Contexte
L’Inde a accueilli en septembre le 18e sommet des chef·fe·s d’État et de gouvernement du G20 à New Delhi, la capitale. En mars, le pays a répondu à l’EPU du Conseil des droits de l’homme [ONU] et a accepté 221 des 339 recommandations qui lui ont été faites, notamment celles lui demandant d’éliminer la discrimination liée aux castes, de garantir le droit à la liberté d’expression et de protéger les droits des minorités religieuses. Il a pris note des recommandations lui demandant d’abroger, de modifier ou de rendre conformes aux normes internationales relatives aux droits humains la Loi relative à la réglementation des contributions étrangères, la Loi relative à la prévention des activités illégales et les dispositions législatives relatives à la sédition et à la diffamation. L’Inde a également fait l’objet en novembre de la quatrième évaluation mutuelle des lois et de la réglementation relatives à la lutte contre le blanchiment d’argent et à la lutte contre le financement du terrorisme menée par le Groupe d’action financière (GAFI), dont les recommandations ont été exploitées par le gouvernement pour s’en prendre aux défenseur·e·s des droits humains, aux militant·e·s et aux personnes critiquant les autorités. Le 17 octobre, la Cour suprême n’a pas accédé à la demande de reconnaissance juridique des mariages entre personnes de même sexe, laissant au Parlement le soin de formuler la législation nécessaire.
Liberté d’expression, d’association et de réunion
Le 21 décembre, le Parlement indien a adopté le Code indien de la défense civile (BNSS), destiné à remplacer le Code de procédure pénale. Ce texte visait à réintroduire la législation sur la sédition, utilisée arbitrairement pour réprimer les critiques à l’égard du gouvernement et suspendue temporairement par la Cour suprême en 2022. Il alourdissait fortement la peine encourue pour sédition, qui passait de sept ans d’emprisonnement à la réclusion à perpétuité.
Le 6 avril, le gouvernement a rendu publiques les Règles sur les technologies de l’information (lignes de conduite pour intermédiaires et code d’éthique pour les médias numériques) de 2023. Ces règles draconiennes renforçaient ses pouvoirs de surveillance des contenus en ligne. En vertu de ce texte, une « unité de vérification des faits du gouvernement central » pouvait qualifier de « faux, mensongers ou trompeurs » les contenus en ligne « concernant toute activité du gouvernement central ». Les intermédiaires d’Internet, tels que les entreprises de réseaux sociaux et les fournisseurs d’accès, étaient tenus de supprimer tous les contenus ainsi désignés, faute de quoi leur responsabilité risquait d’être engagée pour les informations émanant de tiers publiées sur leur plateforme.
Le 18 mars, les autorités ont coupé totalement l’accès à Internet dans l’État du Punjab, privant 27 millions de personnes de connexion pendant au moins cinq jours. À partir du 3 mai, l’État du Manipur a connu de longues périodes de coupure d’Internet durant lesquelles les autorités permettaient seulement un accès intermittent de courte durée. Selon l’organisation de défense des droits numériques Access Now, l’Inde avait imposé 84 coupures d’Internet en 2022, un record mondial pour la cinquième année consécutive.
En avril, l’humoriste Yash Rathi et les rappeurs Raj Mungase et Umesh Khade ont été visés par des enquêtes menées respectivement par la police de l’État de l’Uttarakhand et par celle de l’État du Maharashtra pour diffamation et pour avoir « encouragé l’inimitié entre groupes ». Il leur était notamment reproché d’avoir tenu des propos inconvenants au sujet du prince Rāma dans un sketch et d’avoir chanté des chansons dénonçant la pauvreté et la corruption généralisées en Inde.
Le 31 octobre, des responsables de l’opposition et des journalistes ont reçu des notifications envoyées par Apple, indiquant que leur iPhone pourrait avoir été la cible d’« assaillants financés par un État ».
Défenseur·e·s des droits humains
Les autorités ont utilisé des organismes financiers et d’enquête nationaux pour exercer une répression contre des organisations de la société civile et des défenseur·e·s des droits humains, en invoquant les lois relatives à la fiscalité, au blanchiment d’argent, aux contributions étrangères et à la lutte contre le terrorisme. Le 14 février, l’administration fiscale a effectué des perquisitions coordonnées (présentées comme des « contrôles fiscaux ») dans les locaux de la BBC à New Delhi et à Mumbai, quelques semaines après la diffusion d’un documentaire critiquant le Premier ministre Narendra Modi. Le ministère de l’Intérieur a révoqué en février l’autorisation délivrée au Centre d’études politiques (CPR) aux termes de la Loi relative à la réglementation des contributions étrangères, et il a suspendu en juin pour six mois celle du Centre d’études sur l’équité (CES), une organisation à but non lucratif dirigée par le célèbre militant des droits humains Harsh Mander. En conséquence, ces deux organisations et leurs militant·e·s n’ont pas pu recevoir des financements essentiels. Le 20 mars, le ministère de l’Intérieur a recommandé au Bureau central d’enquêtes (CBI) d’enquêter sur Aman Biradari, une autre organisation dirigée par Harsh Mander. En juillet et en septembre, le Service de l’impôt sur le revenu a retiré au CPR, à Oxfam Inde et à CARE Inde le statut qui leur permettait d’être exonérés de cet impôt.
