Cette année encore, toute opposition a été sévèrement réprimée par un recours excessif à la force contre les manifestant·e·s, des arrestations arbitraires, des actes de torture et d’autres mauvais traitements, des homicides illégaux, des disparitions forcées et des atteintes à la liberté d’expression. Les forces de sécurité ont tué au moins 600 personnes en réprimant les manifestations qui ont débuté en octobre 2019 au moyen d’une force excessive, et notamment de balles réelles. Des hommes armés non identifiés, probablement des miliciens, ont pris pour cible des dizaines de militants, faisant plusieurs morts et perpétrant des enlèvements. Un grand nombre de ces militants ont été soumis à une disparition forcée et au moins six restaient « disparus » à la fin de l’année. Les forces de sécurité du gouvernement régional du Kurdistan ont violemment dispersé des manifestations et arrêté des dizaines de contestataires. Les restrictions à la liberté de circuler librement et autres mesures mises en place pour prévenir la propagation du COVID-19 ont eu des conséquences particulièrement négatives pour les personnes déplacées à l’intérieur du pays. Les autorités ont recommencé à supprimer des camps. Au moins 10 ont été fermés, ce qui a contraint des milliers de personnes à se déplacer de nouveau et les a privées d’accès à l’aide humanitaire. Les personnes déplacées soupçonnées d’avoir des liens avec le groupe armé se désignant sous le nom d’État islamique (EI) ont cette année encore été victimes de sanctions collectives et étaient exposées au risque de détention arbitraire ou de disparition forcée. Des milliers d’autres personnes, soumises à une disparition forcée aux mains des forces de sécurité irakiennes, notamment des Unités de mobilisation populaire, alors qu’elles fuyaient les territoires sous le contrôle de l’EI, étaient toujours portées disparues. Les médias ont fait état de féminicides. Les femmes et les enfants yézidis qui avaient été réduits en esclavage par l’EI et en avaient réchappé avaient beaucoup de difficulté à exercer leurs droits et à obtenir réparation. L’EI a repris ses opérations contre des cibles civiles et militaires, perpétré des attentats à l’explosif dans des villes et assassiné des responsables locaux.
Contexte de la situation des droits humains en Irak
En mars, pour freiner la propagation du COVID-19, l’Irak a interdit l’entrée des voyageurs et voyageuses de différents pays, fermé sa frontière avec l’Iran et imposé un confinement national de deux semaines. D’autres confinements nationaux ont suivi par intermittence tout au long de l’année. Des mesures similaires ont été imposées dans la région du Kurdistan d’Irak.
Les manifestations nationales qui avaient débuté en octobre 2019 pour réclamer plus de perspectives d’emploi, de meilleurs services publics et la fin de la corruption au sein du gouvernement se sont poursuivies au cours des premiers mois de 2020, jusqu’à ce qu’elles soient temporairement interrompues par la pandémie de COVID-19. Des mouvements de moins grande ampleur ont repris en mai, surtout dans les villes de Bagdad, Bassora et Nassiriyah, pour demander que les membres de forces de sécurité présumés coupables de violations, et notamment d’homicides et de disparitions forcées de manifestant·e·s, soient amenés à rendre compte de leurs actes.
Dans la région du Kurdistan, des manifestations ont été organisées tout au long de l’année au sujet des retards ou absences de paiement des salaires des fonctionnaires.
Fin juin, plus de 4,7 millions de personnes déplacées étaient rentrées dans leur région d’origine. Le nombre de retours a cependant diminué au deuxième trimestre, en partie à cause des restrictions liées à la pandémie de COVID-19. Plus de 1,2 million de personnes étaient encore déplacées, dont 207 000 vivaient dans des camps, 97 600 dans des abris non sécurisés et 915 000 dans des habitations informelles, par exemple des bâtiments inachevés ou abandonnés dans différentes provinces.
Le 3 janvier, un tir de drone américain a tué le général iranien Ghasem Soleimani à Bagdad dans le cadre d’une attaque ciblée.
Un nouveau gouvernement central a été formé le 7 mai sous la direction de Mustafa al Kadhimi.
