L’espace civique a continué de se restreindre dans les Amériques, ce qui mettait en péril les avancées en matière de droits humains réalisées au cours des décennies précédentes. Des journalistes et des défenseur·e·s des droits humains, en particulier celles et ceux qui luttaient pour la justice climatique ou pour la protection de leurs terres et de leur environnement, ont été la cible d’actes de harcèlement, de poursuites pénales, d’attaques et d’homicides. Les Amériques restaient donc l’une des régions les plus dangereuses pour ces activités. La plupart des pays des Amériques ne disposaient pas d’un système solide de protection des défenseur·e·s des droits humains. Des forces de sécurité sont intervenues dans des manifestations pacifiques en faisant usage d’une force illégale. Dans de nombreux pays, les autorités ont continué de bafouer les droits à la vie, à la liberté, à un procès équitable et à l’intégrité physique des personnes, et ont procédé à de multiples arrestations arbitraires. La violence fondée sur le genre restait très ancrée dans toute la région, et les autorités n’ont pas pris les mesures nécessaires pour remédier à l’impunité dans ce domaine et assurer la protection des femmes, des filles et des autres personnes particulièrement susceptibles de subir des violences et des discriminations. Le mouvement de ces dernières années en faveur du renforcement de l’accès à un avortement sûr a connu un coup d’arrêt dans toute la région, même dans les pays où l’interruption volontaire de grossesse avait été dépénalisée. Les personnes LGBTI étaient toujours en butte à de nombreuses persécutions et se heurtaient à des obstacles en matière de reconnaissance juridique. Les peuples autochtones continuaient de subir des violations des droits humains de manière disproportionnée et étaient victimes de discriminations. Dans un certain nombre de pays, le droit des populations indigènes au consentement préalable, libre et éclairé a été bafoué, en particulier dans le cadre de projets de grande ampleur. Face aux effets dévastateurs des crises économiques, humanitaires et politiques que connaissait la région, les personnes quittant leur pays d’origine pour trouver la sécurité ailleurs étaient toujours plus nombreuses. Dans plusieurs pays, les autorités ont manqué à leur devoir de respecter et protéger les droits des personnes réfugiées ou migrantes. Les pays ont eu de plus en plus souvent recours à la force militaire pour gérer le nombre croissant de migrant·e·s. L’impunité pour les violations des droits humains et les crimes de droit international restait très répandue, et un très grand nombre d’États continuaient de ne pas se soumettre à la surveillance internationale. Le Brésil, le Canada et les États-Unis figuraient parmi les plus gros émetteurs de gaz à effet de serre au monde. Le développement de l’extraction et de la production de combustibles fossiles dans la région mettait en péril la réalisation des objectifs climatiques mondiaux. Les gouvernements ne se sont pas engagés sur la voie de l’abandon rapide et équitable de l’utilisation et de la production de tous les combustibles fossiles et toutes les subventions aux énergies fossiles. Tout n’était cependant pas perdu. Malgré ces sombres perspectives, des militant·e·s des droits humains et d’autres personnes mobilisées pour défendre les droits fondamentaux dans les Amériques ont continué de se battre face à une adversité accrue pour obtenir des changements structurels et avancer vers plus de justice et d’équité dans la région.
Liberté d’expression, d’association et de réunion pacifique
L’espace civique a continué de se rétrécir à un rythme alarmant dans la région. Dans certains pays dans lesquels le droit à la liberté d’expression était déjà menacé, notamment au Nicaragua, au Salvador et au Venezuela, le gouvernement a imposé de nouvelles mesures institutionnelles et juridiques contre les organisations de la société civile pour faire taire les critiques. Entre août 2022 et septembre 2023, le Nicaragua a révoqué le statut juridique de plus de 2 000 ONG, portant à 3 394 le nombre total d’ONG ainsi radiées depuis 2018. Accusée d’être un « centre de terrorisme », l’Université centraméricaine du pays a été fermée en août par les autorités, qui ont par ailleurs saisi des biens appartenant à des organisations telles que la Croix-Rouge. À Cuba, une nouvelle loi a doté en mai le gouvernement du pouvoir de contraindre les fournisseurs de services de télécommunications à interrompre l’accès des utilisateurs qui publiaient des contenus considérés comme nocifs pour l’ordre public ou la moralité.
