Rapport Annuel 2016

Afrique - Résumé régional

L’Union africaine (UA) ayant déclaré 2016 « Année africaine des droits de l’homme », nombreux ont été celles et ceux sur le continent et dans le reste du monde à espérer que les dirigeants africains, les institutions régionales et la communauté internationale afficheraient la détermination et la volonté politique nécessaires pour avancer réellement dans la résolution des problèmes persistants sur le plan des droits humains.
Ces espoirs n’étaient pas sans fondement. Même si, en 2015 encore, beaucoup en Afrique ont été privés de leurs droits et d’une vie dans la dignité et la sécurité en raison de conflits, de l’instabilité politique, de régimes autoritaires, de la pauvreté ou de catastrophes humanitaires, la région s’est vu offrir de réelles possibilités. De nombreux pays ont accompli des progrès socioéconomiques manifestes tandis que d’autres ont connu une transition politique relativement pacifique. L’adoption d’engagements historiques sur les plans régional et mondial – dont l’Agenda 2063 de l’UA et les Objectifs de développement durable des Nations unies – a ouvert la voie à la réalisation des droits proclamés dans la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (Charte africaine) et dans des instruments internationaux relatifs aux droits humains.
Cependant, les violations graves du droit international humanitaire et du droit international relatif aux droits humains dans le contexte d’hostilités armées sont demeurées un motif de préoccupation majeur tout au long de 2015.