Le 15 juin, le ministre turc de la Défense a annoncé les opérations Griffe d’aigle et Griffe de tigre, qui visaient des membres du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et du Parti pour une vie libre au Kurdistan (PJAK) dans le nord du Kurdistan d’Irak. À la suite de cette annonce, l’armée turque a mené des frappes aériennes dans cette région et aurait tué au moins cinq civil·e·s kurdes. Les bombardements iraniens visant les membres du PJAK se sont poursuivis de manière sporadique au Kurdistan d’Irak tout au long de l’année.
Recours excessif à la force
Les forces de sécurité irakiennes ont continué d’utiliser une force excessive et illégale contre les manifestations majoritairement pacifiques qui avaient commencé en 2019. Elles ont utilisé des balles réelles et des grenades lacrymogènes de type militaire contre les protestataires, faisant des dizaines de morts à Bagdad, Bassora, Kerbala, Najaf et Nassiriyah, ainsi que dans la province de Diyala. Une faction des Unités de mobilisation populaire a également tiré à balles réelles sur des personnes qui manifestaient contre le gouvernement à Bassora, faisant au moins un mort et quatre blessés.
Arrestations et détentions arbitraires, torture et autres mauvais traitements
Cette année encore, les forces de sécurité fédérales ont arrêté arbitrairement des militant·e·s et des manifestant·e·s, procédant à des milliers d’arrestations ne serait-ce qu’au cours des deux premiers mois de l’année. En juin, la plupart des manifestant·e·s avaient été libérés.
En janvier, à Bagdad, des membres armés de la garde présidentielle irakienne ont roué de coups des personnes qui manifestaient, dont des enfants, et en ont arrêté d’autres. À Bassora, les forces de sécurité ont dispersé violemment des protestataires ; des enfants ont été frappés à plusieurs reprises, au point de perdre connaissance. D’autres manifestants ont été soumis à des mauvais traitements pouvant s’apparenter à une forme de torture1. En mai, les forces de sécurité ont arrêté au moins trois hommes, dont un de moins de 18 ans, qui se rendaient à une manifestation sur la place al Khilani à Bagdad, et les auraient frappés et agressés sexuellement, d’après des membres du corps médical. Le Premier ministre a ordonné l’arrestation des agents des forces de sécurité qui se trouvaient près des lieux où les faits se sont produits.
Liberté d’expression et de réunion au Kurdistan d’Irak
Dans les provinces de Dahuk et Arbil, les forces de sécurité du gouvernement régional du Kurdistan ont procédé à des perquisitions dans les locaux de médias, ordonné leur fermeture, confisqué des équipements et frappé et arrêté des journalistes qui avaient couvert les manifestations.
Le 7 octobre, la police locale et les forces de sécurité du gouvernement régional du Kurdistan ont effectué une descente de police chez le journaliste Sherwan Sherwani, à Arbil, et l’ont arrêté sous la menace d’une arme sans aucune explication. Cet homme a été détenu au secret jusqu’au 26 octobre, avant d’être finalement autorisé à voir son avocat le lendemain. Le gouvernement régional du Kurdistan a ensuite déclaré qu’il était poursuivi pour « mise en danger de la sécurité publique » au titre du Code pénal irakien.
Les forces de sécurité du gouvernement régional du Kurdistan, accompagnées d’hommes armés en civil, ont également dispersé des manifestations. En mai, elles sont intervenues avec violence contre un rassemblement d’enseignant·e·s et de fonctionnaires qui manifestaient dans la ville de Dahuk contre les retards de salaires, et ont arrêté au moins 167 protestataires et professionnel·le·s des médias. La plupart de ces personnes ont été libérées le jour même ou la semaine suivante, mais au moins cinq hommes ont été maintenus en détention et inculpés au titre de l’article 2 de la Loi no 6 de 2008 du Kurdistan d’Irak pour « utilisation abusive de dispositifs électroniques » en raison de leur participation à l’organisation de la manifestation. Le gouvernement régional du Kurdistan a dans un premier temps affirmé avoir dispersé la manifestation parce qu’elle n’était pas autorisée, avant d’invoquer les mesures de lutte contre la pandémie de COVID-19. Toutes les personnes détenues ont finalement été libérées sous caution. Cependant, en août, l’un des organisateurs de la manifestation et son fils ont été arrêtés à leur domicile2.
