont été soumis au Parlement en Bosnie-Herzégovine et en Italie. Aux Pays-Bas, le nouveau gouvernement a fait part de son intention d’adopter une loi en ce sens. L’une des assemblées de Belgique a voté en faveur d’une telle législation, qui a été adoptée en France. En Espagne, plusieurs communes ont pris des mesures réglementaires interdisant le port du voile intégral dans l’enceinte des établissements municipaux. En Turquie, aucune mesure n’a été prise afin de supprimer les obstacles juridiques empêchant les femmes de porter le foulard dans les universités, même si la mise en œuvre de l’interdiction s’est assouplie au cours de l’année.

Populations en mouvement

Malgré la récession économique, l’Europe demeurait une destination privilégiée pour les personnes qui cherchaient à fuir la pauvreté, les violences ou les persécutions. Un grand nombre de migrants et de demandeurs d’asile continuaient de prendre la route, empruntant des itinéraires qui évoluaient en fonction des mesures prises par les différents États pour contrecarrer les flux migratoires interception en mer, accords de réadmission avec les pays d’origine et les pays de transit, renforcement des contrôles aux frontières, entre autres. Le nombre de migrants transitant par les itinéraires privilégiés ces dernières années (d’Afrique occidentale et de Libye jusqu’aux frontières maritimes de l’Espagne, de l’Italie et de Malte) a nettement diminué. L’axe de migration majeur de ceux qui tentaient de gagner l’Europe s’est déplacé vers la frontière terrestre entre la Turquie et la Grèce.

La crise économique mondiale a par ailleurs aggravé la vulnérabilité des demandeurs d’asile et des migrants, en particulier vis-à-vis des réseaux de traite et de trafic illicite d’êtres humains. Elle a aussi rejeté vers le secteur de l’économie informelle un certain nombre de migrants, qui ne pouvaient donc pas véritablement faire valoir leurs droits économiques et sociaux.

Dans de nombreux pays de la région, les autorités ne protégeaient pas correctement les réfugiés, les demandeurs d’asile et les migrants, entre autres étrangers présents sur leur territoire, de l’hostilité croissante et des violences à motivation raciste. Des personnalités politiques et même certains responsables publics associaient sans aucun motif valable migrants et délinquance, avivant ainsi le climat d’intolérance et de xénophobie.

Face aux défis que constituent les flux importants et complexes de personnes migrant pour des raisons diverses, les États européens adoptaient généralement une attitude répressive, qui se traduisait par une série de violations des droits humains liées à l’arrestation, à la détention et à l’expulsion d’étrangers, même lorsque ces derniers avaient vocation à bénéficier d’une protection internationale. Les pouvoirs publics ont multiplié le recours au placement en détention des demandeurs d’asile et des migrants en situation irrégulière à des fins de dissuasion et de contrôle, au lieu de n’utiliser ces mesures qu’en dernier recours et de manière légitime.

Bien souvent, les personnes en quête de protection ne trouvaient pas dans les systèmes en vigueur dans les pays d’Europe et d’Asie centrale la protection censée leur être offerte. Les demandeurs d’asile étaient ainsi en butte à toute une série de violations de leurs droits fondamentaux : refus d’accès au territoire et à la procédure d’asile, arrestation illégale, non-communication des informations et privation de l’accompagnement permettant de déposer et de mener à bien une demande d’asile, placement de fait dans une situation d’extrême dénuement, expulsion illégale avant l’examen de la demande, renvoi vers des pays où ils risquaient de subir de graves violations de leurs droits humains.

Tendance préoccupante observée dans la région, certains États n’hésitaient pas à renvoyer des personnes vers des pays où elles couraient un risque bien réel de persécution ou d’atteintes graves. La Belgique, le Danemark, la Norvège, les Pays-Bas, le Royaume-Uni et la Suède ont renvoyé des demandeurs d’asile déboutés en Irak, au mépris des recommandations du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR).