Journalistes
Des défenseur·e·s des droits humains, des militant·e·s et des journalistes ont été soumis à des restrictions sur les espaces numériques. Le 20 mars, les autorités ont bloqué les comptes Twitter (devenu X) de plusieurs journalistes et responsables politiques de premier plan au Pendjab et de membres de la diaspora pendjabie dans le cadre d’une opération lancée pour retrouver Amritpal Singh, chef de l’organisation Waris Punjab De. En juin, Sabrina Siddiqui, journaliste du Wall Street Journal, a été la cible de violences en ligne de la part de responsables politiques et de sympathisant·e·s du BJP parce qu’elle avait interrogé le Premier ministre Narendra Modi, lors de sa visite aux États-Unis, au sujet de la dégradation de la situation des droits humains des minorités religieuses en Inde. Ses origines musulmanes et pakistanaises ont été attaquées par des trolls sur Internet.
Le 3 octobre, les domiciles d’au moins 46 journalistes associés au média NewsClick ont été perquisitionnés par la Cellule spéciale de la police de Dehli au titre de la Loi relative à la prévention des activités illégales, la principale loi antiterroriste du pays. Il leur était reproché, en vertu du Code pénal indien, d’avoir levé des fonds à des fins d’actes terroristes, encouragé l’inimitié entre groupes et monté une association de malfaiteurs, entre autres accusations.
Arrestations et détentions arbitraires
Huit militant·e·s des droits humains étaient toujours emprisonnés sans avoir été jugés dans l’État du Maharashtra, au titre de la Loi relative à la prévention des activités illégales. Il s’agissait des universitaires Shoma Sen et Hany Babu, du poète Sudhir Dhawale, de l’avocat Surendra Gadling, du militant des droits civiques Rona Wilson et de trois membres du groupe culturel Kabir Kala Manch : Ramesh Gaichor, Jyoti Jagtap et Sagar Gorkhe. Ces personnes avaient été arrêtées entre 2018 et 2020 par l’Agence nationale d’enquêtes (NIA), principal organe indien de lutte contre le terrorisme, pour leur participation présumée aux violences qui avaient eu lieu lors de célébrations à Bhima Koregaon, près de Pune, en 2018.
Au moins sept étudiant·e·s, élu·e·s locaux et défenseur·e·s des droits humains de confession musulmane restaient détenus sans procès en vertu de la Loi relative à la prévention des activités illégales pour avoir, selon les autorités, orchestré les violences religieuses survenues dans le territoire de Delhi en février 2020, lors desquelles au moins 53 personnes, pour la plupart musulmanes, avaient trouvé la mort.
L’universitaire et militant des droits humains G. N. Saibaba, incarcéré en 2017, se trouvait toujours derrière les barreaux malgré la détérioration de son état de santé.
Le 28 mai, la police de Delhi a arrêté des lutteuses et des personnes qui les soutenaient pour avoir organisé une marche vers le nouveau bâtiment du Parlement. Elles réclamaient l’arrestation du président de la Fédération indienne de lutte, accusé de harcèlement sexuel à l’égard de plusieurs athlètes.
La Cellule spéciale de la police de Dehli a arrêté le 3 octobre Prabir Purkayastha, fondateur de NewsClick, et son directeur des ressources humaines, Amit Chakraborty, au titre de la Loi relative à la prévention des activités illégales, les accusant d’avoir levé des fonds pour des actes terroristes. Ces deux hommes étaient toujours en détention à la fin de l’année.
Liberté de religion et de conviction
L’apologie de la haine à l’égard des personnes musulmanes est restée très répandue. Selon Hindutva Watch, un organisme de recherche établi aux États-Unis, 255 cas d’apologie de la haine et de la violence visant des musulman·e·s ont été répertoriés au cours des six premiers mois de 2023. Dans une affaire emblématique survenue le 22 septembre, un député hindou a insulté un député musulman en employant des termes humiliants fondés sur son identité religieuse. Il s’est par la suite excusé et a reçu un avertissement.
Femmes et filles
Les atteintes au droit à la liberté de religion ont particulièrement touché les femmes et les filles musulmanes et accru encore davantage leur marginalisation.
