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Une cause n’est perdue que lorsque l’on cesse de se battre

De Javier Zúñiga Mejía Borja, conseiller spécial auprès d’Amnesty International.

Il semble que parfois l’impossible demande simplement un peu plus de temps et de conviction.

Il y a une semaine, en Argentine, Guido Montoya Carlotto (ou Ignacio Hurbán, comme il s’est nommé pendant plus de trois décennies) est devenu le symbole de l’impossible devenu possible lorsque, après 36 ans de recherche, il a retrouvé sa grand-mère maternelle, Estela Barnes de Carlotto.

«  Ce que nous, les Grands-Mères [de la place de Mai], espérions s’est produit : c’est lui qui m’a cherchée », a-t-elle déclaré quand la nouvelle a été annoncée.

Guido a finalement réussi à déterminer qu’il est né il y a 36 ans de Laura Carlotto, une jeune étudiante qui était détenue illégalement dans un centre clandestin dirigé par la dictature militaire brutale en place en Argentine entre 1976 et 1983. Son père, Oscar Montoya, a lui aussi été assassiné au cours de ces sombres années.

Je me souviens que lorsque j’ai commencé à travailler comme chercheur sur l’Amérique latine pour Amnesty International, en octobre 1977, les nouvelles du pays qui arrivaient au compte-gouttes étaient terrifiantes.

Enlèvements massifs, centres de détention clandestins, torture généralisée. Des centaines de personnes qui, tout simplement, disparaissaient sans laisser de trace.

Puis, une nouvelle encore plus terrifiante : de nombreuses femmes qui avaient été enlevées étaient enceintes, et on soupçonnait que ces bébés avaient été donnés illégalement en adoption, déclarés comme étant les enfants de quelqu’un d’autre. Dans certains cas, les enfants avaient été enlevés avec leurs parents.

Je n’oublierai jamais le moment où nous avons rédigé le rapport sur Laura Carlotto. Nous n’avions que peu d’informations, mais c’était suffisant pour confirmer qu’il y avait beaucoup à faire. Nous savions que la jeune fille avait été enlevée en 1977 et qu’elle était enceinte. Selon les calculs, son bébé avait dû naître en juin 1978, soit deux mois avant que le corps sans vie de la jeune étudiante ne soit remis à sa mère. Son visage était défiguré et elle avait des blessures par balle dans le ventre, ce qui indiquait une tentative évidente de dissimuler les preuves qu’elle avait donné naissance à un enfant.

À l’époque, les autorités avaient de facto déclaré n’avoir aucune information sur la disparition de Laura, ni sur le fait qu’elle attendait un bébé que tout le monde appelait déjà Guido.

Cependant, Estela savait de source fiable que le bébé était vivant et qu’il avait été enlevé des bras de sa mère quelques heures après sa naissance. Depuis ce moment, elle n’a jamais cessé de le chercher.

Pendant des années, les Grands-Mères de la place de Mai (c’est ainsi qu’ont été baptisées les dizaines de femmes qui cherchaient désespérément les enfants de leurs enfants disparus), ont frappé sans relâche aux portes de juges, de commissariats et de tribunaux pour retrouver leurs petits-enfants.

Cette lutte inlassable est devenue celle de dizaines d’organisations locales de défense des droits humains, et des membres d’Amnesty International des quatre coins du monde ont lancé des appels à toute personne qui était disposée à les écouter, et aux autres.

Nous étions convaincus que Guido et des centaines d’autres bébés étaient vivants.

Je me souviens comme si c’était hier de chacune de nos conversations avec Estela. Sa sagesse et sa détermination à rendre justice m’ont toujours époustouflé.

Malgré les obstacles, les attaques, les critiques. Malgré l’ombre du terrible désespoir qui aurait pu les envahir maintes et maintes fois, les Grands-Mères de la place de Mai ont vaillamment mené une lutte qui a déjà porté ses fruits pour 114 personnes qui ont réussi à retrouver leur identité.

Et elles ont mené cette lutte en maintenant leur cause honorable sous les projecteurs, recherchant des informations jusque dans les recoins les plus inattendus, faisant appel à la médecine légale, nous apprenant qu’une cause n’est perdue que lorsque l’on cesse de se battre.

La disparition d’enfants nés en captivité de mères disparues représente un défi colossal : résoudre une disparition dans une disparition. Avec une disparition forcée, les autorités espèrent commettre le crime parfait. Nier une détention c’est nier l’existence même de la victime, même si les informations sur le sort des mères et des enfants sont dissimulées derrière les portes fermées à double tour des camps militaires et des services de sécurité.

La chaîne de complicité impliquée dans chacune de ces disparitions et lâches appropriations doit être brisée : des médecins et infirmières qui ont permis ces accouchements aux personnes qui ont falsifié des centaines d’actes de naissance, tous ceux qui ont eu un rôle, même minime, doivent comparaître devant la justice.

J’écris ces lignes alors que je m’apprête à quitter Amnesty International, et cela me ramène à ces années lorsque, à elle seule, l’énergie inépuisable de ces Grand-Mères déterminées nous aidait à poursuivre. Je pense que clairement, la lutte n’est pas terminée, et elle ne le sera que lorsque chacun des près de 400 bébés que nous cherchons toujours aura retrouvé son identité.

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