Rapport annuel 2018

Libye

État de Libye
Chef de l’État : litigieux
Chef du gouvernement : Fayez Sarraj

Des forces armées affiliées à trois gouvernements rivaux et d’autres groupes armés et milices ont commis des violations graves du droit international et des atteintes aux droits humains, en toute impunité. Toutes les parties au conflit ont mené des attaques aveugles dans des zones densément peuplées, au cours desquelles des civils ont été tués et des homicides illégaux perpétrés. Des milliers de personnes ont été enlevées, arrêtées de façon arbitraire et détenues pour une durée indéterminée par des groupes armés. La torture et les autres formes de mauvais traitements étaient monnaie courante dans les prisons, qu’elles soient contrôlées par des groupes armés, des milices ou les autorités de l’État. Les personnes migrantes, réfugiées ou demandeuses d’asile étaient soumises de façon systématique et généralisée à de graves atteintes aux droits humains aux mains d’agents de l’État, de passeurs et de groupes armés. Les femmes étaient en butte à la discrimination ; leur droit de voyager faisait notamment l’objet de restrictions arbitraires. La peine de mort était maintenue ; aucune exécution n’a été signalée.

CONTEXTE

Trois gouvernements rivaux et plusieurs centaines de milices et de groupes armés continuaient de se disputer le pouvoir ainsi que le contrôle du pays, des routes commerciales lucratives et des places militaires stratégiques. Le gouvernement d’union nationale (GUN) soutenu par l’ONU a cette année encore renforcé ses positions à Tripoli, la capitale du pays, gagnant graduellement du terrain grâce à des alliances stratégiques et souvent, aussi, à l’issue d’affrontements armés. En mai, la Brigade des révolutionnaires de Tripoli et la Brigade d’Abou Salim, toutes deux affiliées au ministère de l’Intérieur du GUN, ont chassé la coalition de milices soutenant le gouvernement de salut national (GSN) des positions clés qu’elle occupait à Tripoli, notamment du site de la prison d’Al Hadba, où étaient détenus d’anciens hauts responsables du régime de Mouammar Kadhafi, et de l’aéroport international de Tripoli. Elles ont pris le contrôle de zones stratégiques essentielles telles que la route menant à l’aéroport.
L’autoproclamée Armée nationale libyenne (ANL), commandée par Khalifa Haftar, a consolidé son pouvoir et réalisé d’importantes avancées dans l’est du pays à la suite de la victoire qu’elle a remportée sur le Conseil de la choura des révolutionnaires de Benghazi (CCRB) à Benghazi, et après avoir chassé les Brigades de défense de Benghazi (BDB) de cette ville, du terminal pétrolier de Ras Lanouf et de la base militaire d’Al Joufra, dans le désert. En mai, la 3e Force de Misratah a attaqué, avec le soutien des BDB, la base aérienne de Brak al Shati ; 141 personnes ont été tuées au cours de cette attaque, parmi lesquelles des soldats de l’ANL. Cette dernière a repris le contrôle de la base aérienne, aidée en cela par des frappes aériennes de l’armée de l’air égyptienne. En juillet, l’Assemblée constituante a approuvé un projet de constitution ; ce processus était en cours depuis 2014. Aucune date n’avait été fixée à la fin de l’année pour le référendum sur la Constitution.
En septembre et en novembre, les États- Unis ont procédé en Libye, notamment au sud de Syrte, à plusieurs frappes menées au moyen d’engins télécommandés (drones) et visant le groupe armé État islamique (EI). En mai, le groupe armé Ansar Al Charia en Libye a annoncé sa dissolution.
En septembre, le Conseil de sécurité des Nations unies a prolongé jusqu’au 15 septembre 2018 le mandat de la Mission d’appui des Nations unies en Libye (MANUL). Le nouveau représentant spécial de l’ONU en Libye, Ghassan Salamé, a présenté sa feuille de route pour ce pays, qui prévoyait notamment de modifier l’Accord politique libyen conclu sous l’égide des Nations unies, de réunir un congrès national, et d’organiser des élections législatives et présidentielles en 2018. En décembre, le Conseil de sécurité a réaffirmé son soutien à l’Accord politique libyen, qu’il considérait comme le seul cadre viable pour la période de transition.

