Les autorités ont intensifié leur campagne visant à museler toutes les formes de critique publique et de dissidence pacifique. Des journalistes et des militant·e·s critiques à l’égard du gouvernement ont fait l’objet de détentions arbitraires, de poursuites judiciaires sans fondement et de procès iniques. Des militant·e·s ont été détenus dans des conditions s’apparentant à de la torture ou d’autres mauvais traitements. Des manifestant·e·s pacifiques ont été confrontés à des restrictions sévères. Des initiatives législatives promouvant les traditions culturelles et réglementant les ONG menaçaient de restreindre indûment le droit à la liberté d’expression et d’association, et d’étouffer la société civile, auparavant dynamique. Les femmes et les filles en situation de handicap risquaient davantage de subir des violences sexuelles et ne bénéficiaient pas d’un réel accès à la justice.
Contexte
En janvier, les présidents kirghize et ouzbek ont signé un accord relatif au tracé de la frontière entre leurs deux pays, comprenant des dispositions controversées quant à la gestion conjointe du réservoir d’eau douce de Kempir-Abad (Andijan), dans le sud du Kirghizistan. Des personnes avaient été arrêtées en 2022 pour avoir manifesté pacifiquement contre la cession du contrôle de cette ressource vitale.
Un projet de loi controversé promulgué en octobre a donné au président le pouvoir d’annuler les décisions rendues par la Cour constitutionnelle si celles-ci allaient à l’encontre « des valeurs morales et de la conscience sociale de la population ».
Liberté d’expression
Les autorités ont intensifié leur campagne de répression de la liberté d’expression et de la dissidence. Le Kirghizistan a reculé de 50 places dans le Classement mondial de la liberté de la presse 2023 établi par Reporters sans frontières, se situant ainsi au 122e rang sur 180 pays.
En mai, la version révisée d’un texte de loi restrictif de 2022 relatif aux médias a été diffusée pour consultation publique, à la suite de conclusions critiques rendues par des spécialistes indépendants de l’OSCE et par la rapporteuse spéciale des Nations unies sur la liberté d’opinion et d’expression. Néanmoins, cette nouvelle version incluait toujours des dispositions problématiques conférant au gouvernement un contrôle excessif en matière de réglementation des médias, appliquant les conditions d’enregistrement des médias aux ressources en ligne, et interdisant la diffusion de « contenus portant atteinte à la santé et à la moralité de la population ». Ce texte était toujours en cours d’examen à la fin de l’année.
Les autorités ont continué d’utiliser la Loi de 2021 sur la protection contre les informations fausses et inexactes afin de restreindre encore davantage la liberté des médias[1].
En septembre, le ministère de la Culture a bloqué le site internet de la fondation publique Kloop Media à la suite d’une plainte du Comité d’État pour la sécurité nationale, selon laquelle un article de cette entité indépendante faisant le portrait d’un homme politique de l’opposition contenait de « fausses allégations » de torture. Kloop a aussi fait l’objet de poursuites judiciaires visant à l’obliger à cesser ses activités, après que le bureau du procureur de Bichkek, la capitale, a affirmé qu’il n’était pas enregistré comme organe de presse et que ses publications contenaient « des critiques virulentes » des politiques gouvernementales et « portaient atteinte » à la santé et au bien-être de la population.
Procès inéquitables
Vingt-sept personnes ont fait l’objet de poursuites motivées par des raisons politiques, uniquement pour avoir exercé leurs droits humains. Arrêtées en 2022 pour avoir exprimé pacifiquement leurs craintes face à l’éventuelle cession du contrôle du réservoir d’eau douce de Kempir Abad (voir Contexte), elles avaient dans un premier temps été détenues sur la base de fausses accusations d’organisation de troubles de masse. Mais, en janvier, le ministère de l’Intérieur a classé l’affaire « secrète », limitant ainsi leur accès aux pièces du dossier. Elles ont été inculpées arbitrairement en avril de tentative de renversement du gouvernement par la force, infraction passible d’une peine maximale de 15 ans d’emprisonnement. L’instance a débuté en juillet et était encore en cours à la fin de l’année.
Torture et autres mauvais traitements
Tandis que 16 des personnes inculpées dans l’affaire de Kempir-Abad (voir Procès inéquitables) ont été assignées à résidence, les 11 autres ont été maintenues derrière les barreaux dans des conditions pouvant équivaloir à de la torture et d’autres mauvais traitements dans un centre de détention provisoire à Bichkek. Rita Karassartova, qui a été transférée en juin, a indiqué avoir passé huit mois enfermée dans une cellule exiguë, sans aucune ventilation, avec neuf autres femmes, 23 heures par jour. Elle n’a pas obtenu les traitements médicaux dont elle avait besoin au vu de la dégradation de son état de santé et n’a pas été autorisée à recevoir des visites de sa famille ou à parler au téléphone avec elle.