Le 15 juin, le nouveau gouvernement de l’État du Karnataka a annoncé une décision encourageante, à savoir l’abrogation de l’Ordonnance de 2022 pour la protection du droit à la liberté de religion, aux dispositions draconiennes et discriminantes. Plus connu sous le nom de « loi anti-conversion », ce texte contenait des restrictions abusives concernant les conversions religieuses, notamment dans le cadre du mariage. Cependant, l’interdiction de porter le foulard islamique dans les établissements scolaires et universitaires de cet État a été maintenue, ce qui empêchait la participation pleine et entière des femmes et des filles à la vie sociale et avait des conséquences sur leur accès à l’éducation.
Le 23 janvier, le gouvernement de l’État de l’Assam a annoncé une campagne de répression visant les personnes ayant « participé à des mariages d’enfants » au cours des sept années précédentes. Celle-ci a conduit à l’arrestation de plus de 3 000 personnes, pour la plupart de confession musulmane. Au moins quatre femmes se sont suicidées sous la pression croissante de cette campagne. Des femmes issues de milieux sociaux et économiques défavorisés ont par ailleurs cessé de se rendre dans les établissements de santé publics par crainte de voir des membres de leur famille arrêtés, ce qui mettait en danger leur santé.
Attaques et homicides illégaux
Les violences à caractère ethnique se sont poursuivies dans l’État du Manipur, où les autorités locales et nationales n’ont pas protégé les minorités ethniques de la violence et des déplacements forcés. Les Kukis, groupe tribal essentiellement chrétien, ont été la principale cible des violences émanant des Meiteis, l’ethnie majoritaire. Plus de 200 personnes ont été tuées, dont environ deux tiers étaient des Kukis. Le nombre de déplacé·e·s a dépassé les 50 000.
Le 31 juillet, un agent hindou de la sécurité des chemins de fer a abattu quatre hommes qui se rendaient à Mumbai, dont trois étaient musulmans.
En août, des violences intercommunautaires ont éclaté dans la ville de Nuh, en Haryana, lorsqu’une marche organisée par les organisations nationalistes Bajrang Dal et Vishwa Hindu Parishad est passée par des quartiers à majorité musulmane. Ces violences ont fait sept morts et au moins 200 blessés.
Des lynchages ont cette année encore été commis en toute impunité. Selon des informations parues dans les médias, entre janvier et décembre, au moins 32 hommes et une femme de confession musulmane ont été tués par des membres de milices d’autodéfense et d’organisations hindoues radicales dans les États de l’Assam, du Bengale occidental, du Bihar, de l’Haryana, du Jharkhand, du Karnataka, du Madhya Pradesh et du Maharashtra, ainsi que dans le territoire de Delhi.
Droits économiques, sociaux et culturels
Expulsions forcées
En prévision du 18e sommet du G20, les autorités à différents niveaux ont démoli des quartiers informels dans diverses zones de Delhi, officiellement pour « embellir » la ville, empêcher l’empiétement sur d’autres terrains et préserver l’environnement. Selon des informations parues dans la presse, entre février et avril, au moins 1 425 constructions ont été démolies dans les zones inondables de Mehrauli, Tughlaqabad, Moolchand Basti et Yamuna, entraînant l’expulsion forcée de 260 800 personnes.
En août, les autorités ferroviaires ont démoli au moins 90 habitations à Nai Basti, un quartier à majorité musulmane de la ville de Mathura, en Uttar Pradesh, au motif qu’elles empiétaient sur des terrains publics. Ces logements ont été détruits sans préavis suffisant et sans proposition de relogement, ce qui constituait une expulsion forcée.
À la suite de violences intercommunautaires dans la ville de Nuh, les autorités de l’État de l’Haryana ont démoli au moins 300 constructions, dont la plupart appartenaient à des personnes de confession musulmane. La haute cour du Pendjab et de l’Haryana a ordonné l’arrêt des démolitions et déploré l’absence de procédure légale et le « nettoyage ethnique » mené par les autorités de ces deux États.
Discrimination
Crimes de haine fondés sur la caste
Des crimes haineux, notamment des violences à l’égard de membres des castes et tribus répertoriées, ont été perpétrés en toute impunité. Plus de 50 000 infractions présumées contre des membres des castes répertoriées et plus de 8 000 infractions contre des adivasis ont été recensées, selon les dernières données du Bureau national des statistiques sur la criminalité. Alors que les membres des castes et tribus répertoriées représentaient 24 % des habitant·e·s du pays, ils constituaient 32 % de la population carcérale en 2021.