Contrairement à l’avis du commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, les pays de l’Union européenne (UE) et la Suisse continuaient par ailleurs à expulser des Roms vers le Kosovo. Beaucoup parmi les personnes renvoyées se voyaient privées de leurs droits les plus élémentaires et risquaient de subir différentes formes de discrimination qui, du fait de leur accumulation, constituaient une forme de persécution. Plusieurs pays de l’UE ont renvoyé des demandeurs d’asile vers la Grèce au titre du Règlement Dublin II, alors que ce pays ne disposait pas d’une procédure d’asile fonctionnant correctement. Des personnes ont été refoulées d’Italie et de Turquie sans même avoir eu accès à la procédure d’asile dans ces pays. Le Kazakhstan a multiplié les actions visant à l’expulsion des demandeurs d’asile et des réfugiés originaires de Chine et d’Ouzbékistan, en application d’un certain nombre de mesures antiterroristes et de sécurité nationale.

Une avancée notable était toutefois à signaler : un certain nombre d’États européens, dont l’Albanie, l’Allemagne, la Bulgarie, l’Espagne, la Géorgie, la Lettonie, la Slovaquie et la Suisse, ont accepté d’accueillir sur leur territoire d’anciens détenus de Guantánamo Bay, qui ne pouvaient être renvoyés vers leurs pays d’origine qu’au risque d’y être torturés ou maltraités.

Dans l’ensemble de la région, plusieurs centaines de milliers de personnes déplacées en raison des conflits qui avaient accompagné l’effondrement de l’Union soviétique et le démembrement de la Yougoslavie n’avaient toujours pas pu regagner leur foyer. Bien souvent, leur statut au regard de la loi les empêchait de rentrer chez elles, et elles étaient victimes de discriminations lorsqu’elles tentaient de jouir de leurs droits, notamment du droit locatif.

Discrimination

Dans de nombreux pays, la montée persistante des propos racistes et haineux dans le débat public a contribué à marginaliser davantage encore les personnes déjà laissées pour compte du fait de la pauvreté et de la discrimination.

La situation des Roms était l’un des exemples les plus révélateurs des discriminations systématiques pratiquées en Europe et en Asie centrale. Largement exclus de la vie publique, ils étaient souvent en butte à une hostilité non déguisée de la part de la population et visés par le discours xénophobe de certains responsables politiques. Les commentaires et attitudes ouvertement racistes envers les Roms et quelques autres groupes étaient toujours non seulement tolérés, mais aussi largement partagés. Bien souvent, les familles roms ne bénéficiaient que partiellement de l’accès au logement, à l’éducation, à l’emploi et aux services de santé.

De nombreux Roms vivaient encore dans des campements précaires et des bidonvilles, où ils ne disposaient même pas d’un degré minimal de sécurité d’occupation, soit que leur installation n’était pas légale soit qu’ils ne possédaient pas de documents officiels pour en prouver la légalité. Dans des pays comme l’Italie, la Grèce, la France, la Roumanie et la Serbie, ils demeuraient sous la menace d’une expulsion forcée, ce qui les plaçait davantage encore dans une situation de pauvreté et de marginalisation dont ils avaient peu d’espoir de s’extraire. En Italie, les évictions forcées successives imposées à certaines familles a désorganisé leur vie, nui à leur accès à l’emploi et empêché, dans certains cas, la scolarisation des enfants. En France, le président Nicolas Sarkozy a désigné les campements où vivaient les Roms comme étant des sources de criminalité. Ces propos ont été suivis d’une instruction ministérielle (reformulée par la suite dans un nouveau texte dont les effets demeuraient toutefois les mêmes) demandant aux préfets de démanteler ces camps. L’affaire a mis en lumière les tensions résultant de l’insuffisante prise en compte de la situation des Roms en Europe pendant plusieurs décennies. Des appels ont été lancés à l’UE afin qu’elle déploie davantage d’efforts pour amener les États à respecter les droits des Roms.