CONFLIT ARMÉ INTERNE

Des affrontements armés entre forces rivales ont continué de se produire de façon sporadique à travers le pays ; les groupes armés et les milices ont mené dans des secteurs densément peuplés des attaques aveugles au cours desquelles des civils ont été tués. En février, des affrontements entre milices, dans le quartier d’Abou Salim, à Tripoli, ont fait deux morts et trois blessés parmi les civils, dont un enfant touché à la tête par une balle perdue. En juillet, des affrontements ont éclaté non loin de l’aéroport de Mitiga, qui dessert Tripoli, entre deux milices qui se disputaient le contrôle d’une station balnéaire. Ces milices ont utilisé des armes explosives à large champ d’action dans des zones civiles densément peuplées, procédant notamment à des tirs de roquette. Cinq civils – deux femmes et trois enfants de la même famille – ont ainsi été tués par une roquette sur une plage non loin des combats. Un médecin légiste de Tripoli a confirmé que ces personnes avaient été victimes d’un éclat de roquette.
En mars, à Benghazi, les forces de l’ANL ont repris le contrôle d’un îlot d’immeubles d’habitation qu’elles assiégeaient dans le quartier de Ganfouda, en lançant une attaque pour chasser les forces des BDB de ce qui était l’un de leurs derniers bastions dans la ville. Pendant deux mois, les civils et les combattants bloqués dans le secteur assiégé avaient été privés d’eau, de nourriture, de soins médicaux et d’autres services de base. L’attaque lancée contre le quartier de Ganfouda a été menée sans discrimination et cinq civils au moins ont été tués. Des combattants de l’ALN ont été pris en photo posant à côté de cadavres, notamment avec le corps exhumé d’un commandant des BDB qui avait été tué lors de frappes aériennes et enterré quelques jours avant l’attaque terrestre.
En juillet, l’ANL a intensifié le siège de la ville de Derna lors de son offensive contre le Conseil de la choura des moudjahidines de Derna, bloquant l’accès à la nourriture, au carburant et aux produits médicaux ; ces pénuries ont entraîné une rapide dégradation de la situation humanitaire dans la ville. De nombreux civils, dont des enfants, ont été tués ou blessés lors d’une série de frappes aériennes sur la ville.

HOMICIDES ILLÉGAUX

En mars, des combattants affiliés à l’ALN ont été filmés en train d’exécuter des combattants du CCRB qu’ils avaient faits prisonniers. Ces homicides constituaient une grave violation du droit international humanitaire et un crime de guerre. En août, la CPI a délivré un mandat d’arrêt à l’encontre de Mahmoud al Werfelli pour des crimes de guerre présumés commis alors qu’il commandait les opérations de la brigade Al Saiqa, une unité des forces spéciales affiliée à l’ALN, notamment pour son implication dans les homicides illégaux perpétrés en mars.
Un certain nombre de charniers ont été découverts à Benghazi entre les mois de février et d’octobre. À quatre reprises au moins, des groupes de cadavres ont été découverts dans différents secteurs de la ville, avec les mains attachées dans le dos ; dans certains cas, ils avaient les yeux bandés et présentaient des traces de torture et d’exécution. En août, dans l’est de Benghazi, les corps de six hommes non identifiés ont été découverts dans un bac à ordures dans le quartier de Shabneh. Ces corps présentaient des marques de torture ainsi que des blessures par balle à la tête et à la poitrine. Le 26 octobre, les corps de 36 hommes ont été découverts sur une route déserte au sud de la ville d’Abyar, dont celui d’un dignitaire soufi âgé de 71 ans qui avait été enlevé en août, et celui d’un étudiant en médecine.

LIBERTÉ D’EXPRESSION ET D’ASSOCIATION

Les journalistes, les militants et les défenseurs des droits humains étaient tout particulièrement la cible de manoeuvres de harcèlement, d’attaques et de disparitions forcées perpétrées par des groupes armés et des milices affiliés aux diverses autorités des gouvernements rivaux.
Dans l’ouest du pays, les Forces spéciales de dissuasion (Radaa) agissant sous l’autorité du ministère de l’Intérieur du GUN ont procédé à une série d’arrestations visant des personnes qui n’avaient fait qu’exercer pacifiquement leur droit à la liberté d’association, entre autres droits. En septembre, à Tripoli, un imam soupçonné d’avoir utilisé sa mosquée pour inciter à la violence a ainsi été arrêté de façon arbitraire par ces forces. Il se trouvait toujours en détention à la fin de l’année. En novembre, les forces Radaa ont effectué une descente dans un festival de bande dessinée à Tripoli et ont arrêté 20 personnes – les organisateurs et quelques participants. Toutes ont été libérées fin novembre.
Dans l’est du pays, les forces affiliées à l’ANL ont pris pour cible des journalistes et d’autres personnes supposés avoir critiqué Khalifa Haftar et les forces de l’ANL. Des groupes armés composés de partisans de la doctrine Madkhali, une branche du salafisme suivant les préceptes du théologien saoudien Rabi al Madkhali, ont brûlé des livres et enlevé des étudiants membres d’une association universitaire qui avaient organisé une action pour le Jour de la terre sur leur campus à Benghazi. Parmi les personnes enlevées figurait le photographe Abdullah Duma, qui a par la suite été remis en liberté. En septembre, un animateur de radio de la ville d’Al Marj a été maintenu en détention pendant près de trois semaines pour avoir ouvertement critiqué une décision du gouverneur militaire de l’ANL dans l’Est libyen, Abderrazak Al Nadouri.