Les conflits prolongés qui ont déchiré la République centrafricaine, la République démocratique du Congo (RDC), la Somalie, le Soudan et le Soudan du Sud ont fait plusieurs milliers de morts parmi les civils tandis que la peur et l’insécurité sont devenues le quotidien de millions d’autres personnes. Le Burundi a dû faire face à une crise politique et à une escalade des violences.
Dans le centre, l’est et l’ouest du continent notamment au Cameroun, au Kenya, au Mali, au Niger, au Nigeria, en Somalie et au Tchad –, des groupes armés tels qu’Al Shabab et Boko Haram se sont livrés à d’incessantes violences : des dizaines de milliers de civils ont été tués et plusieurs milliers ont été enlevés, tandis que des millions d’autres ont été contraints de vivre dans la peur et l’insécurité dans les zones de conflit, mais aussi dans des régions non touchées par les hostilités armées.
Face à ces menaces pour la sécurité, beaucoup d’États ont réagi en faisant preuve d’un mépris total pour le droit international humanitaire et les droits humains. Les opérations menées par l’armée et les services de sécurité au Cameroun et au Nigeria ont été caractérisées par de très nombreuses arrestations arbitraires, des détentions au secret, des exécutions extrajudiciaires, des actes de torture et d’autres formes de mauvais traitements. Des formes similaires de violations des droits humains ont été observées au Niger et au Tchad.
L’impunité est demeurée l’une des causes principales des conflits et des situations d’instabilité, tout en continuant de les alimenter. Malgré quelques avancées, les forces de sécurité et les groupes armés responsables de crimes de droit international dans différents pays tels que le Cameroun, le Nigeria, la RDC, la République centrafricaine, la Somalie, le Soudan et le Soudan du Sud n’ont guère eu à répondre de leurs actes. À l’échelle internationale, certains États et l’UA ont continué d’œuvrer politiquement pour saper l’indépendance de la Cour pénale internationale (CPI) et pour garantir aux chefs d’État en exercice l’immunité contre toute poursuite, même s’ils étaient accusés de crimes contre l’humanité, entre autres crimes de droit international. En juin, l’Afrique du Sud n’a pas arrêté ni livré le président soudanais Omar el Béchir à la CPI, trahissant ainsi les centaines de milliers de victimes tuées lors du conflit au Darfour. Les organisations de la société civile, les défenseurs des droits humains, les journalistes et les opposants politiques ont été nombreux à exercer leurs activités dans un environnement de plus en plus hostile, où étaient mises en œuvre des lois visant à restreindre l’espace civique au nom de la sécurité nationale, de la lutte contre le terrorisme, de l’ordre public et de la réglementation des ONG et des médias.
L’espace civique est resté fermé dans plusieurs pays, dont l’Érythrée, l’Éthiopie et la Gambie, et s’est amenuisé dans d’autres tandis que les libertés d’expression, d’association et de réunion pacifique faisaient l’objet de restrictions de plus en plus fortes. Des réunions pacifiques organisées par exemple en Afrique du Sud, en Angola, au Burkina Faso, au Burundi, au Congo, en Éthiopie, en Guinée, en RDC, au Tchad, au Togo et au Zimbabwe ont été dispersées avec brutalité et une force excessive. En Afrique du Sud, une force excessive a également été utilisée dans le cadre d’une opération de « nettoyage » visant à évacuer des migrants sans papiers.
Des élections et des changements politiques ont provoqué de multiples violations et une répression généralisée. Dans beaucoup de pays, des manifestations ont été interdites, des contestataires ont été agressés par les forces de sécurité, tandis que des opposants politiques, des défenseurs des droits humains et des journalistes ont été arrêtés arbitrairement et harcelés. La crise humanitaire a continué de sévir dans la région et l’épidémie d’Ebola qui s’était répandue en 2014 en Afrique de l’Ouest a coûté de nouvelles vies en Guinée, au Liberia et en Sierra Leone.
Pourtant, des signes d’espoir et d’amélioration ont été observés. De nombreux États ont poursuivi leur développement économique et social, ce qui a réellement favorisé les efforts déployés pour s’attaquer à certaines causes structurelles de la pauvreté telles que les inégalités, les changements climatiques, les conflits et l’absence d’obligation de rendre des comptes. Plusieurs ont atteint certains des Objectifs du millénaire pour le développement établis par les Nations unies, et l’Afrique a joué un rôle essentiel dans l’adoption des Objectifs de développement durable.
Face aux violents conflits qui touchaient la région, la réaction du Conseil de paix et de sécurité de l’UA, et celle d’entités sous- régionales, ont parfois témoigné d’un changement de cap de plus en plus marqué de l’indifférence vers l’engagement. En dépit de capacités limitées, d’approches disparates et de préoccupations relatives à l’adéquation des mesures adoptées pour combattre les violations des droits humains et l’impunité, l’UA et des organes régionaux ont pris des initiatives importantes (procédures de médiation, opérations de maintien de la paix, etc.) en réponse aux crises et aux conflits.
Plusieurs normes régionales relatives aux droits humains ont également vu le jour. En novembre, la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (Commission africaine) a adopté une observation générale sur l’article 4 (droit à la vie) de la Charte africaine. Le Comité technique spécialisé de l’UA sur la justice et les affaires juridiques a approuvé, après examen, le projet de protocole sur les droits des personnes âgées en Afrique – initialement préparé par la Commission africaine. Il a malheureusement refusé d’entériner celui sur l’abolition de la peine de mort dans la région.
Les États africains ont été de plus en plus nombreux à se soumettre à l’examen de leur bilan en matière de droits humains. L’Algérie, le Burkina Faso, le Kenya, la Namibie, le Nigeria, le Malawi et la Sierra Leone ont remis des rapports périodiques sur la mise en œuvre de la Charte africaine.
Des réformes et des mesures concrètes ont été adoptées dans plusieurs pays. En Mauritanie, de nouvelles lois ont défini la torture et l’esclavage comme des crimes contre l’humanité, et prohibé la détention secrète. La Sierra Leone a ratifié le Protocole à la Charte africaine relatif aux droits des femmes en Afrique. Des signes d’amélioration (dont la libération de prisonniers d’opinion et de détenus politiques) ont été observés au Swaziland, même si des lois répressives étaient toujours invoquées pour étouffer l’opposition.
En juillet, l’ouverture au Sénégal du procès de l’ancien président tchadien Hissène Habré a représenté un tournant dans l’histoire de la justice internationale : c’était la première fois qu’un tribunal d’un État africain jugeait un ex- dirigeant d’un autre État africain.