Au Salvador, les manifestations se sont multipliées en 2023, alors que la situation dans le pays continuait de se dégrader dans le contexte de l’état d’urgence imposé en mars 2022. En faisant barrage à ces expressions légitimes de mécontentement social, notamment au moyen de commentaires dénigrants, de menaces, d’une surveillance excessive des organisateurs et organisatrices et de restrictions de la liberté de circuler, les autorités ont bafoué les droits à la liberté d’expression et de réunion pacifique.
Dans des pays tels que l’Argentine, la Bolivie, Cuba, Haïti, le Paraguay, le Pérou, Porto Rico, le Salvador et le Venezuela, les autorités ont répondu par la répression aux mouvements de protestation. En Bolivie, les services du défenseur des droits ont signalé plusieurs cas de recours excessif à la force par la police lors d’une série de manifestations qui se sont tenues en janvier à la suite de l’arrestation du gouverneur du département de Santa Cruz.
En Argentine, au Canada, à Cuba, aux États-Unis, au Mexique et à Porto Rico, le gouvernement a engagé des poursuites pénales contre des manifestant·e·s pacifiques. Le Chili a adopté des lois réduisant les obligations juridiques en matière de recours à la force. Des propositions de loi visant à restreindre le droit de manifester ont été déposées dans 16 États des États-Unis. En Caroline du Nord, les peines encourues pour les infractions relatives aux « émeutes » et pour les manifestations à proximité de pipelines ont été alourdies.
La région restait dangereuse pour les journalistes. En Argentine, en Colombie, à Cuba, au Mexique, au Paraguay, en République dominicaine, au Salvador et au Venezuela, des professionnel·le·s des médias ont été menacés, harcelés, tués ou placés illégalement sous surveillance. Des éléments ont montré que Nuria Piera, une journaliste dominicaine bien connue dont le travail était axé sur la corruption et l’impunité, avait été la cible en 2020 et 2021 du logiciel espion Pegasus mis au point par NSO Group, qui permettait un accès illimité à un appareil. Les autorités ont nié toute implication dans cette surveillance. Au Mexique, cinq journalistes au moins ont été tués en lien avec leurs activités, selon l’organisation Article 19.
Les États doivent abolir les lois et les pratiques qui font obstacle à l’exercice des droits à la liberté d’expression, d’association et de réunion pacifique. Ils doivent prendre des mesures supplémentaires pour protéger efficacement le droit des personnes d’exprimer leurs opinions et pour garantir l’exercice de la profession de journaliste.
Défenseur·e·s des droits humains
Les Amériques restaient l’une des régions les plus dangereuses du monde pour les défenseurs et défenseures des droits humains. Les personnes mobilisées pour protéger les terres et l’environnement ont fait face à des risques accrus dans un certain nombre de pays, notamment en Bolivie, au Brésil, au Canada, en Colombie, en Équateur, au Honduras, au Mexique et au Salvador.
Les défenseur·e·s des droits des femmes, des personnes noires ou des populations autochtones étaient toujours particulièrement menacés. Au Brésil, au Canada, en Colombie, à Cuba, en Équateur, au Guatemala, en Haïti, au Honduras, au Mexique, au Nicaragua, au Pérou, au Salvador et au Venezuela, le gouvernement et des acteurs non étatiques ont eu recours à toutes sortes de moyens, notamment au harcèlement, à la stigmatisation, à des poursuites pénales et à des assassinats, pour empêcher les militant·e·s des droits humains de continuer leurs activités essentielles et légitimes.
Au Brésil, trois militant·e·s ont été tués en moyenne chaque mois ces quatre dernières années, selon Justiça Global. Le Honduras présentait le nombre d’homicides de défenseur·e·s des droits humains le plus élevé du monde rapporté à sa population, selon les chiffres de Global Witness.
Dans ce pays, un habitant de la localité de Guapinol a été abattu en plein jour en juillet, six mois après le meurtre de deux autres membres de sa famille. Les trois hommes faisaient campagne contre une compagnie minière et s’efforçaient de protéger la rivière dont ils dépendaient pour vivre. Ces homicides restaient impunis à la fin de l’année.
La plupart des pays de la région étaient toujours dépourvus de dispositifs solides de protection des défenseur·e·s des droits humains. Quelques améliorations ont cependant été relevées en Colombie, où le ministère de l’Intérieur a annoncé le renforcement du programme de protection collective en faveur des militant·e·s des droits humains appartenant à des organisations et des communautés locales, en particulier celles et ceux qui s’occupaient de la défense des terres et du territoire.