ARRESTATIONS ET DÉTENTIONS ARBITRAIRES

Des milices, des groupes armés et des forces de sécurité affiliés aux gouvernements rivaux ont cette année encore arrêté de façon arbitraire et détenu pour une durée indéterminée des milliers de personnes. Dans l’est du pays, des milices affiliées à l’ANL et agissant en tant que forces de sécurité ont enlevé des personnes et les ont emprisonnées sans inculpation ni jugement. En juin, à El Beïda, un groupe armé a enlevé le caméraman Musa Khamees Ardia et l’a conduit à la prison de Grenada, dans l’est du pays. Il a été libéré sans inculpation le 3 novembre.
Des groupes armés et des milices ont enlevé et détenu de façon illégale des centaines de personnes en raison de leurs opinions, de leur origine, de leur affiliation politique présumée ou de leur fortune supposée. Au nombre des personnes enlevées figuraient des militants politiques, des avocats, des militants des droits humains et d’autres civils. Des milices ont commis des enlèvements dans le but de soutirer des rançons aux familles des captifs, de négocier un échange de détenus ou encore de faire taire les voix critiques. En avril, une milice a enlevé un professeur d’université à Sayyad, aux abords de Tripoli. Cet homme a été détenu pendant 47 jours dans un lieu tenu secret, où il n’a reçu que très peu d’eau, de nourriture et de médicaments. En août, des miliciens non identifiés ont enlevé l’ancien Premier ministre Ali Zeidan dans un hôtel de Tripoli. Il a été libéré au bout de huit jours.

SYSTÈME JUDICIAIRE

L’impunité continuait de prévaloir, ce qui enhardissait les auteurs de graves atteintes aux droits humains, qui n’avaient pas à craindre de devoir rendre des comptes, et menaçait par voie de conséquence les perspectives de stabilité politique. Les tribunaux et le parquet fonctionnaient mal et craignaient souvent de faire l’objet de représailles en raison de leurs activités. Le poste de procureur général n’avait toujours pas été pourvu à la fin de l’année. En septembre, le procureur général par intérim Sadiq al Sour a annoncé que 800 mandats d’arrêt avaient été émis et que 250 personnes avaient été déférées à la justice pour participation à des violences politiques. En octobre, quelques heures seulement avant l’ouverture d’un procès dans l’une de ces affaires, un tribunal a été attaqué à Misratah, ville contrôlée par le GUN. Cet attentat à l’explosif et à l’arme à feu a fait quatre morts – deux civils et deux membres des services de sécurité – et au moins 40 blessés. Il a été revendiqué par l’EI.
La torture était monnaie courante dans les prisons, où des milliers de personnes étaient détenues sans inculpation. Beaucoup étaient incarcérées depuis 2011 sans contrôle judiciaire ni possibilité de contester la légalité de leur détention.
Aucune des parties au conflit n’a mis en oeuvre les dispositions relatives aux droits humains de l’Accord politique libyen conclu en décembre 2015 sous l’égide de l’ONU, notamment celles qui les obligeaient à libérer les personnes détenues sans aucun fondement juridique.

