Rapport Annuel 2016

Avant-propos Par Salil Shetty, secrétaire général

« Le fait que nous assistions au déclenchement d’un nombre si important de nouvelles crises, sans qu’aucune des anciennes ne soit réglée, illustre clairement l’absence de capacité et de volonté politique de mettre fin aux conflits, et encore moins de les prévenir. Le résultat est que l’imprévisibilité et l’impunité gagnent du terrain d’une manière alarmante. »
António Guterres, haut-commissaire des Nations unies pour les réfugiés

L’année qui vient de s’écouler nous a montré que la capacité du système international à répondre aux crises et aux déplacements massifs de populations laissait cruellement à désirer. Le nombre de personnes déplacées et réfugiées à travers le monde n’a jamais été aussi important depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cette situation est due en partie au conflit armé qui persiste en Syrie, pays dont plus de la moitié de la population est aujourd’hui déplacée à l’intérieur des frontières ou réfugiée à l’étranger. À ce jour, les tentatives de résolution du conflit n’ont fait que mettre en évidence les divisions, à l’échelle mondiale et régionale.

Les initiatives multilatérales destinées à répondre à l’afflux de réfugiés, telles que le Plan régional pour les réfugiés et la résilience mis en place par l’ONU, ont été ces derniers mois bousculées par l’ampleur considérable de la crise, qui a déclenché un renforcement de la coordination entre l’Égypte, l’Irak, la Jordanie, le Liban et la Turquie. Dans les pays d’Europe, au Canada et aux États-Unis, la perception des réfugiés dans l’opinion publique a été ébranlée par l’image effroyable, diffusée dans les médias, du petit Syrien Alan Kurdi gisant noyé sur une plage. Les gouvernements de ces pays ont été contraints de réagir à la vague d’indignation suscitée par cette photo et aux appels leur demandant d’accueillir des réfugiés et de mettre un terme à la crise.
Néanmoins, d’importantes failles dans la réponse institutionnelle à la crise et au conflit sont apparues, tant dans les pays voisins de la Syrie que dans les États occidentaux. Si certains pays de la région ont accepté un grand nombre de réfugiés syriens, beaucoup d’États du Moyen-Orient, d’Afrique du Nord et d’autres régions ont continué de refuser d’accroître de manière significative leur contingent d’accueil. La répartition de la charge et de la responsabilité des réfugiés est restée immensément déséquilibrée et les moyens apportés sont loin d’avoir été à la mesure de l’aggravation rapide de la crise.
Parallèlement, de nombreuses familles et personnes en mouvement ont été victimes de violations de leurs droits – criminalisation des demandeurs d’asile, « refoulements », renvois forcés illégaux ou expulsions vers d’autres territoires, sans compter les diverses mesures gouvernementales ayant pour effet de priver les personnes de leur droit de demander l’asile.
Tandis que le monde peinait à apporter une solution aux centaines de milliers de personnes qui fuyaient la Syrie, la guerre qui faisait rage dans le pays rendait plus vives que jamais les préoccupations quant à la mise en œuvre du droit international relatif aux droits humains et du droit international humanitaire, préoccupations depuis des années, notamment par Amnesty International. Le conflit syrien est devenu emblématique de la défaillance du système de protection des civils menacés, et plus largement de l’incapacité des institutions à faire respecter le droit international.
Nous vivons dans l’espoir que les initiatives en cours apporteront la paix en Syrie, mais la guerre dans ce pays a montré au fil des ans à quel point les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU peuvent favoriser l’impunité : en utilisant leur veto, ils peuvent bloquer des mesures crédibles et proportionnées visant à mettre un terme aux crimes de guerre et aux crimes contre l’humanité, et faire obstacle à l’obligation de rendre des comptes pour ces crimes. La situation catastrophique des droits humains en Syrie a mis en évidence la faiblesse des systèmes de protection des civils en période de conflit armé. La crise syrienne, et plus largement les actes du groupe armé se désignant sous le nom d’État islamique (EI), nous montrent les résultats de plusieurs décennies de commerce irresponsable des armes, et les conséquences meurtrières de ce commerce sur les civils. Le conflit a aussi fait apparaître les manquements à la responsabilité de protéger les réfugiés, les pays préférant se chamailler à propos de la « protection des frontières » et de la « gestion des migrations » plutôt que de prendre des mesures concrètes pour sauver des vies.

