Encore quatre ans de solitude ? Les élections présidentielles 2010 en Colombie

Par Olga L. Gonzalez

Le 20 juin dernier, sans surprise, Juan Manuel Santos, l’ancien ministre de la défense du gouvernement Uribe, a été élu président de la République colombienne. Ainsi, pour la deuxième fois dans son histoire , la Colombie est dirigée par un membre de la puissante famille Santos –copropriétaire du groupe multimédia le plus influent du pays, notamment de la nébuleuse El Tiempo. La stratégie de M. Santos a certes été payante - il arrive à la présidence sans avoir eu auparavant de poste électif et après avoir été successivement le ministre de trois gouvernements d’orientations opposées . Mais au-delà de cette réussite personnelle, il convient de réfléchir aux deux questions suivantes : Pourquoi les nombreux scandales du gouvernement Uribe ne se sont-ils pas traduits par une alternance ? Sous quelles perspectives se situe le gouvernement d’« union nationale » annoncé par Santos ?

Avant d’y répondre, rappelons quelques éléments de contexte. La Colombie est traditionnellement présentée comme « la plus ancienne démocratie latino-américaine ». Pourtant, son bilan en terme de droits humains est comparable aux dictatures d’Amérique du Sud des années 70 : les paramilitaires d’extrême droite ont avoué avoir commis plus de 30 000 assassinats au cours de ces 25 dernières années. Entre 1993 et 2006 , ils ont commis plus de 1 500 « massacres ». Les fosses communes qu’ils ont mises en place se chiffrent entre 2 000 et 10 000 . Depuis plusieurs années la Colombie détient par ailleurs des records mondiaux pour le nombre de militants et de syndicalistes assassinés.

Durant le gouvernement Uribe (2002-2010), les méthodes politiques traditionnelles, avec toutes leurs conséquences en termes de droits humains, se sont maintenues (militarisation de la société, criminalisation et élimination des opposants, impunité pour les paramilitaires…). Plus spécifiquement, une série de crimes ont été directement associés à ce mandat -on retiendra ici le DASgate et les « faux positifs ».

Le DASgate se réfère à l’espionnage, écoutes téléphoniques illégales et surtout assassinats effectués par le bureau d’intelligence de l’État, DAS, lequel est directement relié à la présidence. Ces actes ont visé l’opposition, les syndicats, les ONG, les magistrats, les journalistes.

Les « faux positifs » désignent l’assassinat, par l’armée, de plus de 1 300 jeunes des quartiers défavorisés depuis 2002 . Cette pratique s’est développée après la mise en place par le gouvernement d’une politique du chiffre qui récompense les militaires par des primes et des permissions pour tout guérillero tué au combat . Ces jeunes étaient attirés par des propositions d’emploi, puis tués et présentés par l’armée comme étant des guérilleros.

Ces faits furent dénoncés avec courage par l’opposition, les ONG ou par des magistrats. La presse a, pour sa part, parlé de « scandales » (à répétition). Cependant, ces « scandales » n’ont pas diminué les chances du candidat qui se présentait comme l’héritier d’Uribe. M. Santos a en effet obtenu 47% des suffrages exprimés au premier tour, 69% au second. Pour expliquer ce décalage, il faut tenir compte de facteurs intrinsèques à la culture politique nationale.

Malgré la réprobation morale qu’ils ont suscitée, malgré les quelques investigations de la justice qui ont suivi, ces crimes n’ont eu aucune conséquence politique notable. Plusieurs raisons à cela : d’abord, les forces de l’opposition n’étaient pas suffisamment nombreuses, unies et solides pour faire face aux contre-attaques du gouvernement. Quant aux médias, ils ont certes parlé de ces forfaits, mais ils les ont abordés en tant que « scandales » regrettables. Aussi, plutôt que de demander des responsabilités, des sanctions et la poursuite des coupables, la plupart des média ont donné à voir ces faits comme faisant partie du spectacle normal de la politique, banalisant leur gravité. Surtout, ce manque de traduction politique face à l’indignation de segments importants de la population traduit l’état de la société civile ; malgré des mobilisations ponctuelles , cette dernière est globalement peu organisée - nous sommes très loin de scénarios comme celui de l’Équateur des années 1990, où les mobilisations populaires collectives ont réussi à mettre hors jeu des gouvernements discrédités.