Liberté de réunion pacifique
Une interdiction générale des manifestations dans le centre de Bichkek – à l’exception d’un petit parc –, imposée par des tribunaux en 2022, a été prolongée jusqu’au 31 décembre[2]. En septembre et octobre, des tribunaux ont prononcé des interdictions de manifester similaires dans des lieux publics centraux du district de Tchon-Alaï, dans la région d’Och. Les rassemblements organisés par l’État n’étaient pas concernés.
En janvier, la police de Bichkek a arrêté 27 protestataires qui se rendaient dans le seul parc où les manifestations restaient autorisées pour exprimer leur soutien aux personnes inculpées dans l’affaire de Kempir-Abad. Des journalistes qui couvraient cette marche pacifique ont également été placés en détention. La plupart ont été libérés sans inculpation après plusieurs heures. Plusieurs militants ont dû payer une amende pour avoir enfreint les règles relatives à l’organisation de manifestations pacifiques.
Liberté d’association
En octobre, malgré les nombreuses critiques émises par la société civile, par des représentant·e·s du gouvernement et par des spécialistes internationaux, le Parlement a adopté, en première lecture, des projets de modifications excessivement restrictives de la loi sur les ONG, qui obligeraient toutes les organisations recevant des fonds de l’étranger à s’enregistrer comme « représentants étrangers ». Aux termes de la nouvelle loi, les autorités pourraient suspendre les activités d’une ONG pendant six mois sans aucune décision de justice, ou la fermer totalement si elle ne s’enregistrait pas comme « représentant étranger »[3]. Toute infraction à cette loi était passible d’une peine allant jusqu’à 10 ans d’emprisonnement.
Discrimination
Femmes et filles
En juillet, la Cour constitutionnelle a jugé que les adultes pouvaient choisir d’utiliser un matronyme au lieu d’un patronyme dans leur nom complet officiel. Cette requête soumise par Altyn Kapalova, militante et artiste féministe, a été publiquement critiquée par de hauts responsables de l’État, dont le président. Ce serait cette décision qui aurait incité le Parlement à adopter une loi donnant au président le pouvoir d’annuler les arrêts de la Cour constitutionnelle (voir Contexte).
En octobre, le Comité des droits de l’enfant [ONU] a exprimé sa vive inquiétude concernant le niveau toujours aussi élevé de violences fondées sur le genre et plus particulièrement concernant les violences, sexuelles ou autres, infligées aux enfants présentant un handicap, notamment les filles. Le Comité a également noté que la définition juridique du viol se limitait au recours à la force, n’incluait pas le viol conjugal et ne s’appliquait qu’aux victimes de sexe féminin en « état de faiblesse ».
Les femmes et les filles vivant avec un handicap subissaient une discrimination intersectionnelle fondée à la fois sur le genre et sur le handicap. La loi obligeait celles ayant été victimes de violences sexuelles à se soumettre à une évaluation psychologique visant à déterminer si elles avaient la capacité de fournir des éléments de preuve crédibles.
Personnes LGBTI
En juin, le Parlement a adopté une proposition de loi sur la protection des enfants contre les informations nuisibles. Ce texte définissait en des termes vagues les informations dont la diffusion était interdite, parce qu’elles étaient jugées contraires aux « valeurs familiales », encourageaient « le manque de respect envers les parents » ou promouvaient des « relations sexuelles non traditionnelles ».
Le projet de loi sur les médias (voir Liberté d’expression) interdisait également la promotion du « mariage entre personnes du même sexe ». La rapporteuse spéciale des Nations unies sur la liberté d’opinion et d’expression a averti que ces interdictions entraîneraient des discriminations à l’égard de personnes en raison de leur orientation sexuelle ou de leur identité de genre.
Droit à un environnement sain
En octobre, le Comité des droits de l’enfant s’est dit gravement préoccupé par le grand nombre de mineur·e·s exposés en zone urbaine à des niveaux dangereux de pollution atmosphérique. La concentration de particules fines (PM 2,5) dans l’air au Kirghizistan était huit fois supérieure au plafond recommandé par l’OMS. Le développement urbain non réglementé, la destruction des espaces verts, la forte dépendance au charbon et aux déchets pour le chauffage, ainsi que la hausse des émissions des automobiles ont contribué à faire de Bichkek l’une des villes les plus polluées au monde, surtout en hiver. Selon l’OMS, 32 % des décès dus à un accident vasculaire cérébral ou une maladie coronarienne étaient causés par la pollution atmosphérique.
[1]« Kirghizistan. La fermeture de Radio Azattyk (RFE/RL) est un coup dur pour la liberté des médias », 27 avril
[2]Kyrgyzstan : Suppression of the right to freedom of peaceful assembly in Kyrgyzstan, 16 mars
[3]« Kirghizistan. Le projet de loi sur les ONG représente une grave menace pour la société civile dynamique », 25 octobre