Les États doivent faire en sorte que les défenseur·e·s des droits humains puissent mener leurs activités en toute sécurité, en mettant en place des programmes de protection efficaces, ou en renforçant les dispositifs existants, et en veillant à ce que les personnes soupçonnées d’attaques contre des militant·e·s soient déférées à la justice.
Détentions arbitraires et procès inéquitables
La détention arbitraire restait une pratique courante dans toute la région. Dans un certain nombre de pays, dont Cuba, le Nicaragua, le Salvador et le Venezuela, les autorités ont bafoué cette année encore les droits à la liberté, à un procès équitable et à l’intégrité physique. Aux États-Unis, les détentions étaient souvent teintées de discrimination.
Plus de 73 000 détentions arbitraires ont été recensées au Salvador depuis l’instauration de l’état d’urgence en mars 2022. La plupart des personnes arrêtées étaient accusées d’« association illicite », une infraction liée aux activités des bandes armées et à l’appartenance à ces dernières. Décidés en l’absence de jugement et dans un contexte où l’identité des juges saisis des affaires était dissimulée, ces placements en détention contrevenaient aux garanties de procédure régulière.
Dans des pays comme le Mexique, le Nicaragua, le Salvador et le Venezuela, les personnes détenues étaient souvent torturées ou maltraitées et, dans certains cas, soumises à une disparition forcée. Au Venezuela, quelque 15 700 arrestations arbitraires ont été dénombrées entre 2014 et 2023, et 280 personnes environ étaient toujours détenues pour des raisons politiques, selon des organisations de la société civile. L’étudiant, militant et musicien John Álvarez a été arrêté le 30 août et maintenu au secret pendant plus de 24 heures. Torturé, il a été forcé à incriminer un syndicaliste et un journaliste dans une vidéo enregistrée par des fonctionnaires de police. Il a été remis en liberté en décembre.
Les droits à un procès équitable ont été bafoués dans plusieurs pays, dont la Bolivie, Cuba, les États-Unis, le Nicaragua, le Salvador et le Venezuela. Trente hommes musulmans étaient toujours incarcérés arbitrairement et pour une durée indéterminée au centre de détention de la base navale américaine de Guantánamo, à Cuba, en violation du droit international. Bien que la Cour suprême des États-Unis ait statué en 2008 qu’ils disposaient du droit constitutionnel d’habeas corpus, les audiences à ce titre leur étaient toujours refusées.
Les autorités doivent garantir les droits à un procès équitable et s’abstenir d’utiliser le système judiciaire de façon abusive. Les États doivent respecter le droit des personnes qui ont subi une détention arbitraire d’obtenir des réparations.
Recours excessif et inutile à la force
Dans toute la région, et en particulier en Argentine, au Brésil, au Canada, à Cuba, aux États-Unis, au Honduras, au Mexique, au Pérou, à Porto Rico et en République dominicaine, des cas de recours excessif et inutile à la force, et notamment à une force meurtrière, par les responsables de l’application des lois ont été signalés. La force était bien souvent utilisée de façon disproportionnée et motivée par des préjugés racistes. Au Brésil, où le gouvernement n’appliquait toujours pas de mesures visant à réduire les violences policières (par exemple l’utilisation de caméras d’intervention), 394 personnes au moins ont été tuées lors d’opérations menées par la police entre juillet et septembre dans les États de Bahia, de Rio de Janeiro et de São Paulo. Aux États-Unis, 1 153 personnes au moins ont été tuées par la police en 2023, selon les médias. Au Pérou, les autorités ont répondu au mouvement de protestation qui agitait tout le pays en faisant usage d’une force meurtrière et en ayant recours de manière excessive à une force à létalité réduite, avec un parti pris raciste contre les populations autochtones en particulier. En moins de deux mois, pas moins de 49 civil·e·s et un policier ont trouvé la mort et des centaines de personnes ont été blessées lors des manifestations. Vingt cas au moins pourraient être considérés comme des exécutions extrajudiciaires.
La réforme de la police a progressé de façon limitée au Chili et en Colombie. Dans ce dernier pays, les autorités ont pris des initiatives réglementaires visant à modifier la structure et le fonctionnement de certains volets de l’activité policière. Un nouveau manuel sur l’usage de la force pendant les manifestations a ainsi été adopté. On attendait toujours une réforme globale de la police.