En fait, le trait majeur qu’il convient de souligner est que la politique laisse une majorité de la société colombienne indifférente, lasse ou blasée, et pousse à la débrouille individuelle. Électoralement, cette dépolitisation se traduit par l’abstention et par une forte vulnérabilité aux pratiques clientélistes.

L’abstention, rappelons-le, est globalement la plus élevée d’Amérique latine - cette dernière élection, avec 56% d’abstention, n’a pas fait exception. Mais si la grande majorité des Colombien-ne-s se désintéresse de la politique, il y existe plusieurs moyens de faire pression sur une partie de la population pour qu’elle vote pour les partis au pouvoir. Ainsi, le gouvernement d’Uribe a vigoureusement déployé la « maquinaria », (un ensemble de dispositifs frôlant l’illégalité) pour faire élire Santos. La « machine » a tourné à fond, contrastant avec le Parti Vert du rival Antanas Mockus, dont la principale arme était le slogan « je vote librement ».

Les élections législatives du 30 mars, véritable préambule des élections présidentielles, ont donné la mesure de l’efficacité de la « maquinaria ». Un seul exemple, le cas du parti PIN, permet de comprendre l’habitus électoral colombien. Créé par des députés uribistes mis en cause dans le cadre du scandale de la parapolitique et ne pouvant donc pas se présenter à ces élections , ce parti rassemblant leurs épouses, enfants, proches et amis, réussit à obtenir plus de 1 million de voix, plus que le parti de gauche.

Lors des élections présidentielles de 2002, 2006 et 2010, la coalition uribiste a collectionné ce type d’appuis. Elle a mis également à profit les méthodes du clientélisme classique : le maintien des programmes d’aide sociale - les micro subsides aux mères de famille ou aux familles rurales, par exemple , étaient conditionnés au vote pour Santos de tous les bénéficiaires ; l’aide des institutions publiques au cours de la campagne électorale ; les nombreux cas de fraude ; l’achat direct de votes ; les réseaux des grands barons électoraux ; l’opacité du décompte des votes… Toutes ces manifestations du « pittoresque national » ont ressurgi avec force lors de ces élections et ont contribué au « raz-de-marée » du successeur d’Uribe.

Santos a également réussi à percer dans une partie des couches moyennes et aisées urbaines : bien que ces secteurs ne subissent pas la guerre (qui se déroule essentiellement dans les zones rurales), ils sont sensibles aux opérations militaires très médiatisées contre les Farc et au programme uribiste de « sécurité démocratique ». Pour eux, cela revenait à retrouver la liberté de se déplacer sur les grandes routes, sans craindre les « pêches miraculeuses » (barrages avec risque d’enlèvement) des Farc des années Pastrana. Enfin, généreux et décisif, fut également le soutien du secteur financier, un des plus gros bénéficiaires des huit années d’uribisme.

Héritier politique d’Uribe, Santos maintiendra les orientations et le mode de gestion du pouvoir de ce dernier. Mais il est aussi vraisemblable qu’il souhaitera se démarquer de l’influence trop pesante de son prédécesseur. C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre son appel à former un gouvernement « d’union nationale ».

Dans la culture politique colombienne, l’« union nationale » implique l’attribution discrétionnaire des postes de la fonction publique aux politicien-ne-s fidèles au gouvernement. La promesse a rapidement porté ses fruits : le Parti Libéral a d’ores et déjà renoncé à faire partie de l’opposition, ainsi que le Parti Vert. Le Polo (gauche) sera probablement divisé sur cette question.

À plus long terme, les effets de cette coalition seront des plus nuisibles : le risque est en effet d’installer un régime unanimiste. Avec une opposition réduite à néant, les voix dissidentes -dont les ONG- seront encore plus stigmatisées et poursuivies et la logique de confrontation approfondie, d’autant plus que le chauvinisme s’exacerbe (Hugo Chavez pourrait être le nouvel « ennemi idéal » du régime). Enfin, cette forme de distribution du pouvoir contribuera à élargir le fossé entre le personnel politique et la population, accentuant ainsi l’apathie de cette dernière pour la sphère politique.

En somme, l’héritage de huit années d’uribisme, celui très probable des quatre prochaines années de santisme, n’est que l’approfondissement de pratiques politiques pré-modernes, la banalisation de l’illégalité, du crime et de l’impunité, la poursuite de la guerre (avec un coût social et économique accablant), et des performances économiques globalement très médiocres . La construction d’alternatives plus démocratiques et moins inégalitaires en Colombie est une tâche urgente.

Auteur : Olga L. Gonzalez

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