Hissène Habré. Un procès équitable est essentiel malgré les péripéties judiciaires

Par Gaëtan Mootoo, chercheur sur l’Afrique de l’Ouest à Amnesty International

« Le 21 juillet 2015, cela faisait exactement 29 ans que je travaillais à Amnesty International et c’est ce jour-là que s’est ouvert le procès de l’ancien président tchadien Hissène Habré.

Quand j’ai rejoint Amnesty International, en 1986, j’ai été immédiatement frappé par la masse de travail déjà réalisé par mes collègues sur le Tchad depuis 1982, année de l’arrivée au pouvoir du président Hissène Habré. J’ai intégré cette équipe et une partie de mon travail consistait à rencontrer des gens et recueillir des témoignages, qu’Amnesty International transformait alors en rapports, communiqués de presse et actions, afin de mettre en lumière ces violations graves des droits humains, notamment la torture, les arrestations arbitraires, les exécutions extrajudiciaires et les disparitions forcées. Un grand nombre de ces documents ont été produits au cours de la période allant de 1982 à 1990, année où s’est achevé le règne d’Hissène Habré.

Au cours des dernières décennies, mes collègues et moi avons rencontré et interviewé de très nombreuses victimes du régime d’Hissène Habré. Le rêve de beaucoup d’entre elles ne s’est malheureusement jamais réalisé car elles n’ont pas vécu assez longtemps pour enfin le voir comparaître, cette semaine, devant un tribunal.

Lundi et mardi, j’étais dans la salle d’audience des Chambres africaines extraordinaires à Dakar, au Sénégal, et j’ai vu le grand nombre de personnes venues assister à l’ouverture de ce procès pour crimes contre l’humanité, torture et crimes de guerre commis quand il était au pouvoir. Des victimes se trouvaient parmi le public, espérant que le tribunal mette fin à 25 ans d’impunité pour les violations des droits humains et les crimes de droit international perpétrés sous le régime d’Hissène Habré.

Après sa chute du pouvoir, beaucoup de victimes qui attendaient son procès ont dit qu’elles craignaient de mourir avant qu’il n’ait pu avoir lieu. Je me souviens en particulier de Samuel Togoto, un homme que j’ai interviewé peu avant sa mort et qui m’a dit avoir été battu et torturé en prison ; son décès est arrivé trop tôt car il n’a jamais obtenu justice. Il n’est pas le seul dans ce cas, d’autres victimes aussi ne sont hélas plus en vie. Je me rappelle également Mahamat Sidi Baby, un ancien officier de l’armée qui a dit à Amnesty International qu’il avait été torturé en prison ; pendant son interrogatoire il a reçu des décharges électriques et été soumis au « supplice des baguettes », qui l’a fait abondamment saigner du nez. Il est souvent venu boire un thé dans mon bureau ; il était très découragé et il recevait des soins médicaux à la suite de sa détention.

Selon la Commission nationale d’enquête tchadienne, 40 000 personnes sont mortes aux mains des forces de sécurité d’Hissène Habré, et un plus grand nombre encore ont été torturées. Je me souviens de nombreux témoignages de victimes de torture. Une des méthodes de torture est l’« arbatachar » : les bras de la victime sont liés dans son dos au niveau des coudes et son torse est poussé en avant pour attacher ensemble ses pieds avec ses bras. Un détenu a été laissé dans cette position de contorsion extrêmement douloureuse pendant cinq terribles heures.

Après la chute du régime d’Hissène Habré, plus de 50 000 lettres et cartes postales envoyées par des membres d’Amnesty International ont été trouvées à la Direction de la Documentation et de la Sécurité (DDS), le siège principal des services de sécurité à N’Djamena, la capitale tchadienne. La Commission nationale d’enquête a confirmé l’existence de ces lettres et cartes postales et même précisé les pays d’où elles venaient. Elle a aussi annoncé que le nombre de lettres et cartes postales envoyées a probablement été plus grand encore dans la mesure où les autorités en ont détruit une partie. Elles demandaient aux autorités tchadiennes, y compris à Hissène Habré, de mettre fin aux violations des droits humains qui ont été endémiques sous son régime.

Quand je suis arrivé au procès lundi, j’ai vu certaines des victimes, graves et déterminées, qui espéraient que justice soit enfin rendue. Elles ont vieilli depuis la dernière fois que je les ai vues. Mardi, j’ai aussi vu la déception sur leur visage quand le procès a été ajourné jusqu’en septembre après qu’Hissène Habré et ses avocats eurent refusé de parler au juge. La cour a maintenant nommé trois nouveaux avocats chargés de le représenter. La salle d’audience était pleine à craquer et mes pensées sont immédiatement allées aux victimes venues d’ici et là pour assister au procès et qui attendaient depuis 25 longues années que justice soit rendue. C’était étrange de voir, dans la salle d’audience, des diplomates de pays ayant fourni au gouvernement d’Hissène Habré une assistance militaire, y compris de la formation et des équipements de sécurité, qui pourrait donc avoir contribué aux violations des droits humains qui ont été commises.

L’ajournement du procès a, de manière très compréhensible, déçu de nombreuses personnes. Il est cependant juste de laisser aux avocats nommés d’office le temps d’étudier le dossier. Il est essentiel de veiller à l’équité de ce procès, alors que les yeux de l’Afrique et du reste du monde sont tournés vers cette affaire, car il doit servir d’exemple pour l’avenir. Sans cela, les victimes seront privées de leur meilleure chance d’obtenir justice après tant d’années d’attente. Il faut non seulement que justice soit rendue, mais aussi que le monde en soit témoin. »

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