La militarisation de la sécurité s’est poursuivie dans un certain nombre de pays, notamment au Honduras et au Salvador, deux territoires où l’état d’urgence était en vigueur. L’Équateur et le Mexique ont élargi leur cadre juridique pour permettre l’utilisation des forces armées dans les missions de sécurité publique.
Les autorités doivent veiller à ce que les forces de l’ordre respectent le droit international relatif aux droits humains et les normes internationales en la matière, notamment s’agissant de l’usage de la force. Elles doivent faire en sorte que les personnes soupçonnées de violations des droits humains soient traduites en justice.
Droits des femmes et des filles
Les violences liées au genre, y compris les féminicides, demeuraient profondément ancrées dans la région, et nulle part les autorités n’ont pris les mesures nécessaires pour remédier à l’impunité dont ces crimes faisaient l’objet. Au Mexique, neuf femmes en moyenne ont été tuées chaque jour en 2023, selon le Secrétariat exécutif du Système national de sécurité publique, et la plupart des affaires n’étaient jamais véritablement résolues. Au Canada, une augmentation des cas de disparition et de meurtre de femmes et de filles autochtones a été signalée par les Nations unies, qui ont souligné aussi le nombre élevé d’agressions sexuelles et de situations d’exploitation dont étaient victimes les femmes, filles et personnes deux esprits, lesbiennes, gaies, bisexuelles, transgenres, queers, en questionnement, intersexes et asexuelles (2ELGBTQQIA+) autochtones vivant à proximité des chantiers de construction de pipelines.
L’accès aux droits sexuels et reproductifs restait extrêmement problématique dans toute la région, même dans des pays tels que l’Argentine, où l’avortement a été légalisé en 2020, et la Colombie, où il a été dépénalisé en 2022. Le Salvador interdisait toujours l’avortement en toutes circonstances et, à la fin de l’année, 21 femmes au moins y étaient inculpées pour des faits liés à des urgences obstétriques. Le Chili n’a pas progressé vers l’adoption d’un cadre juridique dépénalisant complètement l’avortement et garantissant un accès égal et sans entraves à des interruptions de grossesse sécurisées. L’avortement constituait toujours une infraction pénale au Brésil, où le ministère de la Santé avait recensé en juillet au moins 19 personnes mortes des suites d’une interruption de grossesse pratiquée dans des conditions dangereuses. Le Tribunal fédéral suprême a commencé à examiner en septembre un recours réclamant la dépénalisation de l’avortement pendant les 12 premières semaines de grossesse, mais le vote a été suspendu.
Le recul en matière d’accès à l’avortement s’est accentué dans certains pays. À la suite de l’arrêt rendu en 2022 par la Cour suprême des États-Unis qui a mis fin aux protections fédérales du droit à l’interruption de grossesse, 15 États ont appliqué une interdiction de l’avortement totale ou assortie d’exceptions extrêmement restreintes. Les personnes noires et les autres personnes racisées étaient toujours touchées de manière disproportionnée par ces mesures.
Certaines avancées ont toutefois été constatées. Au Honduras, l’avortement n’était toujours pas autorisé, mais le gouvernement a mis fin à 14 ans d’interdiction de la vente et de l’utilisation de la pilule contraceptive d’urgence. Au Mexique, la Cour suprême a jugé contraire à la Constitution le fait que l’interruption de grossesse soit érigée en infraction pénale, de même que la suspension de membres du personnel médical ayant pratiqué, ou aidé à pratiquer, un avortement.
Les autorités doivent mettre fin à l’impunité pour les crimes violents commis contre les femmes et les filles. Elles doivent aussi garantir l’accès à un avortement sans risques et aux autres droits sexuels et reproductifs, y compris à une éducation complète à la sexualité.
Droits des lesbiennes, des gays et des personnes bisexuelles, transgenres ou intersexes
Les personnes LGBTI ont cette année encore été la cible de nombreux actes de harcèlement, de discriminations, de menaces, d’attaques violentes et d’homicides, et se heurtaient toujours à des obstacles en matière de reconnaissance juridique dans des pays tels que l’Argentine, le Brésil, le Canada, la Colombie, les États-Unis, le Guatemala, le Honduras, le Paraguay, le Pérou et Porto Rico. L’impunité était généralement la norme.
