Les adolescentes enceintes exclues de l’école

La Sierra Leone doit lever l’interdiction discriminatoire de suivre des cours et de passer des examens qui frappe les filles visiblement enceintes, et qui consolide les inégalités liées au genre dans le pays et menace l’avenir de milliers d’adolescentes, a déclaré Amnesty International le 8 novembre, un an après la publication de son rapport portant sur cette question.

« Cette interdiction d’aller à l’école dans le système classique et de passer des examens qui frappe les filles visiblement enceintes est totalement absurde et ne résout en rien les causes premières du fort taux de grossesse chez les adolescentes en Sierra Leone, qui a brusquement augmenté pendant la crise Ebola et demeure élevé malgré cette interdiction, a déclaré Alioune Tine, directeur régional d’Amnesty International pour l’Afrique centrale et l’Afrique de l’Ouest.

« Au lieu d’humilier et d’exclure les adolescentes, les autorités sierra-léonaises devraient faire le nécessaire pour améliorer l’information sur la santé en matière de sexualité et de procréation dans les écoles, et protéger les filles contre la violence sexuelle et les relations abusives. Si rien n’est fait pour régler ces problèmes, les filles continueront génération après génération de subir des grossesses précoces non désirées. »

Cette interdiction a été officiellement déclarée par les autorités publiques en avril 2015, peu après la réouverture des écoles à la suite de la crise Ebola. Amnesty International est extrêmement préoccupée de constater que cette interdiction est toujours en place plus d’un an après, alors que des voix se sont élevées aux niveaux national et international pour la dénoncer.

Amnesty International a mené des entretiens avec 68 filles âgées de 15 à 20 ans qui étaient enceintes ou avaient récemment accouché, dans des zones urbaines et rurales de l’ouest de la Sierra Leone. L’organisation s’est également entretenue avec 26 représentants nationaux et internationaux de la société civile, enseignants et responsables gouvernementaux afin d’évaluer les effets de cette interdiction.

La majorité des filles interrogées étaient tombées enceintes pendant l’épidémie d’Ebola, durant laquelle le nombre d’adolescentes enceintes s’est accru, et qui s’est accompagnée d’une multiplication des violences sexuelles. Les répercussions économiques négatives de la crise Ebola ont conduit à une augmentation des relations abusives et relevant de l’exploitation.

Les effets de l’interdiction frappant les filles enceintes

La plupart des filles interrogées ont déclaré qu’à cause de cette politique qui les empêche d’aller à l’école, elles se sentaient abandonnées et étaient découragées. Elles ont expliqué qu’il était frustrant de ne pas pouvoir passer des examens pour lesquels on a travaillé dur.

L’une d’elles a dit à un de nos chercheurs : « J’étais capable de passer cet examen. J’étudiais souvent avec mes livres. Même enceinte, quand on a étudié on est capable de passer un examen. »

Les filles ont aussi dit qu’il était frustrant pour elles de devoir redoubler une année après l’accouchement parce qu’elles n’avaient pas pu passer les examens pendant leur grossesse :

« Je dois redoubler cette année. C’est pénible pour moi car mes amis passent en classe supérieure », a expliqué une adolescente de 17 ans Amnesty International.

Du fait de la stigmatisation en Sierra Leone des adolescentes enceintes, ces filles ressentent de la honte à cause de leur grossesse et sont parfois ostracisées voire victimes d’abus de la part de leurs proches ou de leurs enseignants.

Une des filles interviewées par Amnesty International a dit qu’elle avait volontairement abandonné l’école après avoir vu comment ses camarades avaient été traitées par le passé : «  Un enseignant a annoncé […] devant tout le monde à l’école que cette fille était enceinte, a pris son sac (elle se protégeait le ventre) et l’a frappée avec une badine. »

Des écoles spéciales pour les filles enceintes

En mai 2015, à la suite de pressions exercées aux niveaux national et international, le président sierra-léonais Ernest Bai Koroma a annoncé la mise en place d’un système éducatif « transitoire » permettant aux filles enceintes de poursuivre leur scolarité, mais dans des locaux différents, ou à des horaires différents de ceux de leurs camarades.