CONFLITS – DES CONSÉQUENCES ACCABLANTES, DES FRAGILITÉS PERSISTANTES

De nombreux États ont été en proie à de violents conflits et à l’insécurité. Cette situation s’est accompagnée d’atteintes aux droits humains de grande ampleur, atrocités généralement impunies. Les conflits qui sévissaient en République centrafricaine, au Nigeria, en RDC, en Somalie, au Soudan et au Soudan du Sud ont été marqués par des crimes de droit international et des violations persistantes du droit humanitaire et relatif aux droits humains, imputables aux forces régulières comme aux groupes armés. De nombreuses informations ont fait état de violences fondées sur le genre et de sévices sexuels, et des enfants ont été enlevés ou recrutés comme soldats.
Malgré des victoires militaires coordonnées contre Boko Haram, le groupe armé a continué d’attaquer la population civile au Cameroun, au Niger, au Nigeria et au Tchad. Il s’est notamment rendu coupable d’attentats-suicides à l’explosif dans des zones civiles, d’exécutions sommaires, d’enlèvements, d’actes de torture et du recrutement d’enfants soldats.
Les conséquences des exactions de Boko Haram ont été aggravées par les réactions illégales et brutales des États. Dans un rapport rendu public en 2015, Amnesty International a évoqué les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité présumés commis par l’armée nigériane dans le cadre de ses opérations contre le groupe armé (plus de 8 200 personnes ont notamment été assassinées ou sont mortes des suites de torture, par asphyxie ou de faim), et a demandé que des officiers supérieurs de l’armée fassent l’objet d’une information judiciaire pour crimes de guerre.
Au Cameroun, dans la région de l’Extrême- Nord, les forces de sécurité gouvernementales ont procédé à un très grand nombre d’arrestations et de détentions arbitraires, à des exécutions extrajudiciaires et à la disparition forcée d’au moins 130 hommes et garçons de deux villages situés à la frontière nigériane. Au Niger – où l’état d’urgence décrété, puis reconduit par le gouvernement dans toute la région de Diffa, était toujours en vigueur à la fin de l’année –, les autorités ont imposé entre autres de très fortes restrictions à la liberté de mouvement ; des déplacements forcés et massifs de population ont également eu lieu. Une loi antiterroriste très restrictive a été adoptée au Tchad, et les forces de sécurité se sont livrées à des arrestations et détentions arbitraires.
Cette année encore, les conflits armés qui déchiraient les États soudanais du Darfour, du Kordofan du Sud et du Nil Bleu se sont accompagnés d’une profonde crise humanitaire, entraînant des déplacements massifs de population et causant la mort de civils, car toutes les parties se sont rendues coupables de violations du droit international humanitaire et d’autres atteintes au droit international relatif aux droits humains. Les forces gouvernementales ont continué de procéder à des bombardements aveugles, de détruire des bâtiments civils et d’entraver la fourniture d’aide humanitaire aux populations.
Malgré la signature d’un accord de paix en août, le conflit au Soudan du Sud caractérisé par des attaques visant délibérément les civils – n’a pas cessé. Les deux parties au conflit ont massacré des civils, détruit des biens de caractère civil, bloqué l’acheminement de l’aide humanitaire et recruté des enfants soldats. Elles se sont également livrées à de très nombreuses violences sexuelles et fondées sur le genre. La commission d’enquête sur le Soudan du Sud établie par l’UA a recueilli des éléments prouvant que des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et des atteintes aux droits humains avaient été systématiquement commis par les deux parties belligérantes.
Même si les violences en République centrafricaine ont diminué d’intensité après le déploiement d’une mission multidimensionnelle de maintien de la paix des Nations unies, le pays a de nouveau été en proie à des violences et à l’instabilité en septembre et en octobre. Des civils ont trouvé la mort, des biens ont été détruits et plus de 42 000 personnes ont été déplacées. Au moins 500 personnes, détenues pour la plupart dans le cadre d’enquêtes en cours sur les infractions commises durant le conflit, se sont évadées de prison à Bangui, la capitale centrafricaine, en septembre.
Dans le sud et le centre de la Somalie, la population civile était toujours exposée à des attaques, ciblées ou aveugles, dans le contexte du conflit armé qui perdurait entre les forces du gouvernement fédéral somalien combattant aux côtés de la Mission de l’UA en Somalie et le groupe armé Al Shabab.
Toutes les parties au conflit ont enfreint le droit international humanitaire et le droit international relatif aux droits humains.