En décembre, des manifestations contre le non-paiement des salaires et la corruption ont éclaté à Sulaymaniyah et dans d’autres régions du Kurdistan. Les autorités du gouvernement régional ont réagi avec une force excessive, provoquant la mort de plusieurs dizaines de personnes, dont certaines n’avaient que 17 ans. Les autorités ont également arrêté plusieurs militant·e·s et journalistes (qui ont été remis en liberté ensuite), limité strictement l’accès à Internet et interdit aux médias de couvrir les manifestations.
Homicides illégaux et disparitions forcées
Tout au long de l’année, des hommes armés non identifiés et des membres des Unités de mobilisation populaire ont cherché à assassiner ou enlever des militant·e·s. Au moins 30 personnes ont ainsi été tuées à Bagdad, Nassiriyah et Bassora, et plus de 30 autres ont été blessées en échappant à des tentatives d’homicide. À la fin de l’année, 56 militants avaient fait l’objet d’une disparition forcée. On était toujours sans nouvelles de personnes soumises à une disparition forcée pendant les manifestations de 2019, notamment de l’avocat spécialiste des droits humains Ali Jaseb Hattab, enlevé par des membres des Unités de mobilisation populaire à Al Amara, dans le sud du pays, le 8 octobre 2019.
Des personnes déplacées à l’intérieur du pays qui étaient soupçonnées d’avoir des liens avec l’EI, dont des enfants, ont fait l’objet d’une disparition forcée après avoir été arrêtées à un poste de contrôle, dans un camp ou dans leur région d’origine. On restait sans nouvelles de milliers d’hommes et de garçons arrêtés arbitrairement pour des liens présumés avec l’EI et soumis à une disparition forcée par les forces du gouvernement central irakien alors qu’ils fuyaient des zones tenues par l’EI entre 2014 et 2018. Parmi eux, des centaines avaient été victimes d’une disparition forcée dans la province d’Al Anbar.
Impunité
Le nouveau Premier ministre a ordonné l’ouverture d’enquêtes sur les faits au cours desquels des manifestant·e·s avaient été tués ou blessés depuis le 1er octobre 2019, et a promis une indemnisation aux familles. Les conclusions de ces investigations n’avaient pas été rendues publiques à la fin de l’année, ce qui a suscité de nouvelles manifestations ici et là dans le pays.
Le chef du gouvernement a ordonné en mai la fermeture du quartier général d’un groupe des Unités de mobilisation populaire à Bassora et l’arrestation de membres de ce mouvement, au lendemain d’une attaque contre des personnes qui manifestaient dans cette ville.
En septembre, il a demandé aux forces de lutte contre le terrorisme d’intervenir pour libérer un militant enlevé à Nassiriyah, mais celui-ci n’a pas été retrouvé.
Personnes déplacées
Les autorités ont continué de fermer et de regrouper des camps de personnes déplacées, forçant des milliers d’entre elles à quitter de nouveau l’endroit où elles étaient provisoirement installées. Lors des opérations de fermeture des camps, des personnes ont été tirées de force de leur tente et l’approvisionnement en électricité a été coupé. Ces opérations ont été interrompues temporairement en mars en raison des restrictions à la liberté de circuler mises en place pour prévenir la propagation du COVID-19. Elles ont repris en novembre.
Les personnes déplacées (pour la plupart des femmes accompagnées de leurs enfants) qui étaient soupçonnées d’avoir des liens avec l’EI continuaient de se heurter à divers obstacles – expulsion, confiscation ou destruction de leur logement, notamment – lorsqu’elles retournaient ou tentaient de retourner dans leur région d’origine. Les membres des services de sécurité continuaient de bloquer ou d’entraver leur accès aux documents d’état civil et ont parfois arrêté des juristes qui tentaient d’aider des familles à obtenir ces documents3.
L’accès à l’aide humanitaire pour les personnes déplacées et les personnes retournées dans leur région d’origine est devenu plus difficile après la suspension par les autorités, en décembre 2019, de la délivrance de sauf-conduits et de visas au personnel des ONG.
Le gouvernement régional du Kurdistan a continué d’empêcher les personnes arabes déplacées originaires de territoires faisant l’objet de litiges d’y retourner.
Conséquences des restrictions liées à la pandémie de COVID-19
Parce qu’elles ont limité le droit de circuler librement et réduit la présence des travailleuses et travailleurs humanitaires dans les camps, les mesures de lutte contre le COVID-19 ont eu des conséquences néfastes pour les personnes déplacées, qui dépendaient exclusivement de l’aide humanitaire pour survivre et se sont retrouvées encore plus isolées. Certaines personnes déplacées ont perdu leur emploi en dehors du camp ou ont été obligées de quitter celui-ci pour conserver leur travail.
