La Gambie s’est débarrassée de Yahya Jammeh – le monde ne devra pas l’oublier quand ce pays ne sera plus sous les feux de l’actualité Sabrina Mahtani, chercheuse d’Amnesty International sur l’Afrique de l’Ouest

Aisha n’avait que deux mois quand son père, Momodou, a été arrêté. Sympathisant de longue date du principal parti d’opposition gambien, le Parti démocratique unifié (UDP), il a été appréhendé en même temps que plusieurs autres membres de l’UDP le 16 avril 2016, alors qu’ils marchaient sur une route bras dessus bras dessous, en signe de solidarité. Ils appelaient à la libération des prisonniers politiques et demandaient justice pour leur collègue Solo Sandeng, mort des suites de torture en garde à vue après avoir été arrêté pendant une manifestation pacifique.

Quelques semaines plus tard, le 9 mai, la femme de Momodou, Kaddy, s’est rendue au tribunal pour essayer d’apercevoir son mari pendant son procès. Alors qu’elle rentrait chez elle, Kaddy et des dizaines d’autres personnes ont été arrêtées par l’unité d’intervention de la police. Elle a été rouée de coups et placée en détention. Des membres de sa famille lui ont apporté Aisha dans sa cellule, où elles ont toutes deux été détenues pendant 10 jours, jusqu’à ce que des juristes de l’Association des avocates se rendent au tribunal et obtiennent une mise en liberté sous caution, permettant à Kaddy et à sa petite fille d’être relâchées.

En juillet, Momodou et 29 autres personnes, notamment Ousainou Darboe, dirigeant de l’UDP, ont été condamnés à trois ans d’emprisonnement pour diverses charges liées à la tenue d’une manifestation illégale.

Le procès de Kaddy n’est pas encore terminé. Aisha l’accompagne au tribunal, où elle gazouille sous les yeux des policiers pendant que les avocats défendent la cause de sa mère.

Ces affaires sont relativement connues, puisqu’elles sont liées à des membres de premier plan de l’opposition, mais de nombreuses familles de « disparus » en Gambie n’ont aucune nouvelle de leurs proches. Sous le président sortant, Yahya Jammeh, un climat de peur a été entretenu en Gambie pendant des années par le biais d’arrestations et de détentions arbitraires régulières, ainsi que par le recours systématique à la torture. On ne savait jamais qui serait arrêté, quand, ni pour quelles raisons.

Il y a quelques mois, j’ai interviewé les membres de la famille de trois imams dont on est sans nouvelles depuis octobre 2015. Ces proches ont reçu des informations non officielles selon lesquelles les trois hommes pourraient être incarcérés dans la prison de Janjanbureh, mais ils n’ont aucun contact avec eux. On ignore les motifs de leur arrestation, même si leurs proches pensent qu’elle pourrait être liée à une demande que les imams ont adressée au président Jammeh pour solliciter la libération de riziculteurs qui avaient été placés en détention.

Pendant que je réalisais ces entretiens, je me suis surprise à regarder autour de moi, à m’assurer que personne ne nous écoutait, que nous n’avions pas été suivis. Cela pourrait passer pour de la paranoïa, mais c’est ainsi que les gens vivaient dans la Gambie de Yahya Jammeh, où l’Agence nationale de renseignement (NIA) arrêtait régulièrement des personnes qui étaient perçues comme des adversaires du régime ou qui le dénonçaient ouvertement.

« On ne sait pas à qui on peut faire confiance », m’a dit un militant de la société civile. « Impossible de se fier à sa femme de ménage, au vendeur de recharges téléphoniques – n’importe qui peut être un informateur. »
Un autre militant m’a dit : « C’est parce que Yahya Jammeh a réussi à nous rendre craintifs et méfiants les uns envers les autres qu’il est resté si longtemps au pouvoir ».

Même les membres du gouvernement n’étaient pas à l’abri et pouvaient se faire embarquer par les forces de sécurité. Une parente de l’ancien ministre adjoint de l’Agriculture, Ousman Jammeh (sans lien de parenté avec le président), a raconté en pleurant qu’il était parti travailler un jour d’octobre 2015 et qu’il n’était jamais revenu. Selon certaines rumeurs, il est incarcéré à la prison Mile 2, à Banjul, tristement célèbre pour ses terribles conditions de détention, mais aucune information officielle n’a été communiquée et aucune charge n’a été retenue contre lui. Sa famille ne comprend pas pourquoi il a été arrêté et vit chaque jour dans l’attente de la moindre information.

Compte tenu de ce climat de peur et de l’histoire du pays en matière de violations des droits humains, le transfert pacifique de pouvoir qui a eu lieu après l’élection de la semaine dernière a étonné de nombreuses personnes. Lorsque les résultats ont été annoncés, de nombreux Gambiens ont versé des larmes, puis ont appelé leurs proches à l’étranger pour leur dire qu’ils allaient enfin pouvoir rentrer à la maison.

Lundi, j’étais assise dans une salle d’audience pleine à craquer pour assister au procès en appel d’Ousainou Darboe et de Momodou. Le tribunal a résonné aux cris de « Liberté ! » et les sympathisants se sont levés pour chanter l’hymne national lorsque Ousainou Darboe et Momodou ont obtenu une libération sous caution, en même temps que 17 autres prisonniers politiques. Aisha, la plus jeune de la salle d’audience, a souri et ri comme si elle comprenait à quel point le moment était important. Bien que l’affaire ne soit pas terminée, les détenus sont maintenant chez eux, auprès de leur famille, après huit mois de détention dans la prison Mile 2.

Quand j’étais assise dans la salle d’audience, j’ai pensé à l’importance de ce moment pour les nombreux Gambiens qui, au fil des ans, ont risqué leur vie pour lutter pour leurs droits : les journalistes qui ont été torturés ou contraints à des années d’exil pour avoir fait la lumière sur les violations des droits humains, les avocats courageux qui ont défendu des personnes injustement arrêtées, s’exposant ainsi eux-mêmes à de grands risques, et les milliers d’autres Gambiens qui sont descendus dans la rue pour soutenir leurs candidats pendant l’élection.

Le nouveau gouvernement de la Gambie a beaucoup à faire. Une première étape consistera à libérer tous les prisonniers politiques et à apporter des réponses aux familles de « disparus » qui attendent depuis trop longtemps des nouvelles de leurs proches.

Amnesty International a rencontré Adama Barrow, le président élu, à la veille du scrutin et à nouveau cette semaine. L’organisation a trouvé ses propos encourageants quand il a dit que les prisonniers politiques seraient libérés, que l’état de droit serait respecté et qu’il n’y aurait plus de « disparitions ». Halifa Sallah, un autre dirigeant de la coalition des partis d’opposition qui a remporté l’élection, m’a dit : « Nous devons rejeter l’arbitraire du gouvernement en Gambie, et nous réapproprier les principes de la justice ».

Le nouveau gouvernement doit aussi autoriser des inspections des prisons qui étaient fermées au monde extérieur sous la présidence de Yahya Jammeh. Il doit s’attaquer à l’impunité dont bénéficient les forces de sécurité, en particulier la NIA, et mettre fin aux arrestations arbitraires et à la torture.

Lorsque les feux de l’actualité internationale s’éloigneront de la Gambie au cours des prochaines semaines et que ces événements historiques seront supplantés par des nouvelles plus récentes, nous ne devrons pas détourner le regard. Nous nous devons de soutenir les Gambiens dans ce difficile cheminement vers la vérité, la justice et la réconciliation lorsqu’ils façonneront leur nouveau pays.

La version originale de cet article a été publiée par l’International Business Times

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