SITUATION DE CRISE POUR LES RÉFUGIÉS ET LES MIGRANTS

Les effusions de sang et les atrocités dont les zones africaines de conflit étaient le théâtre ont été l’une des principales causes de la crise mondiale des réfugiés et l’ont largement entretenue, contraignant des millions d’hommes, de femmes et d’enfants à quitter leur foyer et à tenter de se mettre à l’abri, dans leur propre pays ou à l’étranger, par des moyens éreintants, périlleux et souvent fatals.
Les conflits au Soudan et au Soudan du Sud ont provoqué le déplacement de plusieurs millions de personnes. En 2015, un tiers environ des quelque 1,4 million d’habitants du Kordofan du Sud ont été déplacés, tout comme quelque 223 000 habitants du Darfour, portant à 2,5 millions le nombre total de personnes déplacées dans la région. On estimait que 60 000 personnes supplémentaires ont été contraintes de quitter leur foyer en raison des combats que se livraient par intermittence les forces gouvernementales et l’Armée populaire de libération du Soudan-Nord dans l’État du Nil Bleu.
Au cours de l’année, le conflit au Soudan du Sud a provoqué le déplacement d’encore 2,2 millions de personnes. Elles étaient 3,9 millions à se retrouver confrontées à une grave insécurité alimentaire.
Fuyant les zones touchées par les violences de Boko Haram, un très grand nombre d’habitants se sont trouvés déplacés à l’intérieur de leur pays ou ont cherché à se réfugier à l’étranger. Rien qu’au Nigeria, plus de deux millions ont été contraints de quitter leur foyer depuis 2009. Plusieurs centaines de milliers de réfugiés de République centrafricaine et du Nigeria vivaient dans des conditions éprouvantes, entassés dans des camps au Cameroun et au Niger ; en mai, les forces gouvernementales de ces deux pays ont renvoyé de force plusieurs milliers de personnes au Nigeria, sous prétexte que leur présence avait incité Boko Haram à lancer des attaques dans la zone. Au Tchad, des centaines de milliers de réfugiés venus de la Libye, du Nigeria, de la République centrafricaine et du Soudan ont continué à vivre dans des camps surpeuplés, où les conditions étaient éprouvantes.
Plus de 1,3 million de Somaliens ont été déplacés au cours de l’année. On comptait plus de 1,1 million de réfugiés somaliens dans le monde. Pourtant, les États qui accueillaient des réfugiés et des demandeurs d’asile somaliens (dont l’Arabie saoudite, le Danemark, la Norvège, les Pays-Bas, le Royaume-Uni et la Suède) ont continué de faire pression sur eux pour qu’ils rentrent dans leur pays, arguant que la sécurité s’y était améliorée.
Le gouvernement kenyan a menacé de fermer le camp de Dadaab, qui accueillait le plus grand nombre de réfugiés au monde, invoquant des motifs de sécurité à la suite d’une attaque perpétrée par Al Shabab. Sur fond de harcèlement des réfugiés, notamment somaliens, par les services de sécurité kenyans, les autorités ont menacé de renvoyer de force quelque 350 000 d’entre eux dans leur pays. Si elles mettaient leur menace à exécution, des milliers de vies seraient en danger et les obligations du Kenya au regard du droit international ne seraient pas respectées.
Un nombre incalculable de réfugiés et de migrants – contraints de partir de chez eux en raison de conflits mais aussi de persécutions politiques ou par la nécessité de trouver de quoi vivre mieux – étaient en butte à l’intolérance, à la xénophobie, à des violences et à des violations de leurs droits. Ils étaient nombreux à croupir dans des camps, ne disposant que d’un accès limité à l’eau, à la nourriture, aux soins, aux équipements sanitaires ou à l’éducation. Beaucoup ont été victimes de réseaux de traite d’êtres humains.
Face à la détérioration de la situation politique, sociale et économique au Burundi, plus de 230 000 personnes ont trouvé refuge dans les pays voisins. Cette année encore, des milliers d’autres ont fui l’Érythrée pour échapper au service militaire d’une durée illimitée, qui constituait une forme de travail forcé. Les Érythréens surpris en train d’essayer de fuir le pays étaient placés en détention arbitraire, sans inculpation ni jugement. Ils étaient souvent détenus dans des conditions très difficiles, sans pouvoir consulter un avocat. La stratégie consistant à « tirer pour tuer » sur toute personne résistant à l’arrestation et tentant de franchir la frontière éthiopienne était appliquée. Celles et ceux qui parvenaient à quitter le pays étaient confrontés à de nombreux dangers sur la route qui les conduisait à l’Europe, via le Soudan, la Libye et la Méditerranée. Ils risquaient notamment d’être enlevés contre rançon par des groupes armés et des bandes criminelles.
Au Malawi, des migrants non enregistrés ont été maintenus en détention au-delà de la peine de privation de liberté à laquelle ils avaient été condamnés, avec de faibles perspectives de libération ou d’expulsion. À la fin de l’année, au moins 100 personnes, originaires d’Éthiopie pour la plupart, étaient ainsi détenues dans des prisons surpeuplées.
Le gouvernement sud-africain n’ayant toujours pas mis en œuvre de programme global de prévention et de protection en faveur des migrants et des réfugiés, ceux-ci, ainsi que leurs échoppes ou petits commerces ont été la cible de très nombreuses attaques violentes, à caractère xénophobe.