Des travailleuses et travailleurs humanitaires ont signalé que les programmes qui n’avaient pas pour but d’aider les services de santé publique, et notamment de prévenir la propagation du COVID-19, avaient été restreints. Cela a eu des répercussions négatives sur les efforts de réconciliation pourtant essentiels pour faciliter le retour en toute sécurité dans leur région d’origine des personnes déplacées soupçonnées d’avoir des liens avec l’EI. La scolarité des enfants déplacés était à l’arrêt, à défaut d’accès à Internet et aux appareils électroniques nécessaires pour suivre un enseignement à distance. Dans les villes également, les enfants pâtissaient du manque d’accès à ces équipements.
Les confinements ont limité la capacité des autorités irakiennes et du gouvernement régional du Kurdistan à fonctionner normalement et entraîné la fermeture des tribunaux et des directions de l’état civil. De nombreuses personnes déplacées soupçonnées de liens avec l’EI, qui se heurtaient déjà à des obstacles administratifs dus à des sanctions collectives, ont de ce fait tardé encore plus à obtenir justice.
Droits des populations yézidies
Le gouvernement central irakien et le gouvernement régional du Kurdistan n’ont pas honoré leurs obligations de respecter et garantir les droits à la santé, à l’éducation, à l’identité juridique et à l’unité familiale des enfants yézidis victimes de l’EI ainsi que des femmes et des filles qui avaient été réduites en esclavage par le groupe armé.
Les centaines d’enfants yézidis enlevés, réduits en esclavage, forcés à combattre, violés, torturés et soumis par l’EI à d’autres très graves atteintes aux droits humains continuaient de se heurter à d’importantes difficultés après leur retour dans ce qui leur restait de famille. Nombre de ces enfants ne pouvaient pas se réinscrire à l’école et rencontraient des obstacles pour obtenir des documents d’état civil, nécessaires pour accéder aux droits élémentaires en Irak. Les services psychosociaux et les programmes à disposition de ces enfants n’étaient pas suffisants pour répondre à leurs besoins et faire respecter leurs droits.
De nombreuses femmes yézidies qui avaient été enlevées par l’EI et avaient donné naissance à des enfants à la suite de viols se voyaient contraintes, sous la pression religieuse et sociétale, de se séparer de leurs enfants4.
Violences faites aux femmes et aux filles
Le confinement mis en place pour faire face à la pandémie de COVID-19 a exposé les femmes et les filles à des risques accrus. Les médias et les organisations de la société civile ont fait état d’une augmentation des violences domestiques. Plusieurs femmes sont mortes et une jeune fille a été gravement blessée des suites de telles violences5.
Homicides illégaux
Les actions violentes de l’EI, qui avaient cessé depuis 2018, ont repris en 2020, visant les forces de sécurité et, dans une moindre mesure, des personnes civiles. La reprise des opérations militaires de l’EI dans plusieurs régions d’Irak a été annoncée. Ces activités ont fait des dizaines de morts parmi la population civile en 2020.
En septembre, à l’aéroport de Bagdad, au moins deux femmes et cinq enfants ont été tués par une roquette qui visait manifestement des militaires américains. Des membres du personnel diplomatique, un convoi des Nations unies et des organismes associés ont également été pris pour cible à Bagdad et dans les provinces de Najaf et de Ninive. Ces attentats n’ont pas été revendiqués.
Peine de mort
Les autorités ont continué de prononcer des condamnations à mort et, d’après des sources fiables, au moins 50 hommes déclarés coupables de terrorisme ont été exécutés.
1« Irak. Le bilan des manifestations s’alourdit alors que les forces de sécurité reprennent leur violente répression » (communiqué de presse, 23 janvier)
2Un enseignant organisateur d’une manifestation arrêté par la police (MDE 14/2396/2020)
3Marked for life – displaced Iraqis in cycle of abuse and stigmatization (MDE 14/3318/2020)
4Legacy Of terror : The plight of Yezidi child survivors of ISIS (MDE 14/2759/2020)
5Iraq : Open letter to Iraq’s new Prime Minister (MDE 14/2290/2020)