Aussi emblématique soit-elle, la guerre civile en Syrie n’est qu’un des nombreux conflits qui ont contribué à l’augmentation sans précédent du nombre de réfugiés, de migrants et de personnes déplacées à travers le monde. Des conflits armés ont continué de faire rage dans d’autres pays, tels que l’Afghanistan, l’Irak, la Libye, le Pakistan et le Yémen. En différents endroits, l’EI a fait preuve d’un mépris flagrant pour les vies civiles, forçant des milliers de personnes à fuir. En Afrique, notamment au Burundi, au Cameroun, dans le nord-est du Nigeria, en République centrafricaine, en Somalie et au Soudan du Sud, des acteurs gouvernementaux et non gouvernementaux se sont rendus coupables de graves atteintes aux droits humains, dont un certain nombre d’attaques délibérées contre des civils et des infrastructures à caractère civil. Ces situations ont contraint de nombreuses personnes à quitter leur foyer pour aller chercher refuge ailleurs. En Israël et dans les territoires palestiniens occupés, tout comme en Ukraine, les conflits ont continué de faire des victimes parmi les civils, et toutes les parties ont bafoué le droit international relatif aux droits humains et le droit international humanitaire. Dans les Amériques, si l’on peut se réjouir du tournant positif pris dans le conflit dont la Colombie a été le théâtre durant plusieurs dizaines d’années – même si l’obligation de rendre des comptes risque bien d’y être sacrifiée sur l’autel d’un accord politique – la violence a continué de menacer les droits humains et les institutions dans des pays comme le Brésil, le Mexique et le Venezuela.

Le fait que nous ayons atteint un niveau si catastrophique l’année même où l’Organisation des Nations unies célébrait ses 70 ans – elle qui, lors de sa création, appelait les nations à se rassembler pour « préserver les générations futures du fléau de la guerre » et « proclamer à nouveau [leur] foi dans les droits fondamentaux de l’homme » – suscite une interrogation simple mais brutale : le système juridique international et les institutions mondiales sont-ils à la hauteur de la tâche urgente que représente la protection des droits humains ?
Dans le Rapport 1977 d’Amnesty International, nous nous réjouissions de la tenue de la première réunion du Comité des droits de l’homme des Nations unies et nous faisions remarquer qu’il s’agissait là de l’un des nombreux événements au sein de l’ONU touchant à des préoccupations importantes d’Amnesty International en matière de droits humains. Nous saluions également les avancées dans des domaines comme celui de la lutte contre la torture.
L’action d’Amnesty International au fil des ans a contribué à un engagement nécessaire à l’égard du droit international relatif aux droits humains et du droit international humanitaire. Or, les failles de ce système n’ont jamais été aussi flagrantes qu’aujourd’hui.
Parmi les nombreuses menaces pesant sur les droits humains qui sont évoquées dans le présent rapport, attardons-nous tout particulièrement sur deux points qui ne sont pas sans lien l’un avec l’autre. Le premier constat évident de 2015 est que le système international n’a pas été assez solide face aux violents revers et aux difficultés. Alors qu’il commençait à se fissurer, nous nous sommes rendu compte que le système international de protection des droits humains avait lui même besoin d’être protégé.
En 2015, les mécanismes de protection des droits humains ont été menacés de diverses manières. À l’échelle régionale, la protection et l’obligation de rendre des comptes en matière de droits humains ont été confrontées à des menaces internes en Afrique et dans les Amériques. Par ailleurs, des gouvernements africains ont entravé la coopération avec la Cour pénale internationale, affirmant préférer renforcer les systèmes africains – alors qu’en réalité ils continuaient de ne rien faire pour garantir la justice par le biais des mécanismes nationaux et régionaux. Au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, les mécanismes naissants n’ont pas suffisamment promu une vision universelle des droits humains. Quant au tout jeune système asiatique, il est resté largement inefficace, et le système européen a dû faire face à deux menaces : le risque de perdre le soutien de certains États, et l’accumulation massive de dossiers en attente de justice et d’obligation de rendre des comptes.
Les protections multilatérales telles que la Convention relative au statut des réfugiés et la Convention contre la torture [ONU], ainsi que les mécanismes spécialisés comme ceux qui protègent les personnes en péril en mer, n’ont pas permis d’empêcher ou de limiter les crises humanitaires, ni de protéger les civils contre les violations flagrantes des droits humains – et encore moins de garantir l’obligation de rendre des comptes pour les atrocités commises.