IMPUNITÉ POUR LES CRIMES DE DROIT INTERNATIONAL

L’impunité, qui restait de mise pour les graves violations des droits humains – en particulier celles commises dans le contexte de conflits armés –, a cette année encore empêché les victimes de connaître la vérité et d’obtenir justice, et a favorisé l’instabilité et les violences. La plupart des États africains (dont le Cameroun, le Nigeria, la République centrafricaine, la Somalie, le Soudan et le Soudan du Sud) n’ont fait que peu d’efforts pour s’attaquer à ce problème bien ancré, les auteurs présumés de crimes de droit international étant rarement amenés à rendre des comptes.
Le nouveau président nigérian s’était engagé à faire enquêter sur les crimes de droit international et d’autres graves atteintes aux droits fondamentaux commis par l’armée et Boko Haram, mais aucune mesure significative en ce sens n’a été prise. L’État n’a pas amené ses propres forces armées à répondre de leurs actes, et rares sont les personnes soupçonnées d’être membres de Boko Haram qui ont été poursuivies. Le Bureau du procureur de la Cour pénale internationale a cependant identifié huit cas potentiels de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre, dont six commis par Boko Haram et deux par les forces de sécurité nigérianes.
Malgré la publication, le 26 octobre, du rapport de la commission d’enquête de l’UA sur le Soudan du Sud, et la signature en août d’un accord de paix qui jetait les bases d’un tribunal hybride conformément à la décision de l’UA, rien n’a été fait pour mettre en place ce tribunal, présenté comme un mécanisme judiciaire entièrement africain.
En avril, le Conseil national de transition de la République centrafricaine a pris une initiative positive en vue de l’établissement d’un mécanisme de reddition de comptes : il a adopté une loi portant création d’un tribunal pénal spécial. La mise en place de cette juridiction, chargée d’enquêter sur les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité qui ont été commis dans le pays depuis 2003 et d’en poursuivre les responsables présumés, n’a toutefois guère progressé.
En juin, les autorités sud-africaines ont manqué à leurs obligations juridiques internationales, laissant repartir le président soudanais Omar el Béchir (qui se trouvait à Johannesburg à l’occasion d’un sommet de l’UA). Deux mandats d’arrêt avaient été émis par la CPI contre cet homme pour sa participation présumée à un génocide, à des crimes contre l’humanité et à des crimes de guerre au Darfour. Une haute cour sud- africaine avait également rendu une ordonnance lui interdisant de quitter le pays. L’Afrique du Sud est ainsi venue s’ajouter à la longue liste des États qui sont restés passifs et n’ont pas arrêté le président el Béchir pour le remettre à la CPI afin qu’il soit jugé.
D’après des informations inquiétantes, le Congrès national africain (ANC) aurait décidé en octobre le retrait du pays de la CPI. À la fin de l’année, aucune mesure en ce sens n’avait été adoptée.
Le président ivoirien, Alassane Ouattara, a déclaré en avril qu’il n’y aurait plus de transfert à la CPI, alors que l’ex-première dame du pays Simone Gbagbo était toujours sous le coup d’un mandat d’arrêt de cette juridiction pour des crimes contre l’humanité présumés.
Cette année encore, l’UA et certains États africains se sont employés politiquement à porter atteinte à la CPI ou à saper son indépendance, ainsi qu’à garantir l’immunité des chefs d’État en exercice contre toute poursuite, même s’ils étaient accusés de crimes contre l’humanité et d’autres crimes de droit international. En juin, l’Assemblée des chefs d’État et de gouvernement de l’UA a adopté une résolution par laquelle elle renouvelait ses appels en faveur de l’annulation ou de la suspension des poursuites de la CPI contre le vice-président kenyan William Ruto et le président soudanais Omar el Béchir. Dans une volonté de perturber le déroulement du procès de William Ruto, le gouvernement kenyan a tenté de faire pression sur la 14e session de l’Assemblée des États parties, l’organe de surveillance politique de la CPI, en menaçant de se retirer de cette dernière. Le gouvernement de Namibie a formulé la même menace en novembre.
En novembre a également eu lieu un événement plus positif : avec le vote de son Sénat en faveur de l’adoption d’une loi nationale portant mise en œuvre du Statut de Rome de la CPI, la RDC a fait un grand pas en avant. Lors de la 14e session de l’Assemblée des États parties, en novembre, de nombreux États africains parties au Statut de Rome de la CPI ont exprimé leur engagement ferme envers cette juridiction internationale et refusé d’appuyer les propositions susceptibles de saper son indépendance.
En janvier, la remise à la CPI de Dominic Ongwen, ancien commandant présumé de l’Armée de résistance du Seigneur (LRA), en Ouganda, a constitué une étape importante vers la justice pour les victimes de ce groupe armé. Autre avancée extrêmement positive dans la lutte de longue date du continent africain contre l’impunité : le procès d’Hissène Habré, accusé de crimes contre l’humanité, de tortures et de crimes de guerre commis sous son mandat (de 1982 à 1990), s’est ouvert en juillet au Sénégal.