PERSONNES DÉPLACÉES

Quelque 40 000 anciens habitants de la ville de Tawargha, non loin de Misratah, étaient déplacés à l’intérieur du pays depuis six ans. En juin, un accord politique a été signé par le maire de Misratah, le conseil local de Tawargha et le président de la Commission de réconciliation Misratah-Tawargha, en présence du Premier ministre, Fayez Sarraj, avec l’objectif affiché de permettre aux anciens habitants de cette ville d’y retourner. Cet accord ne contenait toutefois aucune disposition concernant l’obligation de rendre des comptes pour les agissements commis par le passé. Trois jours plus tard, un groupe de familles tawarghas a tenté de regagner la ville, mais elles ont fait l’objet de menaces et d’intimidations à un poste de contrôle tenu par des habitants de Misratah, et elles ont dû retourner à Tripoli. À la fin de l’année, aucune avancée n’avait été notée concernant le retour des Tawarghas ou la mise en oeuvre de cet accord.

PERSONNES MIGRANTES, RÉFUGIÉES OU DEMANDEUSES D’ASILE

Les migrants, les réfugiés et les demandeurs d’asile étaient soumis de façon généralisée et systématique à de graves atteintes aux droits humains dans les centres de détention et aux mains des gardes-côtes libyens, des passeurs et des groupes armés. Certains ont été placés en détention après avoir été interceptés en mer par les gardes-côtes libyens alors qu’ils tentaient de traverser la Méditerranée pour gagner l’Europe. On estimait que quelque 20 000 personnes étaient incarcérées dans des centres de détention gérés par la Direction de lutte contre la migration illégale (DCIM), une branche du ministère de l’Intérieur du GUN. Les conditions de détention y étaient épouvantables, avec une surpopulation extrême, un manque de soins médicaux et de nourriture, et des actes de torture et d’autres mauvais traitements infligés systématiquement, notamment des violences sexuelles, des passages à tabac et des actes d’extorsion. La DCIM contrôlait entre 17 et 36 centres officiels, mais plusieurs milliers de lieux de détention illicites situés dans tout le pays étaient aux mains de groupes armés et de bandes criminelles qui se livraient à un très lucratif trafic d’êtres humains. En novembre, la diffusion par la chaîne de télévision américaine CNN d’une vidéo montrant semble-t-il une vente de migrants réduits en esclavage a provoqué une vague d’indignation à travers le monde. La législation libyenne érigeait toujours en infractions l’entrée et le séjour irréguliers dans le pays, ainsi que la sortie illégale du territoire par des étrangers, et ne contenait toujours pas de dispositions encadrant le droit d’asile. En novembre, le Haut- Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) a annoncé avoir conclu avec les autorités libyennes un accord prévoyant l’hébergement temporaire des personnes venant d’un centre de transit qui avaient besoin d’une protection internationale. Cependant, aucune avancée n’avait été notée en ce qui concerne le protocole d’accord qui devait aboutir à la reconnaissance officielle des activités du HCR en Libye. L’Organisation internationale pour les migrations (OIM) recensait 416 556 migrants en Libye à la fin du mois de septembre. Le HCR a quant à lui déclaré qu’à la date du 1er décembre 44 306 personnes étaient enregistrées en tant que réfugiées ou demandeuses d’asile en Libye. Toutefois, le nombre réel de réfugiés était probablement beaucoup plus élevé. L’OIM a poursuivi son programme d’aide au « retour volontaire » ; 19 370 personnes, souvent issues des centres de détention, ont ainsi pu regagner leur pays d’origine durant l’année. Fait marquant, le HCR a commencé à évacuer des réfugiés et des demandeurs d’asile ; 25 personnes ont été transférées au Niger en vue d’une réinstallation en France en novembre, et 162 en Italie en décembre.

DROITS DES FEMMES

Les femmes pâtissaient tout particulièrement de la poursuite du conflit, qui entravait de façon disproportionnée leur droit de circuler librement et de participer à la vie politique et publique.
En février, dans l’est de la Libye, l’armée a pris un décret – le Décret n° 6 de 2017 – interdisant aux femmes libyennes âgées de moins de 60 ans de voyager à l’étranger sans être accompagnées d’un tuteur de sexe masculin. Face au tollé suscité par cette mesure et aux appels de la société civile réclamant sa suppression, le Décret n° 6 a été remplacé le 23 février par le Décret n° 7, qui interdisait aux Libyens et aux Libyennes âgés de 18 à 45 ans de voyager à l’étranger sans y avoir été autorisés au préalable, pour des raisons de « sécurité ». Le décret ne précisait pas la procédure à suivre pour obtenir cette autorisation, ni les critères qui seraient utilisés pour l’accorder ou la refuser.
En raison des manoeuvres d’intimidation et des attaques dont elles faisaient l’objet, des militantes de premier plan ont été contraintes de renoncer à leur engagement dans la vie publique et politique.

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