Des millions de Roms en Europe demeuraient par ailleurs gravement pénalisés en raison de leur faible niveau d’alphabétisation et de l’enseignement de mauvaise qualité ou incomplet qui leur était dispensé. De nombreux enfants roms se voyaient privés de l’un des moyens de sortir de la spirale infernale de la pauvreté et de l’exclusion : l’éducation. En Croatie, en Grèce, en Hongrie, en République tchèque, en Roumanie et en Slovaquie, notamment, ils étaient en effet orientés vers des classes ou des écoles qui leur étaient réservées et qui dispensaient un enseignement au rabais. Les préjugés concernant les Roms, de même que leur isolement, tant géographique que culturel, assombrissaient en outre leurs perspectives d’avenir.

Dans plusieurs pays, les autorités continuaient d’entretenir un climat d’intolérance contre les lesbiennes, les gays et les personnes bisexuelles ou transgenres. En Italie, les agressions à caractère homophobe se sont poursuivies sur fond de propos désobligeants de la part de certains responsables politiques et représentants de l’État, accompagnés d’une aggravation notable des discours marqués par la haine et l’intolérance vis-à-vis des diverses communautés. En Turquie, la ministre chargée de la Condition féminine et de la famille a déclaré que l’homosexualité était une maladie et devait être soignée.

En Lituanie, de nouvelles dispositions législatives visaient à étouffer tout débat public sur l’homosexualité ou toute expression publique de l’identité des lesbiennes, des gays et des personnes bisexuelles ou transgenres. La première Marche des fiertés des pays baltes (Baltic Pride) organisée dans le pays a néanmoins eu lieu, en dépit des tentatives de certaines autorités d’interdire la manifestation. Des initiatives similaires ont hélas atteint leur objectif dans d’autres pays ; des marches ont ainsi été interdites ou entravées au Bélarus, en Moldavie et en Russie.

Des États membres de l’Union européenne faisaient malheureusement toujours obstruction à une nouvelle directive régionale sur la non-discrimination, qui visait simplement à combler un vide juridique en matière de protection des personnes subissant des discriminations en dehors du cadre de l’emploi pour des motifs liés au handicap, aux convictions, à la religion, à l’orientation sexuelle ou à l’âge. L’adoption d’une législation européenne dans ce domaine pourrait pourtant avoir des effets très importants sur la manière dont toutes les formes de discrimination sont prises en compte à travers l’Europe.

Lutte contre le terrorisme et sécurité

Bien que les États ne démontrent aucune volonté politique en ce sens, voire y fassent carrément obstruction, les efforts visant à lever le voile sur l’implication des gouvernements européens dans le programme de « restitution » et de détention secrète dirigé par l’Agence centrale du renseignement des États-Unis (CIA), et à amener les responsables à rendre compte de leurs actes, ont vu cette année quelques avancées, modestes mais significatives.

En Pologne, l’enquête sur l’éventuelle complicité du pays dans ce programme s’est poursuivie. Il a été confirmé, en juillet, que des avions affrétés par la CIA s’étaient posés dans un aéroport situé non loin de Stare Kiejkuty, où existait, selon certaines sources, un centre de détention clandestin. En septembre, le parquet a confirmé qu’une enquête était en cours concernant les allégations d’un ressortissant saoudien qui affirmait avoir passé un certain temps dans un centre de détention secret situé en Pologne. Cet homme s’est vu accorder, en octobre, la qualité de « victime ». C’était la première fois qu’une instance européenne reconnaissait la validité d’une plainte déposée pour des faits relevant du programme américain de « restitution ». De nouveaux éléments attestant de la participation de la Roumanie au programme de « restitution » et de détention secrète sont apparus. Le Bureau polonais de surveillance des frontières a en effet publié un certain nombre d’informations concernant un certain vol ayant embarqué des passagers en Pologne avant de partir pour la Roumanie. Le gouvernement roumain continuait toutefois de nier toute implication dans le programme.

