L’existence même de la société civile est menacée

Depuis quelques mois, la société civile en Égypte est confrontée à des attaques sans précédent de la part des autorités, qui tentent de l’écraser. De nombreuses personnes travaillant avec des organisations non gouvernementales (ONG) sont détenues et victimes de mauvais traitements, inculpées d’infractions au titre de la Loi relative à la lutte contre le terrorisme, ou soumises à une requête judiciaire visant à leur interdire de se rendre à l’étranger et à geler leurs avoirs. Les 11 ONG internationales soussignées exhortent les autorités égyptiennes à mettre fin à ces attaques contre les défenseurs des droits humains, à respecter les obligations leur incombant au titre du droit égyptien et du droit international, et à respecter le droit des défenseurs, de manière individuelle ou en s’associant à d’autres, d’œuvrer à la protection et à la réalisation des droits fondamentaux.

La communauté internationale doit également exiger la fin en Égypte de ces graves violations visant les défenseurs, qu’il s’agisse de personnes ou de groupes indépendants, et veiller à ce que leurs droits humains et leurs libertés fondamentales soient respectés. Ils doivent pouvoir travailler librement, sans craindre d’intimidation, de harcèlement ni d’entrave de la part des autorités, simplement parce qu’ils font leur travail.

« Depuis des années, nous assistons au rétrécissement de la société civile en Égypte, mais aujourd’hui l’espace qui lui est dédié se ferme totalement », a déclaré Mozn Hassan, directrice de Nazra pour les études féministes. Elle dirige l’une des principales organisations de la société civile égyptienne, dont le financement et l’enregistrement font l’objet d’une enquête dans le cadre de l’affaire 173 de 2011, baptisée par les médias « l’affaire des financements étrangers ».

L’article 78 du Code pénal sanctionne d’une peine de 25 ans d’emprisonnement et d’une amende de 500 000 Livres égyptiennes (environ 49 000 euros) le fait de recevoir de l’argent ou du matériel destinés à des actes qui porteraient atteinte aux « intérêts nationaux » de l’Égypte ou à l’« intégrité territoriale » du pays, ou qui troubleraient l’« ordre public ». Les dispositions de la législation égyptienne qui restreignent l’accès au financement étranger ont été critiquées à plusieurs reprises par des organes de l’ONU chargés de contrôler le respect par l’Égypte de traités internationaux relatifs aux droits humains. Le droit à la liberté d’association est garanti par l’article 75 de la Constitution égyptienne, adoptée en 2014, et par l’article 22 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), auquel l’Égypte est partie.

Des employés de diverses organisations, dont le Réseau arabe pour l’information sur les droits de l’homme (ANHRI), l’Institut du Caire pour l’étude des droits de l’homme (CIHRS), Nazra pour les études féministes et l’Institut Al Andalus pour les études consacrées à la tolérance et à la lutte contre la violence, ont été convoqués pour interrogatoire. Les juges en charge de l’affaire ont ordonné le gel des avoirs des directeurs ou des fondateurs du CIHRS, de l’Initiative égyptienne pour les droits de l’individu (EIPR), de l’ANHRI, du Centre Hisham Moubarak pour le droit, du Centre égyptien pour le droit à l’éducation et de l’Institut Al Andalus, et de cet Institut en tant qu’ organisation. Ces décisions sont actuellement examinées par les tribunaux. Une commission judiciaire a imposé une injonction de silence, qui interdit aux médias de publier toute information sur l’affaire, à l’exception des déclarations des juges présidant le tribunal, jusqu’à l’achèvement des investigations.

Des dirigeants d’organisations de la société civile égyptienne, comme Mohammed Zaree, qui dirige le bureau du Caire du CIHRS, Mohamed Lotfy, directeur de la Commission égyptienne pour les droits et les libertés (ECRF), Gamal Eid, directeur de l’ANHRI, et le journaliste d’investigation Hossam Bahgat, qui a fondé l’EIPR, se sont vus interdire tout séjour à l’étranger, tandis que plusieurs employés d’organisations égyptiennes ont été placés en détention. Depuis février, les autorités égyptiennes ont à maintes reprises tenté de fermer le Centre El Nadeem pour la réadaptation des victimes de torture, le gouvernement ayant ordonné sa fermeture.

«  La situation est terrible et plus dangereuse que jamais pour la société civile égyptienne. Plusieurs de nos projets visant à améliorer les droits des femmes ont été stoppés par le ministère de la Solidarité sociale, qui a invoqué comme excuse des raisons sécuritaires, sans fournir aucune justification. Les tribunaux égyptiens, la police et l’armée œuvrent ensemble contre la société civile et la Constitution égyptienne », a déclaré Azza Soliman, responsable du Centre d’assistance juridique aux Égyptiennes.

Le 25 avril, à l’aube, à l’approche de manifestations prévues ce jour-là, le cofondateur de l’ECRF, Ahmed Abdullah, a été arrêté chez lui par les forces de sécurité et soumis à des mauvais traitements. Selon Amnesty International, qui s’est entretenue avec ses représentants, l’un des agents l’ayant arrêté l’a frappé à la tête avec la crosse de son arme à plusieurs reprises. Le 5 mai, l’avocat Malek Adly, du Centre égyptien pour les droits économiques et sociaux, a été arrêté. Il a ensuite subi des mauvais traitements à la prison de Tora, où les autorités l’ont placé à l’isolement et ont provisoirement refusé que sa famille lui apporte de la nourriture et des médicaments. Le 19 mai, Mina Thabet, expert en droits des minorités au sein de l’ECRF, a été arrêté chez lui et maltraité par des agents de sécurité, qui l’ont frappé et ont insulté sa famille. Mina Thabet et Ahmed Abdullah font l’objet d’une enquête ; ils sont accusés d’avoir enfreint la Loi relative à la lutte contre le terrorisme (Loi 94 de 2015) et la Loi relative aux manifestations (Loi 107 de 2013).