Le président Koroma a semblé confirmer, dans le discours qu’il a prononcé à l’occasion de la Journée de la femme en mars 2016, que ce système offrant aux filles enceintes un accès à une forme d’éducation limitée était basé en partie sur des préjugés négatifs au sujet des filles enceintes, déclarant : « Elles continueront de recevoir un enseignement scolaire de type classique mais elles ne pourront pas se mêler dans une même classe aux autres filles qui vont à l’école. Il nous faut revenir aux principes de base et protéger nos valeurs et notre culture. »

Des représentants du ministère de l’Éducation ont dit à Amnesty International que 14 500 filles avaient intégré ce système et que près de 5 000 avaient été réintégrées dans le système éducatif classique après leur accouchement. La classe avait lieu trois fois par semaine, pendant deux à trois heures par jour.

Le programme éducatif de ce système était différent de celui des écoles classiques et ne comportait que les matières principales. Les filles recevaient aussi des informations et des services en matière de santé, notamment sur la planification familiale.

La majorité des filles avec qui Amnesty International s’est entretenue ont dit du bien de ce système transitoire. Un petit nombre de filles ont dit qu’elles le préféraient à l’école normale à cause de la stigmatisation qu’elles y subissaient.

L’une d’elles a déclaré à Amnesty International : « J’avais honte, à l’école normale tout le monde se moquait de moi. »

Toutefois, plusieurs filles ont déclaré qu’elles auraient préféré rester dans leur école normale si on leur avait donné le choix.

« [On] ne nous enseignait que les math et l’anglais ; j’avais des matières commerciales à l’école, mais là on ne nous apprenait pas cela », a expliqué l’une d’entre elles à Amnesty International.

Une autre fille a déclaré : « Je choisirais d’aller dans mon école si on m’en donnait la possibilité, parce que j’aurais des résultats [des notes d’examens]. Quand j’aurai accouché, je poursuivrai mes études dans mon école, le centre éducatif c’est juste pour ma période de grossesse. »

Le système transitoire a été supprimé en août 2016, mais les classes destinées aux filles enceintes vont continuer d’exister dans le cadre d’un nouveau programme mis en place sous l’égide du ministère de l’Éducation et avec le soutien de l’UNICEF et du gouvernement britannique ; ce programme s’adresse plus largement aux filles qui ont abandonné l’école pour diverses raisons et il comprend des interventions pour que les filles continuent d’aller à l’école. Ce nouveau programme commence en novembre 2016 et il est en place pour une durée de 17 mois.

Des experts internationaux et nationaux ont salué l’attention accordée à l’éducation des filles à travers ce programme. Il est toutefois préoccupant de constater que les filles enceintes n’ont pas la possibilité de faire des choix du fait de cette interdiction et parce qu’elles ne peuvent pas passer d’examens, ce qui est contraire aux obligations juridiques de la Sierra Leone aux termes desquelles le pays est tenu de fournir à tous les enfants un accès égal à une éducation de qualité.

Accès restreint aux services et à l’information en matière de santé sexuelle et reproductive

Les écoles spéciales destinées aux filles enceintes ne sont pas la solution pour lutter contre le taux élevé de grossesse chez les adolescentes en Sierra Leone. Malgré les recommandations formulées par Amnesty International, le Comité des droits de l’enfant et des organisations internationales, l’information en matière de santé sexuelle et reproductive ne fait pas partie de l’enseignement dispensé dans les écoles classiques.

La majorité des filles interviewées par Amnesty International ont dit qu’elles ne savaient rien de la planification familiale et qu’elles n’avaient pas ou quasiment pas reçu d’éducation sexuelle avant de tomber enceintes.

L’une d’elles a déclaré à nos chercheurs : « À l’école on ne nous donne pas vraiment d’informations sur la planification familiale. Ils pensent que nous sommes trop jeunes, ou que c’est mal et que cela va nous encourager à avoir des relations sexuelles. »

Les filles avaient par ailleurs beaucoup de craintes et des fausses informations au sujet de la planification familiale.