RÉPRESSION DE L’OPPOSITION EN PÉRIODE D’ÉLECTIONS ET DE TRANSITIONS POLITIQUES

Quinze élections présidentielles ou législatives, dont beaucoup ont donné lieu à des atteintes aux droits fondamentaux et à des restrictions, se sont déroulées sur le continent africain en 2015. Dans certains pays (notamment au Burundi, au Congo, en Côte d’Ivoire, en Éthiopie, en Guinée, en Ouganda, en RDC, au Soudan, en Tanzanie, au Togo et en Zambie) des manifestations ont été interdites, des contestataires ont été agressés et des opposants politiques, des défenseurs des droits humains et des journalistes ont été arbitrairement arrêtés.
Les élections législatives organisées en mai en Éthiopie ont été marquées par des restrictions visant la société civile. Une force excessive a été utilisée contre des manifestants pacifiques, et des membres de l’opposition qui observaient le scrutin ont été harcelés. Des personnes ont été frappées, blessées ou tuées par les forces de sécurité dans les bureaux de vote. Quatre membres et responsables de partis d’opposition ont été victimes d’exécutions extrajudiciaires.
En Guinée, les tensions suscitées par le processus électoral ont débouché sur des violences entre sympathisants de différents partis politiques, ainsi qu’entre les manifestants et les forces de sécurité, celles- ci usant bien souvent d’une force excessive et meurtrière pour maintenir l’ordre lors des manifestations.
Au Soudan, le président el Béchir a été réélu, mais des informations ont fait état de mascarade et de fraude électorale, d’un faible taux de participation et du boycott du scrutin par les partis d’opposition. À l’approche de l’élection présidentielle et des élections législatives, les autorités soudanaises ont étouffé davantage encore la liberté d’expression : elles ont réprimé les médias, la société civile et les partis d’opposition, et ont arrêté plusieurs dizaines d’opposants politiques.
Au Burkina Faso, au Burundi, au Congo, en RDC et dans d’autres pays, les tentatives des élus sortants de briguer un troisième mandat pour se maintenir au pouvoir ont provoqué des mouvements de contestation, face auxquels les gouvernements ont réagi avec violence. Les manifestations organisées au Burundi ont été réprimées brutalement par les forces de sécurité, et les actes de torture, entre autres mauvais traitements, infligés notamment à celles et ceux qui s’opposaient à la réélection du président Nkurunziza, se sont multipliés. À partir de septembre, la situation s’est encore dégradée : des homicides, dont des exécutions extrajudiciaires, ont eu lieu presque quotidiennement, et les arrestations arbitraires et les disparitions sont devenues monnaie courante. Plus de 400 personnes ont été tuées entre les mois d’avril et de décembre.
Au Burkina Faso, en septembre, des membres du Régiment de sécurité présidentielle (RSP) ont perpétré une tentative de coup d’État et retenu en otage des dirigeants politiques, dont le président et le Premier ministre, déclenchant des protestations dans la population. Avant de se retirer sous la pression de l’armée, le RSP a eu recours à une force excessive et parfois meurtrière pour réprimer ces protestations.
En Gambie, les proches des personnes soupçonnées d’avoir participé à une tentative de coup d’État avortée en décembre 2014 ont été arrêtés et détenus arbitrairement par les forces de l’ordre. Parmi ces personnes figuraient trois soldats, qui ont été condamnés à mort. L’instabilité politique persistait au Lesotho après une tentative de coup d’État en 2014.
L’opposition et les droits humains fondamentaux ont été réprimés en RDC et en Ouganda, dans le contexte des élections présidentielles prévues en 2016. Alors que les pressions sur le président de la RDC, Joseph Kabila, s’intensifiaient afin qu’il ne brigue pas un autre mandat après déjà
14 années au pouvoir, les autorités ont continué à s’en prendre aux défenseurs des droits humains et aux journalistes, et des manifestations ont été dispersées avec violence. En Ouganda, où le président Kaguta Yoweri Museveni briguera un cinquième mandat lors du scrutin prévu en février 2016, la police a arrêté arbitrairement des dirigeants de l’opposition, dont des candidats à la présidence, et a fait usage d’une force excessive pour disperser des rassemblements politiques pacifiques.