Au Guatemala, où le mariage entre personnes de même sexe n’était toujours pas légal, 34 personnes au moins ont été tuées en raison de leur orientation sexuelle ou de leur identité de genre, selon l’Observatoire national des droits des personnes LGBTIQ+. Pour la quatorzième année consécutive, le Brésil a été le pays du monde où ont été commis le plus grand nombre d’homicides sur des personnes transgenres. Au Pérou, plusieurs homicides et cas de violences contre des personnes LGBTI ont été signalés, mais il n’existait toujours pas de registre officiel des crimes de haine. La justice paraguayenne a rejeté les plaintes de cinq personnes transgenres qui réclamaient la reconnaissance par l’état civil d’un nom conforme à leur identité de genre. Le nombre de lois anti-LGBTI votées au niveau des États a fortement augmenté aux États-Unis, où seulement 54 % des adultes LGBTI vivaient dans un État doté d’une législation relative aux crimes de haine couvrant ceux motivés par l’orientation sexuelle ou l’identité et l’expression de genre.
En Argentine, Sofía Inés Fernández, une femme transgenre âgée de 40 ans, a été retrouvée morte dans une cellule d’un commissariat de la ville de Derqui (province de Buenos Aires), où elle avait été placée après avoir été arrêtée pour vol présumé. Les fonctionnaires de police mis en cause ont affirmé qu’elle s’était suicidée, mais une première autopsie a conclu à une mort par asphyxie.
Quelques lueurs venaient cependant éclairer ce sombre tableau. Au Mexique, le mariage entre personnes de même sexe était autorisé dans les 32 États de la république fédérale, même si certains n’avaient toujours pas modifié leur code civil en conséquence. En Colombie, pour la première fois dans le pays, une personne a reçu en avril un diplôme universitaire correspondant à son identité non binaire.
Les autorités doivent renforcer la protection des personnes LGBTI, notamment en menant des enquêtes effectives sur les allégations de violences et en traduisant en justice les responsables présumés de ces actes.
Droits des peuples autochtones
Les personnes autochtones, qui ont toujours été en butte à la discrimination raciale et à l’exclusion, continuaient de subir des violations des droits humains de manière disproportionnée. En Colombie, 45 % des victimes de déplacements forcés en 2023 étaient des personnes afro-colombiennes et 32 % des personnes autochtones, selon les chiffres du Bureau de la coordination des affaires humanitaires [ONU]. Au Brésil, Sônia Guajajara, une femme indigène, est devenue la première ministre des Peuples autochtones. Elle a déclaré un état d’urgence national en matière de santé publique face aux carences de l’aide apportée à la population yanomami, qui était confrontée à la malnutrition, à la pollution et à des actes de violence sexuelle, du fait essentiellement de la présence d’activités minières illégales sur son territoire, dans la région amazonienne.
Dans plusieurs pays, dont l’Argentine, le Canada, l’Équateur et le Venezuela, le droit au consentement préalable, libre et éclairé a été bafoué, en particulier dans le cadre de projets de grande ampleur. Au Canada, le Plan d’action national au titre de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, rendu public par le gouvernement en juin, ne prévoyait ni mécanisme d’obligation de rendre des comptes ni procédure destinée à obtenir au préalable le consentement, donné librement et en connaissance de cause, des personnes autochtones concernées par les projets envisagés. Plusieurs défenseur·e·s des terres wet’suwet’en ont comparu en justice en mai et en octobre pour avoir tenté de protéger leur territoire, menacé par la construction d’un gazoduc. Une femme a été déclarée non coupable en novembre. Les autres défenseur·e·s, qui encouraient une peine d’emprisonnement, étaient toujours en attente d’une décision à la fin de l’année.
Des problèmes liés à l’occupation des terres et aux droits de propriété perduraient dans un certain nombre de pays. Au Paraguay, la communauté tekoha sauce du peuple avá guaraní paranaense attendait toujours la restitution de ses terres ancestrales, saisies il y a plusieurs années par l’entreprise d’énergie hydroélectrique Itaipú Binacional. L’entreprise a fait appel d’une décision judiciaire invalidant une ordonnance d’expulsion de la communauté d’une autre partie de ses terres ancestrales.
Les États doivent veiller au respect du droit des peuples autochtones de posséder et de contrôler leurs terres et leurs ressources. Ils doivent conduire des politiques visant à mettre un terme aux violences perpétrées contre les peuples autochtones et garantir justice, vérité et réparations pour les violations des droits humains subies.