Une fille de 19 ans enceinte de quatre mois a déclaré :

« J’ai utilisé l’injection pendant un ou deux ans, mais je n’ai pas eu mes règles. Quelqu’un m’a dit qu’une fille avait été tuée par l’injection parce qu’on a plus ses règles. Je me suis dit que j’allais arrêter les injections jusqu’à ce que mes règles reviennent. Je ne savais pas à qui je pouvais poser des questions à ce sujet. Je suis alors tombée enceinte.  »

Difficultés pour réintégrer le système éducatif classique

Les filles qui tombent enceintes se heurtent à des obstacles complexes pour la poursuite de leurs études. Outre l’interdiction visant les filles enceintes, les frais de scolarité représentent un gros problème pour la majorité des filles interrogées par Amnesty International. Dans un pays où 72 % de la population vit dans une extrême pauvreté, ces frais ainsi que les dépenses liées au fait d’avoir un enfant peuvent avoir un effet paralysant. De plus, du fait de la stigmatisation des adolescentes enceintes, de nombreuses familles cessent de les soutenir financièrement, et il est alors très difficile pour de nombreuses filles de réintégrer le système éducatif classique même après la naissance de leur enfant. L’une d’elles a déclaré à Amnesty International :

« Je ne peux pas retourner dans mon école parce que je ne peux pas payer les frais de scolarité. J’essaie de faire du commerce et d’aller dans des cours privés. Personne ne m’aide. »

« À moins qu’il ne lève les obstacles à l’éducation, le gouvernement sierra-léonais délaisse les filles et met en danger leur avenir. Au titre de ses obligations internationales, le gouvernement devrait prendre des mesures concrètes pour garantir progressivement l’accès à l’éducation pour toutes les filles, y compris en accordant une aide financière à celles qui en ont besoin, dans le cadre de sa stratégie pour l’éducation, a déclaré Alioune Tine.

« Il est également essentiel d’éliminer la stigmatisation frappant les filles enceintes. La Sierra Leone, qui a pris d’importantes mesures pour lutter contre la stigmatisation frappant les victimes d’Ebola, doit faire le nécessaire pour que les adolescents en situation de grande vulnérabilité soient protégés et soutenus par leurs enseignants, leur famille et leur communauté, au lieu d’être couverts de honte et blâmés. »

Complément d’information

En novembre 2015, un rapport d’Amnesty International indiquait que près de 10 000 filles étaient concernées par l’interdiction d’aller à l’école et de passer des examens frappant les filles visiblement enceintes. Selon plusieurs études, le nombre d’adolescentes enceintes a augmenté pendant l’épidémie d’Ebola. Une étude réalisée en 2016 par leSecure Livelihoods Consortium indique que les enquêtes menées par l’UNFPA montrent que 18 119 adolescentes sont tombées enceintes pendant l’épidémie d’Ebola.

Même avant le début de l’épidémie, fin 2013, la Sierra Leone présentait l’un des taux les plus élevés au monde de grossesse chez les adolescentes, 28 % des filles âgées de 15 à 19 ans étant enceintes ou ayant déjà donné naissance à un enfant au moins une fois.

Le Comité des droits de l’enfant a demandé à la Sierra Leone en octobre 2016 de lever immédiatement l’interdiction discriminatoire d’aller dans les écoles classiques et de passer des examens visant les filles enceintes, et de veiller à ce que ces filles ainsi que les mères adolescentes reçoivent une aide et un soutien pour poursuivre leurs études dans le système éducatif classique. Des recommandations similaires ont été formulées par de nombreux pays lors de l’Examen périodique universel mené par le Conseil des droits de l’homme en janvier 2016, mais elles n’ont pas été acceptées par la Sierra Leone. La Commission des droits humains de Sierra Leone, la Coalition pour l’éducation pour tous, le Collectif de la société civile sur le mariage et la grossesse précoces et l’équipe des Nations unies en Sierra Leone ont fait des déclarations en 2015 dans lesquelles ils ont exprimé leur opposition à cette interdiction.

La pratique consistant à exclure les filles enceintes du système éducatif classique et des examens est courante en Sierra Leone depuis plus d’une décennie ; toutefois, l’annonce officielle de cette interdiction en avril 2015 a fait de cette pratique informelle et inconstante une politique gouvernementale, formalisant et accentuant ce problème. Il y a plus de 10 ans, après la fin de la guerre civile, la Commission pour la paix et la réconciliation a indiqué que la pratique consistant à exclure les filles enceintes des établissements d’enseignement était discriminatoire et archaïque.

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