RÉDUCTION DE L’ESPACE CIVIQUE ET AGRESSIONS CONTRE DES DÉFENSEURS DES DROITS HUMAINS

Dans des situations autres que les élections, de nombreux États ont réduit au silence l’opposition et foulé aux pieds la liberté d’expression. Des rassemblements pacifiques ont été fréquemment interrompus par une force excessive. Beaucoup d’organisations de la société civile et de militants des droits humains ont été confrontés à un environnement de plus en plus hostile, créé en partie par l’utilisation de lois visant à réduire l’espace civique.
Cette politique de durcissement des restrictions a été observée dans bien des pays de la région, dont l’Angola, le Burundi, le Cameroun, le Congo, la Côte d’Ivoire, la Gambie, la Guinée équatoriale, le Kenya, le Lesotho, la Mauritanie, le Niger, l’Ouganda, le Rwanda, le Sénégal, la Sierra Leone, la Somalie, le Swaziland, le Tchad, le Togo, la Zambie et le Zimbabwe.
En Angola, la répression à l’encontre des opposants s’est durcie et des violations flagrantes des libertés fondamentales ont été commises. Des militants qui demandaient pacifiquement à leurs dirigeants de rendre publiquement des comptes ont notamment été détenus arbitrairement.
Plusieurs milliers de prisonniers d’opinion étaient toujours détenus arbitrairement en Érythrée. Il n’y avait pas de place dans le pays pour les partis d’opposition et les médias indépendants, les activités militantes et les libertés académiques.
Au Soudan du Sud, l’espace dont disposaient les journalistes, les défenseurs des droits humains et la société civile pour exercer leurs activités sans avoir peur et sans être victimes d’intimidation a continué de s’amenuiser fortement.
De nouvelles restrictions ont été imposées aux droits à la liberté d’expression, d’association et de réunion en Mauritanie, et des militants ont été incarcérés pour avoir organisé des rassemblements contre l’esclavage. Au Sénégal, cette année encore les autorités ont interdit aux sympathisants de partis politiques et aux défenseurs des droits humains de manifester, et ont engagé des poursuites contre des manifestants pacifiques.
En Tanzanie, des journalistes ont été soumis à des manœuvres d’intimidation, des actes de harcèlement et des arrestations. Un ensemble de quatre textes de loi prévoyant des restrictions injustifiées de la liberté d’expression a été présenté au Parlement.
En Zambie, la police appliquait toujours la Loi relative à l’ordre public, qui restreignait la liberté de réunion. Les autorités du Zimbabwe ont bâillonné la liberté d’expression au cours d’épisodes de répression. Elles ont notamment arrêté, surveillé, harcelé et intimidé celles et ceux qui militaient pour que des stations de radio communautaires soient autorisées à émettre.