Adoptée par décret présidentiel en août 2015, la loi antiterroriste propose une définition vague et trop générale des « actes terroristes » susceptible de servir à criminaliser la liberté d’expression, de réunion pacifique et d’association. La loi relative aux manifestations, promulguée par l’ancien président Adly Mansour, confère de vastes pouvoirs aux forces de sécurité leur permettant de disperser les manifestations non autorisées.

Ces mesures interviennent alors que le gouvernement égyptien ferme presque tous les espaces dédiés à la participation civique dans le pays, restreignant fortement le droit de se réunir pacifiquement et de s’exprimer librement, ainsi que le travail des avocats, des journalistes, des universitaires, des syndicats étudiants, des syndicats notamment. Selon le Front de défense des manifestants égyptiens, la police a arrêté 1 277 personnes entre le 15 et le 27 avril en lien avec les rassemblements contre le transfert par le gouvernement égyptien de deux îles de la mer Rouge à l’Arabie saoudite. Plus de 600 ont été jugées pour avoir enfreint la Loi relative aux manifestations et le 14 mai, 152 ont été condamnées à des peines de prison de deux à cinq ans. Sur ces peines, 47 ont été réduites à des amendes de 100 000 Livres égyptiennes (9 900 euros), tandis que les autres sont en instance d’appel.

Le 7 mai, un tribunal a annoncé qu’il avait l’intention de condamner à mort par contumace deux journalistes d’al Jazeera, pour des accusations d’espionnage. Le jugement sera approuvé ou revu en juin après les consultations avec le grand mufti, la plus haute autorité religieuse sunnite du pays, dont l’opinion n’est pas contraignante. Le 23 mai, le journaliste français Remy Pigaglio s’est vu refuser l’entrée sur le territoire sans aucune explication. Selon l’ECRF, sur une période de huit mois entre août 2015 et mars 2016, au moins 540 personnes ont été victimes d’une disparition forcée, dont beaucoup ont été soumises à des actes de torture et à d’autres mauvais traitements.

La communauté internationale ne doit pas ignorer les graves violations des droits humains en Égypte alors qu’elle s’engage dans une coopération en matière de politique et de sécurité en vue d’assister le gouvernement dans le cadre de sa répression. Pour obtenir une stabilité durable en Égypte, il faut rétablir l’état de droit, respecter les droits humains et les libertés, ainsi que l’indépendance de la justice. Les chances sont minimes de pouvoir sauver la société civile égyptienne de l’anéantissement. « L’objectif du gouvernement avec l’affaire des financements étrangers est d’éliminer la société civile aujourd’hui et de s’assurer que nous ne serons toujours pas en mesure de nous relever dans 10 ans », a déclaré Mohamed Zaree, directeur du bureau du Caire du CIHRS.

Les organisations soussignées exhortent les autorités égyptiennes à prendre immédiatement les mesures suivantes pour remédier aux graves violations ciblant les défenseurs des droits humains :

· Respecter l’engagement qu’elles ont souscrit en mars 2015 au terme de l’Examen périodique universel de l’Égypte devant le Conseil des droits de l’homme des Nations unies, à savoir « respecter le libre fonctionnement des associations de défense des droits de l’homme », et s’acquitter de leurs obligations au titre de l’article 75 de la Constitution de 2014, qui protège les organisations de la société civile de toute ingérence du gouvernement.

· Clore l’affaire à caractère politique 173 de 2011, dite « affaire des financements étrangers », et mettre fin à toutes les mesures de harcèlement et d’intimidation visant les défenseurs en lien avec cette affaire, notamment les interdictions de se rendre à l’étranger, les gels d’avoirs et les enquêtes fiscales sans fondement.

· Modifier l’article 78 du Code pénal, qui en des termes très généraux érige en infraction le fait de recevoir des fonds étrangers sans l’approbation du gouvernement et prévoit une peine pouvant aller jusqu’à la détention à perpétuité – 25 ans dans la pratique – assortie d’une amende de 500 000 Livres égyptiennes (environ 49 000 euros).

· Cesser toute forme de harcèlement judiciaire ou autre ciblant les défenseurs des droits humains.

· Abroger la Loi relative aux manifestations (Loi 107 de 2013), qui restreint sévèrement le droit à la réunion pacifique, ou la modifier en vue de l’aligner sur le droit international relatif aux droits humains et la Constitution égyptienne.

· Abroger la Loi relative à la lutte contre le terrorisme (Loi 94 de 2015), qui érige en infraction la liberté d’expression, d’association et de réunion, ou la modifier nettement pour l’aligner sur le droit international relatif aux droits humains et les normes en la matière.

· Libérer immédiatement tous les prisonniers incarcérés uniquement pour avoir exercé sans violence leurs droits à la liberté d’expression, d’association et de réunion, abandonner toutes les charges retenues contre eux et veiller à ce que toutes les condamnations prononcées soient annulées.

Signataires :

1. Amnesty International

2. CIVICUS : Alliance mondiale pour la participation citoyenne

3. EuroMed Droits

4. Fédération internationale des Ligues des droits de l’homme (FIDH), dans le cadre de l’Observatoire pour la protection des défenseurs des droits de l’homme

5. Front Line Defenders

6. Human Rights Watch

7. IFEX

8. Commission internationale de juristes

9. International Service for Human Rights

10. People in Need (Èlovìk v tísni, o. p. s.)

11. Organisation Mondiale Contre la Torture (OMCT), dans le cadre de l’Observatoire pour la protection des défenseurs des droits de l’homme

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