Face à des pressions croissantes, le Royaume-Uni a annoncé l’ouverture d’une enquête sur les allégations d’implication de représentants de l’État dans la « restitution », la détention secrète, la torture et les autres mauvais traitements dont ont été victimes un certain nombre de personnes détenues à l’étranger. Une délégation du Comité européen pour la prévention de la torture s’est rendue dans deux prisons secrètes de Lituanie. Une enquête pénale sur la création et le fonctionnement de ces sites était en cours au niveau national, mais l’on craignait qu’elle ne soit prématurément abandonnée. En Italie, une cour d’appel a prononcé les premières et seules condamnations à ce jour en relation avec des atteintes aux droits humains commises dans le cadre des programmes de « restitution » et de détentions secrètes. Vingt-cinq personnes – 22 agents de la CIA, un responsable militaire américain et deux agents des services italiens du renseignement – avaient été reconnues coupables de participation à l’enlèvement d’un ressortissant égyptien, survenu dans une rue de Milan. Cet homme a ensuite été transféré illégalement par la CIA vers l’Égypte, où il a été placé en détention secrète et aurait été torturé. Cependant, le gouvernement italien ayant invoqué le « secret d’État », les poursuites engagées contre les cinq hauts responsables italiens des services du renseignement ont été classées sans suite en appel.

Comme les années précédentes, les États ont bien souvent invoqué les mots d’ordre de la « sécurité » et du « secret d’État » pour mettre en œuvre des politiques et des pratiques qui portaient atteinte aux droits fondamentaux, au lieu de les renforcer. Les gouvernements ont ainsi continué d’invoquer des assurances diplomatiques inapplicables pour se débarrasser d’étrangers soupçonnés d’implication dans des actes de terrorisme, au lieu d’engager contre eux des poursuites pour les crimes dont ils étaient accusés. Le Royaume-Uni, par exemple, continuait d’expulser des personnes présentées comme constituant un danger pour la « sécurité nationale » vers des pays où elles risquaient de subir des tortures et d’autres mauvais traitements.
En Turquie, les modifications apportées à la Constitution et à la législation antiterroriste ont certes représenté un pas en avant pour le respect des droits humains, mais des procès iniques ont de nouveau eu lieu en vertu de la législation antiterroriste. Les autorités utilisaient de plus les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, qui prévoient des peines d’emprisonnement plus lourdes et entraînent des placements en détention provisoire, pour museler le droit légitime à la liberté d’expression.
En Russie, la situation dans le Caucase du Nord restait précaire et la Tchétchénie, l’Ingouchie, le Daghestan et les régions voisines étaient en proie aux violences. Les autorités gouvernementales ont reconnu publiquement que les mesures prises pour combattre la violence armée étaient inefficaces. Un grand nombre de civils et de responsables de l’application des lois ont été tués dans des attaques menées par des groupes armés.

Les groupes armés – notamment ceux basés en Grèce, en Espagne et en Turquie – ont également fait des victimes et entraîné des destructions dans d’autres pays d’Europe et d’Asie centrale. En septembre, le groupe armé basque séparatiste Euskadi Ta Askatasuna (ETA) a annoncé qu’il ne mènerait plus d’« actions offensives armées ».

Peine de mort
Les informations en provenance du Bélarus, seul pays à pratiquer encore des exécutions dans la région, allaient dans des sens divers. Au plan positif, plusieurs représentants des pouvoirs publics ont exprimé leur volonté d’examiner la question de la peine de mort avec la communauté internationale, et leur intention de faire évoluer l’opinion publique en faveur de l’abolition. Mais le Bélarus, dont le système pénal, défaillant, fonctionnait toujours de manière opaque, a aussi prononcé trois condamnations à mort et exécuté deux condamnés. Ni les détenus ni leurs proches n’ont été prévenus de la date de l’exécution. Les familles n’ont pas été autorisées à demander la dépouille du défunt et n’ont même pas été informées du lieu d’inhumation. Les exécutions ont eu lieu alors que les deux hommes avaient saisi le Comité des droits de l’homme [ONU] et que ce dernier avait demandé au gouvernement de surseoir à leur mise à mort tant que leurs requêtes n’auraient pas été examinées.