Droits des personnes réfugiées ou migrantes
Les crises politiques, humanitaires et économiques aux effets dévastateurs que traversait la région ont contribué à l’augmentation généralisée du nombre de personnes qui quittaient leur pays d’origine pour trouver la sécurité ailleurs – et se confrontaient alors à de nouvelles violations de leurs droits humains. À la fin de l’année, selon les chiffres du HCR, plus de 7,72 millions de Vénézuéliennes et Vénézuéliens avaient émigré. Les autorités panaméennes ont fait savoir que 520 000 personnes avaient traversé cette année la frontière entre la Colombie et le Panama en franchissant le « bouchon du Darién », un chiffre plus de deux fois supérieur à celui enregistré en 2022. Le nombre de personnes migrantes, demandeuses d’asile ou réfugiées arrivant au Mexique pour tenter ensuite d’aller aux États-Unis ou au Canada était lui aussi en forte hausse.
Les autorités d’un certain nombre de pays, notamment le Chili, la Colombie, l’Équateur, les États-Unis, le Mexique et le Pérou, ont manqué à leur devoir de respecter et de protéger les droits des migrant·e·s et des réfugié·e·s, bafouant y compris le droit des personnes de demander l’asile. Les États-Unis, après avoir mis fin à la politique migratoire appliquée au titre du chapitre 42 du Code des États-Unis, ont adopté de nouvelles mesures qui limitaient toujours drastiquement l’accès aux procédures d’asile à la frontière avec le Mexique. Ces mesures consistaient notamment à traiter la majorité des demandes sur la base d’une inéligibilité de principe, et à imposer l’utilisation d’une application de téléphone portable au moyen de laquelle il s’avérait difficile d’obtenir un rendez-vous. De nombreux demandeurs et demandeuses d’asile se retrouvaient ainsi bloqués dans des conditions inhumaines à la frontière, où ils subissaient des violences et d’autres violations de leurs droits.
Le gouvernement des États-Unis a prolongé le statut de protection temporaire pour les ressortissant·e·s d’Haïti, du Honduras, du Népal, du Nicaragua, de la Somalie, du Soudan, du Soudan du Sud, de l’Ukraine, du Venezuela et du Yémen, qui bénéficiaient ainsi d’une autorisation de travail et d’une protection contre l’expulsion. Un programme d’admission temporaire a été instauré pour les ressortissant·e·s cubains, haïtiens, nicaraguayens et vénézuéliens. Il prévoyait jusqu’à 30 000 visas d’entrée par mois pour les personnes originaires de ces pays, qui devaient être parrainées par une personne résidant aux États-Unis.
Les autorités des États-Unis ont continué de recourir massivement à la détention arbitraire des migrant·e·s, et plaçaient des personnes en quête de protection dans des prisons du secteur privé. Au Canada, les provinces de l’Ontario, du Québec, de la Saskatchewan et du Nouveau-Brunswick ont annoncé avoir mis fin aux accords qu’elles avaient passés avec l’Agence des services frontaliers du Canada en matière de détention liée au statut migratoire. Elles ont ainsi rejoint la Colombie-Britannique, l’Alberta, le Manitoba et la Nouvelle-Écosse, qui s’étaient déjà engagés à cesser, d’ici à juillet 2024, de placer en détention des personnes uniquement en raison de leur situation au regard de la législation relative à l’immigration. Au Mexique, où les conditions de détention des personnes migrantes ou en quête d’asile étaient particulièrement difficiles, la Cour suprême a rendu en mars un arrêt qui fera date, estimant qu’une personne ne pouvait pas rester plus de 36 heures dans un centre de détention des services de l’immigration et que, passé ce délai, les autorités avaient l’obligation de la remettre en liberté.
Les autorités de la région ont eu de plus en plus recours à l’armée pour gérer la hausse des arrivées de migrant·e·s et de réfugié·e·s. En février, le gouvernement chilien a déployé des militaires le long de ses frontières avec la Bolivie et le Pérou pour empêcher l’entrée irrégulière de personnes en quête de protection, principalement des Vénézuélien·ne·s.