Les attaques barbares perpétrées contre des civils, de Beyrouth à Paris en passant par Bamako, Yola et Tunis, entre autres, ont aussi suscité des interrogations sur le rôle du droit international relatif aux droits humains dans la lutte contre les menaces venant d’acteurs non gouvernementaux – en particulier de groupes armés violents.
Amnesty International appelle les gouvernements à réaffirmer leur engagement à protéger le système international de défense des droits humains. Pour pouvoir remplir son rôle, ce système doit être lui-même protégé par les États.
Ces derniers doivent notamment limiter volontairement le recours au veto au sein du Conseil de sécurité des Nations unies dans les situations d’atrocités de masse ; mettre réellement en œuvre les normes relatives aux droits humains prévues par l’ensemble des instruments du droit international en la matière ; respecter le droit international humanitaire ; ne rien faire qui soit susceptible d’affaiblir les systèmes de protection des droits humains, et en particulier s’abstenir de les attaquer ou de leur retirer leur soutien ; et veiller à ce que les mécanismes régionaux de protection des droits humains soient conformes aux normes universelles fixées par le système international.
Le deuxième constat marquant de 2015 est étroitement lié au premier. Il apparaît que plusieurs crises de l’année écoulée plongent leurs racines dans les mécontentements et les conflits que fait souvent naître la répression, par les États, de la dissidence ou de la volonté tenace de chacun de vivre dans la dignité et le respect de ses droits.
Qu’il s’agisse de la crise en mer d’Andaman – où, au mois de mai, des milliers de réfugiés et de migrants abandonnés en pleine mer ont dérivé sans eau ni nourriture –, ou des homicides et des disparitions forcées de militants qui se battent pour les droits fonciers et les moyens de subsistance des populations en Amérique latine et dans les Caraïbes, les exemples ne manquent pas de situations dans lesquelles la violente répression de l’opposition et le refus des États de respecter et de protéger les droits fondamentaux de chacun – notamment les droits économiques, sociaux et culturels – ont fait naître des tensions, au sein de la société, dont les conséquences ont poussé à leurs limites les systèmes internationaux de protection. L’exemple le plus flagrant, parmi les événements récents, du lien entre les défaillances du système et la répression de la dissidence accompagnée d’une absence de protection des droits humains par les gouvernements est le « Printemps arabe », qui a changé le visage du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord.
Cinq ans après cette vaste démonstration du pouvoir des peuples – l’une des plus fortes que le monde ait jamais connues –, les États répriment la dissidence par des moyens de plus en plus étudiés, non seulement au Moyen-Orient, mais aussi en de nombreux autres endroits de la planète. Il est particulièrement troublant de constater que la répression est maintenant devenue aussi sophistiquée que violente.
Si en 2011 plus de 300 personnes ont été tuées par les forces de sécurité lors de la « révolution du 25 Janvier » en Égypte, et plus de 50 manifestants lors du « vendredi sanglant » au Yémen, les coups de matraque des policiers sur une place publique ne font peut-être plus si facilement la une des journaux aujourd’hui. Pourtant, dans ce rapport, Amnesty International fait état d’un recours persistant et généralisé à une force excessive contre des dissidents et des manifestants, ainsi que d’exécutions extrajudiciaires et de disparitions forcées, partout dans le monde. Il y a cinq ans, les arrestations et la torture systématiques dans la ville syrienne de Tell Kalakh ont été le premier signe de la réaction brutale des États de la région à la dissidence et aux manifestations populaires. Dans les années qui ont suivi, la pratique de la torture n’a pas cessé dans cette partie du monde – ni ailleurs –, souvent sous couvert d’une désignation en forme de sophisme : les« techniques d’interrogatoire améliorées » – toutes ces horreurs cachées nées avant le Printemps arabe dans le contexte de la « guerre contre le terrorisme ».
La répression a été pour ainsi dire monnaie courante en 2015. Bien souvent, elle était présentée comme nécessaire pour la sécurité nationale, l’ordre public et la protection des valeurs nationales. Dans de nombreux pays les autorités ont réprimé la liberté d’expression en ligne et déployé diverses méthodes contre les dissidents – arrestations et détentions arbitraires, torture et autres mauvais traitements, peine de mort, entre autres.
Parallèlement, une procédure judiciaire engagée par Amnesty International a révélé que certains États pratiquaient une surveillance digne d’un roman de George Orwell, axée sur la vie et le travail des défenseurs des droits humains. Aujourd’hui, les efforts constants des États pour trouver de nouvelles méthodes de répression afin de ne pas se laisser dépasser par les évolutions technologiques et le développement des modes de communication menacent sérieusement la liberté d’expression.
À la suite du travail de plaidoyer mené par Amnesty International et d’autres organisations, les Nations unies ont créé une nouvelle procédure spéciale : le rapporteur spécial sur le droit à la vie privée à l’ère du numérique. Ce rapporteur spécial jouera un rôle important ces prochains mois dans l’élaboration de normes claires et respectueuses des droits humains dans ce domaine.
La répression de la dissidence, des manifestations et de la libre expression par les pouvoirs publics n’a cessé de se renforcer depuis cette période historique, il y a cinq ans, où les citoyens ont commencé à faire entendre leur voix. Amnesty International appelle les États à respecter le droit des personnes et des groupes de s’organiser, de se réunir et de s’exprimer, leur droit d’avoir des opinions différentes de celles du pouvoir en place et de les partager par tous les moyens qu’ils souhaitent, et le droit de tous de bénéficier de la même protection devant la loi.