Impunité dans les situations d’après-conflit

Des progrès ont été accomplis dans la lutte contre l’impunité des crimes commis sur le territoire de l’ex-Yougoslavie durant les guerres des années 1990, tant par le biais des tribunaux nationaux qu’à travers le discours de la communauté internationale. Au chapitre des initiatives notables, on relève que le président croate a adressé des excuses aux victimes et à leurs familles, et que le Parlement serbe a condamné les crimes commis en juillet 1995 contre les Musulmans de Bosnie vivant à Srebrenica, sans toutefois les considérer comme un génocide.

Des problèmes fondamentaux subsistaient, toutefois. En Croatie, malgré la prise de position du chef d’État, il manquait toujours une volonté politique ferme de mettre en œuvre des réformes du système judiciaire et de lutter contre l’impunité, y compris pour les traitements inégaux selon l’appartenance ethnique. La responsabilité présumée, au titre de leur position dans la chaîne commandement, de plusieurs hauts responsables politiques et militaires soupçonnés de crimes de guerre n’avait toujours pas fait l’objet d’une enquête. En Bosnie-Herzégovine, les attaques verbales contre le système judiciaire et la négation de certains crimes de guerre (dont le génocide perpétré en juillet 1995 à Srebrenica) par de hauts responsables politiques du pays ont encore affaibli les efforts déployés par les autorités pour poursuivre les auteurs présumés de ces crimes. Le soutien aux témoins et les mesures de protection en leur faveur restaient insuffisants. Ces carences constituaient toujours l’un des principaux obstacles empêchant les victimes de crimes de guerre et leurs familles de saisir les tribunaux pour obtenir justice. Au Kosovo et en Serbie, la recherche de la vérité sur le sort des personnes portées disparues depuis le conflit de 1999 n’a guère progressé. Le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie a enjoint à la Serbie de prendre des mesures plus énergiques pour arrêter l’ex-commandant en chef des forces bosno-serbes Ratko Mladi ? et l’ancien chef des Serbes de Croatie Goran Hadži ?.
Aucune des parties au conflit qui a opposé en 2008 la Russie et la Géorgie n’a mené d’enquête exhaustive, malgré un rapport d’une mission internationale d’établissement des faits, mise en place à la demande de l’UE l’année suivante, qui confirmait que des atteintes au droit international humanitaire et au droit international relatif aux droits humains avaient été commises par les forces géorgiennes, russes et sud-ossètes.

Torture et autres mauvais traitements

Les victimes de torture et d’autres mauvais traitements étaient elles aussi trop souvent les laissées pour compte de systèmes judiciaires qui n’amenaient pas les auteurs de ces sévices à répondre de leurs actes. De multiples facteurs faisaient obstacle à l’obligation de rendre des comptes : longs délais d’attente pour bénéficier des services d’un avocat, manque de détermination du ministère public à engager des procédures, peur des représailles pour les victimes, faibles peines imposées aux agents de la force publique en cas de condamnation, et absence de systèmes indépendants et dotés de ressources suffisantes pour traiter les plaintes et les enquêtes sur les fautes graves de la police.