Au Chili, en Colombie, en Équateur et au Pérou, les Vénézuélien·ne·s se heurtaient à de sérieux obstacles pour accéder à une procédure d’asile ou à d’autres programmes de protection temporaire ou complémentaire. Un grand nombre d’entre eux ne pouvaient de ce fait régulariser leur situation et accéder aux services essentiels, notamment aux services de santé. Des femmes vénézuéliennes en butte à des violences fondées sur le genre, qui étaient particulièrement menacées, restaient sans protection. Par peur, par méfiance ou parce qu’elles avaient été mal informées, nombre d’entre elles ne signalaient pas les violences subies et ne pouvaient accéder aux services nécessaires, car elles étaient en situation irrégulière.
En République dominicaine, la discrimination à l’égard des personnes haïtiennes ou d’origine haïtienne et le racisme envers les personnes noires étaient toujours d’actualité et mettaient particulièrement en danger les migrant·e·s, les demandeurs et demandeuses d’asile, les réfugié·e·s, les femmes et les filles, ainsi que les personnes LGBTI. Des agent·e·s de l’immigration et des forces de l’ordre ont effectué des descentes dans des hôpitaux pour arrêter arbitrairement, en vue d’une expulsion, les femmes et les filles haïtiennes qui s’y trouvaient.
Les autorités doivent de toute urgence mettre un terme aux expulsions illégales, respecter le principe de non-refoulement et cesser de placer en détention les réfugié·e·s et les migrant·e·s. Les États doivent aussi veiller à ce que toute personne, en particulier toute personne fuyant des violations massives des droits humains, puisse déposer une demande d’asile et avoir accès à une procédure juste et effective. Ils doivent octroyer aux réfugié·e·s la protection à laquelle ils ont droit, et lutter contre le racisme et la xénophobie à l’égard des personnes migrantes, réfugiées ou en quête d’asile.
Droit à la vérité, à la justice et à des réparations
L’impunité pour les violations des droits humains, y compris les crimes au regard du droit international, restait la norme dans un certain nombre de pays, dont la Bolivie, le Brésil, le Chili, l’Équateur, le Guatemala, Haïti, le Mexique, le Nicaragua, le Pérou, le Salvador, l’Uruguay et le Venezuela. Des progrès ont cependant été réalisés dans certains États.
En Bolivie, le Groupe interdisciplinaire d’experts indépendants a signalé en octobre la faible progression des enquêtes sur les violations des droits humains commises dans le contexte de la crise politique de 2019, au cours de laquelle 37 personnes avaient trouvé la mort et des centaines d’autres avaient été blessées par les forces de sécurité. Les enquêtes sur les homicides imputables à des fonctionnaires de la police brésilienne ne donnaient pas non plus de résultats. Les trois policiers inculpés du meurtre de Pedro Henrique Cruz, perpétré en 2018 à Tucano (État de Bahia), n’avaient toujours pas été traduits en justice. Ana Maria, la mère du militant tué, a fait l’objet cette année encore de menaces et d’actes d’intimidation. Au Chili, la majorité des violations des droits humains commises pendant le soulèvement social de 2019 demeuraient impunies. Selon le Bureau du procureur de la nation, sur 10 142 plaintes déposées par des victimes de violations perpétrées pendant cette période, des poursuites n’avaient été engagées que dans 127 affaires. Trente-huit personnes ont été déclarées coupables et 17 ont été mises hors de cause.
En Équateur, les violations des droits humains commises par les forces de sécurité dans le cadre de manifestations en 2019 et 2022 sont restées impunies. Le décret exécutif 755, pris au mois de juin, prévoyait que les membres des forces de l’ordre soupçonnés d’avoir blessé ou tué une personne ou de lui avoir causé des dommages ne pouvaient être mis en état d’arrestation ou suspendus de leurs fonctions qu’après avoir été jugés coupables. En Colombie, peu de progrès avaient été constatés en juin dans la mise en œuvre de l’accord de paix de 2016.
Les processus de justice, de vérité et de réparation ont progressé dans un certain nombre de pays, notamment en Argentine et au Chili. En Argentine, les procès engagés devant des tribunaux civils de droit commun pour juger les crimes contre l’humanité perpétrés sous le régime militaire entre 1976 et 1983 se sont poursuivis. Au Chili, le plan national de recherche des personnes victimes de disparition forcée sous le régime d’Augusto Pinochet (1973-1990) a été présenté ; sa mise en œuvre n’avait pas débuté à la fin de l’année. Le gouvernement chilien a également annoncé l’adoption d’une politique nationale de la mémoire et du patrimoine visant à protéger les sites mémoriels liés à cette période.