Les droits qui protègent le travail et la latitude d’action des défenseurs des droits humains ne sont pas seulement vitaux pour les libertés individuelles ; ils protègent aussi le système de défense des droits humains en lui-même. Les quelques lueurs d’espoir constatées en 2015 ont été le résultat du travail incessant de plaidoyer, d’organisation, d’opposition et d’action militante mené par la société civile, les mouvements sociaux et les défenseurs des droits humains.
Citons-en simplement trois exemples : l’inclusion dans les Objectifs de développement durable de l’ONU de dispositions relatives aux droits humains et à l’obligation de rendre des comptes ; l’action menée en mai pour empêcher les expulsions forcées dans le cadre d’un projet d’infrastructure routière visant à desservir le port de Mombasa, au Kenya ; et la libération en Indonésie de Filep Karma, prisonnier d’opinion papou, à la suite de l’envoi de 65 000 messages de soutien par des sympathisants du monde entier.
Ces succès ne résultent pas de la bienveillance des États, et il ne faut pas s’attendre, à l’avenir, à ce que la seule action des pouvoirs publics suffise à entretenir ces lueurs d’espoir. Néanmoins, les autorités doivent offrir aux défenseurs des droits humains et aux militants l’espace et la liberté dont ils ont besoin pour mener à bien leur travail crucial. Amnesty International exhorte donc les États à veiller à ce que la résolution sur la protection des droits des défenseurs des droits humains adoptée en novembre par l’Assemblée générale des Nations unies soit appliquée en toute transparence, et que les pays qui ne respectent pas ces droits soient désignés nommément et aient à rendre des comptes pour leur comportement honteux.
Depuis l’instant même où le point final a été mis à cette résolution, plus aucun défenseur des droits humains, ni aucun membre de sa famille, ne devrait avoir été tué par un État ou privé de la protection des pouvoirs publics. Aucun ne devrait plus être harcelé ni menacé.

Ce rapport d’Amnesty International, la plus grande organisation mondiale de défense des droits humains, fait un état des lieux de la situation des droits humains pendant l’année écoulée. Toutefois, si cet ouvrage traite de nombreux thèmes, dont ceux évoqués ci- dessus, ses pages ne suffisent pas à rendre compte de toute la misère humaine suscitée par les crises qui ont marqué l’actualité en 2015, notamment la crise des réfugiés – aujourd’hui exacerbée par l’hiver dans l’hémisphère nord. Face à une telle situation, la sauvegarde et le renforcement des systèmes de protection des droits humains et des civils ne peuvent pas être considérés comme des options facultatives : ce sont des questions de vie ou de mort.

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