Une rhétorique de façade masquait trop souvent la poursuite des affaires. Au Kazakhstan et en Ouzbékistan, par exemple, les cas de torture et, plus généralement, de mauvais traitements étaient manifestement toujours aussi nombreux, malgré les assurances données par le gouvernement, qui affichait sa volonté d’appliquer une politique de tolérance zéro en la matière et affirmait que la pratique de la torture avait régressé. En Russie, malgré la volonté déclarée d’engager une réforme de la police, la corruption et la collusion qui régnaient entre les services de police, les enquêteurs et les magistrats du parquet compromettaient, aux yeux de nombreux observateurs, le sérieux des enquêtes et l’efficacité de la justice. Nombre de détenus se sont plaints d’avoir fait l’objet de sanctions disciplinaires illégales et de ne pas avoir pu recevoir les soins médicaux que leur état exigeait.
Un important jugement a été toutefois rendu en Turquie : 19 représentants de l’État (dont des policiers et des gardiens de prison) ont été reconnus coupables d’implication dans les actes de torture infligés au militant politique Engin Çeber et ayant entraîné sa mort, en octobre 2008, à Istanbul. Quatre de ces fonctionnaires ont été condamnés à la réclusion à perpétuité. C’était la première fois dans l’histoire de la justice turque que des représentants de l’État se voyaient condamnés à une peine aussi lourde pour avoir infligé des actes de torture ayant provoqué la mort. Ce jugement se démarquait hélas fortement d’autres affaires de torture imputables à des agents de l’État, dans lesquelles les informations judiciaires et les poursuites n’ont pas abouti.

Violences faites aux femmes

Les violences domestiques visant les femmes et les jeunes filles restaient omniprésentes dans la région, indépendamment des tranches d’âge ou des groupes sociaux. Les victimes n’étaient pas nombreuses à signaler ces sévices aux autorités, par crainte de représailles d’un partenaire violent, par peur de jeter l’opprobre sur leur famille ou en raison d’une situation financière précaire. Les migrantes sans papiers, tout particulièrement, craignaient de porter plainte auprès de la police : elles redoutaient d’être expulsées si l’irrégularité situation venait à être découverte. Mais surtout, du fait de l’impunité généralisée dont jouissaient les auteurs des violences, ces femmes étaient conscientes du peu d’intérêt qu’il y avait à les dénoncer.

Celles qui osaient se manifester étaient trop souvent délaissées par une justice et des systèmes d’aide inadaptés et sourds à leurs besoins. Dans certains pays, comme l’Albanie, les violences domestiques ne constituaient pas une infraction spécifique au regard du Code pénal. De nombreux États ne disposaient pas de système intégré de prise en charge fonctionnant sur l’ensemble du territoire. Bien souvent, les services destinés à la protection des victimes de violences domestiques, tels que les centres d’accueil et les logements sûrs, étaient largement insuffisants. L’Arménie, par exemple, ne comptait qu’une seule structure d’accueil, financée par des fonds étrangers.

Justice et impunité

Dans toute la région on retrouvait une quête avide de justice, de vérité et de réparation. Dans certains cas, la volonté politique d’affronter le passé ou la ténacité des proches des victimes, de leurs familles ou de leurs avocats permettaient d’obtenir gain de cause. La longue attente n’aura pas été vaine pour certains : les proches d’Himzo Demir, enlevé et soumis à une disparition forcée en 1992, pendant le conflit en ex-Yougoslavie, ont enfin reçu en octobre confirmation que la dépouille de leur proche se trouvait dans une fosse commune à Višegrad, avec les corps de personnes considérées comme non identifiées. La quête s’est achevée, et la famille de cet homme a enfin pu organiser des funérailles.

À travers tous les récits de cas individuels, il est frappant de constater que beaucoup de personnes attendent encore que justice soit faite pour l’unique raison que les pouvoirs publics ont voulu bloquer l’accès à la vérité, faire obstacle à la justice et se soustraire à leurs engagements en matière de réparations. Cette région possède pourtant, en matière de droits humains, une architecture institutionnelle sans équivalent dans le reste du monde.
Il est temps que les pouvoirs publics des États européens comprennent que les démentis et les faux-fuyants – qu’ils soient de leur fait ou de celui de leurs alliés – ne pourront pas l’emporter face aux personnes qui ont le courage et l’audace de faire entendre leur voix, quel que soit le prix à payer, et de les amener à rendre compte de leurs actes.

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