Malgré l’interdiction officielle du ramassage manuel des excréments, 339 personnes sont mortes en nettoyant des égouts et des fosses septiques depuis 2018, dont neuf entre janvier et juin 2023. Ces décès étaient principalement dus au non-respect de la Loi de 1993 sur l’interdiction du nettoyage manuel et de la construction de latrines sèches, qui interdisait de forcer quelqu’un à effectuer ce type de travail.
Droits des peuples autochtones
Violences sexuelles ou fondées sur le genre
Tout au long de l’année, des médias ont fait état de violences sexuelles infligées à des femmes adivasis par des membres de castes dominantes, bien souvent en toute impunité. En mai, au Manipur, deux femmes de la minorité autochtone kuki ont été déshabillées entièrement et exhibées par une foule d’hommes appartenant à l’ethnie majoritaire meitei, puis l’une d’elles a été violée. Un procès-verbal introductif a été établi par la police deux mois plus tard, après qu’une vidéo des faits a circulé sur les réseaux sociaux, déclenchant une vague d’indignation dans la population.
En septembre, des tailleurs venus prendre des mesures pour confectionner des uniformes dans un établissement scolaire de l’Uttarakhand, où étaient inscrits quelque 250 élèves adivasis, ont agressé sexuellement plus de 100 filles de ce peuple autochtone. Aucune arrestation n’avait eu lieu dans cette affaire à la fin de l’année.
Droits fonciers
Le Parlement a adopté le 4 août la Loi portant modification de la loi sur la préservation de la forêt, qui excluait les forêts privées et les forêts non répertoriées appartenant à des communautés autochtones du champ d’application de la Loi de 1980 sur la préservation de la forêt, contrairement à ce qu’avait conclu la Cour suprême dans un arrêt de 1996. Les modifications apportées dispensaient les sociétés privées de l’obligation de demander l’accord préalable des autorités pour déboiser ces terres et y implanter des activités industrielles.
Jammu-et-Cachemire
Le 18 novembre, la haute cour du territoire de Jammu-et-Cachemire et du Ladakh a fait un pas dans la bonne direction en libérant sous caution le journaliste Fahad Shah, qui était détenu depuis février 2022 en vertu de la Loi relative à la prévention des activités illégales pour son travail légitime de journaliste. Les 9 novembre et 11 décembre respectivement, cette même cour a annulé le placement en détention du journaliste Sajad Gul et du défenseur des droits humains Asif Sultan, incarcérés au titre de la Loi relative à la sécurité publique de Jammu-et-Cachemire, qui permettait aux autorités de maintenir des personnes en détention administrative sans inculpation ni procès. Le premier était détenu depuis janvier 2022 et le second depuis août 2018. En revanche, le défenseur des droits humains Khurram Parvez, incarcéré en 2021 en vertu de la Loi relative à la prévention des activités illégales, se trouvait toujours derrière les barreaux.
Le 19 août, les autorités indiennes ont bloqué l’accès au site internet d’information de Fahad Shah, The Kashmir Walla, et aux comptes associés sur Facebook et X (ex-Twitter).
Entre le 4 et le 5 février, des habitations et d’autres bâtiments appartenant à des particuliers ont été détruits dans au moins quatre districts (Srinagar, Budgam, Anantnag et Baramulla) du territoire de Jammu-et-Cachemire par les corporations municipales de ces districts et les autorités fiscales du territoire.
La Cour suprême indienne a confirmé le 11 décembre la constitutionnalité de l’abrogation de l’article 370 de la Constitution par le gouvernement le 5 août 2019. Cet article accordait à l’État de Jammu-et-Cachemire des prérogatives dans un grand nombre de domaines, à l’exception des affaires étrangères, de la défense et des communications. La Cour suprême a en outre recommandé la création d’une commission indépendante de vérité et de réconciliation pour enquêter sur les atteintes aux droits humains commises par des acteurs étatiques et non étatiques dans la région, et elle a ordonné au gouvernement d’organiser des élections à l’Assemblée législative du territoire de Jammu-et-Cachemire avant le 30 septembre 2024.
Droit à un environnement sain
Le gouvernement manquait de politiques adéquates en matière de préparation aux catastrophes naturelles et n’a pas réagi efficacement aux inondations ni à la pollution atmosphérique, exacerbées par le changement climatique. La région himalayenne restait sujette à des inondations d’une grande intensité, qui ont tué au moins 72 personnes en août.
Les autorités n’ont pas fourni une aide suffisante aux populations marginalisées touchées par les vagues de chaleur, qui ont fait au moins 96 morts dans les États de l’Uttar Pradesh et du Bihar.
En novembre, l’indice de qualité de l’air dans le territoire de Delhi a atteint un niveau record de 500, soit 100 fois le seuil à ne pas dépasser fixé par l’OMS pour garantir un environnement sain.