DISCRIMINATION ET MARGINALISATION

Même si l’année 2015 a été placée par l’UA sous le thème de « l’autonomisation des femmes et du développement de l’Afrique pour la concrétisation de l’Agenda 2063 », les femmes et les filles étaient fréquemment brutalisées, victimes de discrimination et mises à l’écart dans de nombreux pays, souvent du fait de traditions ou de normes culturelles, et de l’institutionnalisation des discriminations fondées sur le genre par des lois inéquitables. Lors des conflits, et dans les pays ayant une importante population de réfugiés ou de personnes déplacées, des femmes et des filles ont été victimes de viols ou d’autres sévices sexuels. Point positif : certains États, dont le Burkina Faso, Madagascar et le Zimbabwe, ont lancé des campagnes nationales pour mettre fin aux mariages d’enfants.
Cette année encore, les droits des personnes LGBTI ou perçues comme telles ont été bafoués dans de nombreux pays, par exemple en Afrique du Sud, au Cameroun, au Nigeria et au Sénégal. Ces personnes ont notamment été persécutées ou poursuivies par la justice pénale.
Le Malawi a accepté de prendre des mesures afin de protéger les personnes LGBTI contre les violences, de poursuivre les auteurs présumés de tels agissements, et de garantir un véritable accès aux services de santé, comme cela lui a été recommandé lors de l’Examen périodique universel de l’ONU. En revanche, le Malawi a rejeté les recommandations qui appelaient à abroger les dispositions du Code pénal érigeant en infraction les relations sexuelles entre adultes consentants de même sexe.
Lors de sa 56e session ordinaire tenue en Gambie, la Commission africaine a accordé le statut d’observateur à la Coalition des lesbiennes africaines (CAL), organisation de défense des droits des LGBTI installée en Afrique du Sud. Lors du sommet de l’UA organisé par la suite en Afrique du Sud, le Conseil exécutif de l’UA a toutefois refusé d’approuver le rapport d’activité de la Commission si celle-ci ne retirait pas à la CAL son statut d’observateur, ce qui faisait craindre que la Commission ne soit contrainte de se soumettre.
Au Malawi, on a assisté à une forte hausse du nombre d’albinos agressés ou tués par des individus ou des bandes cherchant à s’approprier des parties de leurs corps pour les vendre à des fins de sorcellerie, bien que ces agissements aient été condamnés par le président de la République. En Tanzanie, les pouvoirs publics n’ont pas pris de mesures adéquates pour protéger les albinos. Une fillette albinos aurait été assassinée pour des motifs identiques, et des cas d’enlèvement, de mutilation et de démembrement ont été signalés.

L’AVENIR

L’année écoulée a mis en évidence l’ampleur des défis qui se posent à l’Afrique en matière de droits humains, ainsi que l’urgence pour les instances régionales et internationales de protéger des millions de vies et de s’attaquer à la crise mondiale des réfugiés par l’adoption d’une approche qui soit plus énergique, plus nette et plus cohérente face aux conflits.
Elle a également montré que les États africains devaient sans attendre lutter contre l’impunité sur leur territoire et à l’étranger, y compris en cessant toute attaque à caractère politique dirigée contre la CPI. Si les responsables de violations des droits humains et de crimes de droit international étaient véritablement amenés à rendre des comptes, les États africains connaîtraient un profond changement.
2016 ne sera pas seulement l’année africaine des droits de l’homme. Nous fêterons aussi le 35e anniversaire de l’adoption de la Charte africaine, le 30e anniversaire de son entrée en vigueur et le 10e anniversaire de la création de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples. Sous de si favorables auspices, la plupart des dirigeants africains auront pour mission d’être à l’écoute du mouvement grandissant de défense des droits humains sur le continent, et d’œuvrer à ses côtés.

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