En juin, la Chambre préliminaire de la CPI a autorisé le Bureau du procureur à rouvrir son enquête sur des allégations de crimes contre l’humanité commis au Venezuela. Le même mois, un procureur fédéral argentin a de son côté ouvert une enquête sur de tels crimes, sur la base du principe de compétence universelle.
Les États doivent s’engager dans le combat contre l’impunité et garantir vérité, justice et réparations.
Droit à un environnement sain
Les États de la région des Amériques, en particulier l’Argentine, la Bolivie, le Brésil, le Canada, l’Équateur, les États-Unis, le Mexique et le Pérou, n’ont pas pris de mesures suffisantes et efficaces pour garantir le droit des personnes à un environnement sain et atténuer les conséquences de la crise climatique sur les droits humains. Ces manquements étaient particulièrement manifestes s’agissant des grands projets d’extraction qui touchaient de manière disproportionnée les peuples autochtones, les populations riveraines des sites concernés et d’autres groupes marginalisés extrêmement vulnérables aux dégradations de l’environnement. La Bolivie s’était engagée à maintenir son couvert forestier, mais, selon des défenseur·e·s des droits humains, les autorités n’ont pas pris de mesures suffisantes pour empêcher la survenue à la fin de l’année d’une intense saison d’incendies de forêt, aggravée par le changement climatique.
De nombreux pays ont poursuivi en justice des personnes, dont des membres de peuples autochtones, qui avaient mené des actions de protestation contre des projets de développement d’industries extractives ayant des incidences négatives sur l’environnement et sur des puits de carbone en péril.
Les températures et les émissions de gaz à effet de serre ont atteint des niveaux sans précédent dans le monde en 2023. Le niveau des émissions était très variable d’un pays à l’autre dans la région, mais le Brésil, le Canada et les États-Unis figuraient parmi les plus gros émetteurs de gaz à effet de serre au monde. Le développement de l’extraction de combustibles fossiles et la multiplication dans la région de projets prévoyant la combustion du gaz résultant de l’extraction du pétrole brut (torchage du gaz), ainsi que le maintien des subventions aux combustibles fossiles, compromettaient la réalisation des objectifs climatiques mondiaux fixés dans l’Accord de Paris. Les gouvernements de la région ne se sont pas engagés sur la voie de l’abandon rapide et équitable de l’utilisation et de la production de tous les combustibles fossiles ainsi que de tous les types de subventions aux énergies fossiles.
Les autorités doivent mettre en place de toute urgence une action pour le climat à l’échelle de la région afin de remédier aux effets de la crise climatique sur les droits humains. Les pays industrialisés et les autres gros émetteurs dans la région doivent montrer la voie en matière d’atténuation du changement climatique, notamment en arrêtant de développer et de financer la production de combustibles fossiles. Les gouvernements doivent aussi assurer la protection des populations autochtones et des défenseur·e·s des droits humains qui font campagne pour la justice climatique et les droits environnementaux. Les pays développés de la région doivent en outre augmenter de toute urgence le financement climatique pour soutenir les stratégies d’atténuation et d’adaptation des pays à faible revenu et en développement, et s’engager à fournir des fonds dédiés supplémentaires pour compenser les pertes et dommages subis.
Droits économiques et sociaux
Le taux de pauvreté et d’extrême pauvreté dans la région, qui avait beaucoup augmenté pendant la pandémie de COVID-19, est revenu en 2023 à son niveau d’avant la pandémie. Les pays étaient toutefois encore loin d’avoir pris les mesures nécessaires pour atteindre l’objectif d’éradication de la pauvreté d’ici à 2030. Près de 30 % de la population d’Amérique latine (183 millions de personnes) vivait toujours dans la pauvreté et 11,4 % (72 millions) dans l’extrême pauvreté. Dans cette partie de la région où les 10 % d’habitant·e·s les plus riches concentraient 34 % du montant total des revenus, les inégalités restaient le principal obstacle à la réalisation d’une croissance et d’un développement inclusifs.
Les États doivent prendre des mesures fiscales et budgétaires fortes pour combattre la pauvreté et les inégalités et satisfaire à leurs obligations en matière de droits humains dans les domaines de la santé, de l’éducation, du logement, des services de sécurité sociale et de l’accès aux biens et services essentiels.