SÉNÉGAL : LE PRÉTEXTE DU MANQUE DE FINANCEMENTS NE DOIT PAS RETARDER LA RÉOUVERTURE D’UNE ENQUÊTE SUR HISSÈNE HABRÉ

DÉCLARATION PUBLIQUE

24 novembre 2010

AFR 49/005/2010

Alors que la réunion des donateurs qui doit examiner les conditions du financement du procès de l’ancien président tchadien Hissène Habré, s’ouvre aujourd’hui à Dakar, Amnesty International appelle le Sénégal à lancer sans délai une procédure judiciaire contre Hissène Habré indépendamment de tout financement ultérieur.

Sans se prononcer sur le montant des fonds nécessaires à la traduction en justice de Hissène Habré, Amnesty International estime que l’argument financier présenté par les autorités sénégalaises a servi de manœuvre dilatoire pour justifier le report sine die de toute procédure judiciaire contre l’ancien président tchadien.

La réouverture d’une enquête n’entraîne aucun coût particulier et constituerait un signe évident de la volonté des autorités sénégalaises de respecter enfin la décision, prise par l’Union africaine en 2006, de demander au Sénégal de juger l’ancien président tchadien « au nom de l’Afrique », ce que le Président Abdoulaye Wade a officiellement accepté.

Amnesty International rappelle, à cet égard, que, suite aux premiers dépôts de plaintes contre Hissène Habré au Sénégal en 2000, une enquête avait été ouverte par le doyen des juges d’instruction de Dakar sans que le gouvernement sénégalais n’ait alors soulevé de préalable financier à l’engagement de poursuites judiciaires. À cette époque, les victimes avaient joint à leurs plaintes un grand nombre d’informations relatives aux crimes contre l’humanité, crimes de guerre et crimes de torture commis au Tchad durant la présidence de Hissène Habré, et notamment de nombreux témoignages de victimes et de témoins ainsi que des documents officiels.

Ces informations devraient encore se trouver dans les archives du tribunal à Dakar.

Alors que les donateurs vont examiner les demandes de financement exprimées par le Sénégal, Amnesty International est convaincue que la décision de désigner un juge d’instruction et de rouvrir - sans délai et sans préalable - une enquête sur les crimes très graves reprochés à l’ancien président tchadien ne peuvent qu’encourager les donateurs à participer au financement du procès de Hissène Habré.

Outre le fait que l’argument financier ne peut justifier le report de l’ouverture d’une procédure judiciaire, il constitue une insulte à la souffrance des milliers de victimes des atrocités commises au Tchad sous la présidence de Hissène Habré de 1982 à 1990. Alors que plusieurs victimes ayant déposé plainte en 2000 sont déjà décédées, il n’est plus possible d’attendre.

Comme l’a précisé Clément Abaifouta, une victime de Hissène Habré qui ne cesse depuis lors de demander justice : « Le Sénégal dit qu’il ne jugera pas Habré avant d’avoir reçu de l’argent. On ne peut pas mesurer la douleur au prix de l’argent. Faire de l’argent un préalable au jugement de Habré est une autre forme de torture à laquelle on nous soumet ».

Quelle que soit la décision issue de la réunion des donateurs, le Sénégal se doit d’annoncer au plus vite, publiquement, ce mois, un calendrier assorti de délais établissant les principales phases de l’enquête et du jugement de Hissène Habré. Il est également essentiel d’assurer la protection des témoins permettant aux victimes de l’ancien président tchadien de déposer devant la justice en toute sécurité.

Cependant, si les autorités sénégalaises continuent de reporter la réouverture d’une procédure judiciaire contre Hissène Habré, sous un prétexte ou sous un autre, la communauté internationale devra conclure à l’absence de volonté de juger l’ancien président tchadien. Dans ce cas, Amnesty International rappelle qu’aux termes du droit international, le Sénégal se doit d’extrader Hissène Habré vers un pays capable et désireux de le juger.

L’arrêt de la Cour de Justice de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’ouest (CEDEAO) daté du 18 novembre 2010 qui précise que Hissène Habré doit être jugé par un tribunal ayant une composante internationale ne change en aucun cas l’obligation qui incombe au Sénégal aux termes du droit international et en vertu de la décision de l’Union africaine de juger Hissène Habré. La décision de la Cour de la CEDEAO est totalement contraire au droit international et va également à l’encontre de l’obligation incombant au Sénégal de juger l’ancien président tchadien « au nom de l’Afrique » comme l’avait requis l’Union africaine. Comme l’a conclu la Chambre des Lords du Royaume-Uni dans sa décision de 1999 relative au cas de l’ancien président chilien, Augusto Pinochet Ugarte, le droit international permet à toute juridiction nationale de juger un ancien chef d’État pour des crimes relevant du droit international.

Le fait de créer un tribunal pénal international comme ceux mis en place pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda ou de mettre en place un tribunal internationalisé comme celui créé pour la Sierra Leone représenterait un coût beaucoup plus élevé que de juger Hissène Habré par une juridiction nationale et entraînerait des retards considérables, niant ainsi encore plus le droit des victimes à voir un jour l’ancien président tchadien répondre de ses actes devant la justice. Si, cependant, le Sénégal choisit de suivre la décision erronée de la Cour de justice de la CEDEAO au lieu de respecter la décision de l’Union africaine, il devrait alors sans délai promulguer une loi autorisant des juges et des procureurs non sénégalais à participer aux procédures judiciaires relatives à cette affaire. Si cette réforme entraîne de nouveaux délais, le Sénégal devrait extrader immédiatement Hissène Habré vers un État qui ne soit pas membre de la CEDEAO.


INFORMATIONS GÉNÉRALES

Dix ans après le dépôt de plaintes contre l’ancien président tchadien qui a trouvé refuge au Sénégal, aucune procédure judiciaire n’a encore été ouverte et le gouvernement sénégalais n’a eu de cesse de chercher, par des manœuvres dilatoires, le moyen d’éviter de traduire celui-ci en justice. La justice sénégalaise s’est d’abord déclarée incompétente, puis le président Abdoulaye Wade a demandé à Hissène Habré de quitter le pays. Face aux réactions de la communauté internationale, le chef de l’État sénégalais a remis le dossier à l’Union africaine qui a rappelé au Sénégal son obligation de juger l’ancien président tchadien. Ne pouvant plus opposer d’arguments juridiques à la traduction en justice de Hissène Habré, les autorités sénégalaises avancent, depuis maintenant deux ans, des problèmes financiers et font du versement par les bailleurs de fonds de sommes exorbitantes le préalable à tout engagement de poursuites à l’encontre de l’ancien président tchadien.

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