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Ils rêvent de la terre dont on les a chassés : le combat pour les droits fonciers en Colombie

Par Marcelo Pollack, chercheur sur la Colombie à Amnesty International.

On pourrait en sourire si ce n’était tragique : cette communauté paysanne du nord de la Colombie s’appelle Tranquilandia, « la terre paisible ». L’endroit est tout sauf paisible. Les habitants ont été contraints de quitter leurs maisons et leurs terres après la mort et la disparition forcée d’un grand nombre d’entre eux, des actes imputables essentiellement à des groupes paramilitaires qui opèrent dans la région.

Ce qui s’est passé à Tranquilandia est loin d’être inhabituel. Près de six millions de Colombiens ont dû quitter leur foyer à la suite du plus long conflit interne qu’ait connu l’Amérique latine, un conflit qui oppose depuis plus de 50 ans les forces de sécurité et les paramilitaires à divers groupes de guérilla. Un chiffre qui représente 13 % de la population et qui place la Colombie parmi les pays ayant connu des déplacements de population parmi les plus importants dans le monde.

Les luttes violentes pour le droit à la terre sont à n’en point douter l’une des caractéristiques principales de ce conflit. L’enjeu est majeur. Forces de sécurité, paramilitaires et groupes de guérilla ne sont pas les seuls protagonistes de ce combat, dans lequel interviennent aussi une pléthore d’acteurs politiques et économiques, depuis les responsables politiques locaux aux compagnies internationales, pour qui le conflit est un moyen de faire avancer, de consolider et de protéger leurs intérêts.

La « question foncière » est aussi l’une des composantes centrale des pourparlers de paix entre le gouvernement colombien et la guérilla des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC).

Mais pendant que le conflit fait rage, c’est la population civile qui continue de faire les frais de la violence. Près de 220 000 personnes ont été contraintes de quitter leur foyer durant la seule année 2013.

Aujourd’hui, beaucoup parmi les hommes, les femmes et les enfants déplacés qui essaient de se réinstaller chez eux ne trouvent en rentrant que la mort et le danger.

Amnesty International publie aujourd’hui son rapport A land title is not enough : Ensuring Sustainable Land Restitution in Colombia. Il montre que la grande majorité des personnes déplacées de force en Colombie, pour la plupart des paysans pratiquant une agriculture de subsistance et des communautés indigènes ou d’origine africaine, n’ont toujours pas accès à leurs terres, du fait de graves défaillances dans le dispositif officiel de restitution.

En vigueur depuis 2012, la Loi sur les victimes et la restitution des terres (Loi 1448) devait, en théorie du moins, garantir le droit de certaines victimes du conflit à obtenir pleine et entière réparation, y compris une aide pour récupérer les terres volées à beaucoup d’entre elles.

L’initiative était louable, mais la réalité s’avère beaucoup moins glorieuse.

Amnesty International a constaté que le gouvernement, en dépit de la loi, manque à son devoir de protection et d’assistance envers un grand nombre de ceux qui veulent reprendre possession des terres leur appartenant de droit. Beaucoup de gens n’ont pas accès aux mécanismes créés pour les aider à réclamer leurs terres. Par ailleurs, une part importante de ceux qui tentent de se réinstaller retrouvent leurs fermes détruites, ou à l’abandon.

Dans un grand nombre de cas, en outre, les autorités ne donnent pas suite aux mesures ordonnées par les juges et magistrats chargés des affaires de restitution (remise de dette, exemption fiscale et octroi d’aides pour des projets agricoles, par exemple) pour permettre aux paysans de rentrer chez eux et vivre de manière durable sur leurs terres.

Dans d’autres cas, les personnes qui rentrent sont en butte à des menaces, ou même des homicides, imputables en général à des groupes paramilitaires dont certains ont des liens avec les forces de sécurité et les élites politiques et économiques locales.

À la fin du mois d’août 2014, la Fiscalía General de la Nación enquêtait sur 35 homicides perpétrés contre des personnes impliquées dans un processus de restitution des terres. Le nombre réel de personnes tuées est toutefois probablement beaucoup plus élevé. Faute de garanties pour leur sécurité, beaucoup de personnes n’osent pas rentrer.

Un paysan qui a dû quitter sa terre explique : « Comment voulez-vous qu’on revienne sur nos terres quand ceux qui sont là-bas disent qu’ils vont se venger sur nous ? Pratiquement toutes les semaines on apprend qu’un leader de la restitution ou un paysan qui réclamait qu’on lui rende ses terres ont été tués. »

Les risques sont bien réels. L’an dernier j’ai rencontré un groupe de femmes mobilisées pour la restitution de leurs terres à Los Playones de Pivijay, dans le nord de la Colombie. Elles détenaient les droits sur les terres, mais en ont été chassées par des groupes paramilitaires en 1999. Beaucoup de membres de cette communauté ont été en butte à des menaces et des violences et certaines dirigeantes, notamment Luisa Borrero Celedon, ont été tuées.

Mais ces femmes ont depuis entrepris des démarches pour se réinstaller. Le 8 août de cette année, l’une d’elles a reçu un appel téléphonique passé depuis un numéro inconnu. La voix au bout du fil l’a menacée : « Si tu viens sur ces terres, on te tuera, parce que vous n’allez pas récupérer ces terres. » D’autres femmes de la communauté ont reçu des menaces similaires. Les actes d’intimidation se poursuivent.

Si le gouvernement ne fait rien pour mettre un terme aux violences graves et généralisées perpétrées contre les personnes qui rentrent chez elles et celles qui les accompagnent, toutes les mesures et les lois resteront lettre morte.

Aux menaces et à la peur vient s’ajouter le poids d’une bureaucratie lourde et de lenteurs administratives. Beaucoup parmi ceux qui s’adressent aux organismes officiels chargés de la restitution des terres doivent attendre pendant des années – et un grand nombre n’obtiennent même jamais de réponse. Ajoutons à cela le fait que de nombreuses personnes dont les terres ont été volées ne sont même pas éligibles à la restitution au titre de la Loi 1448. Les citoyens dépossédés de leurs terres avant 1991 ne peuvent pas prétendre à la restitution.

Près de trois ans après le début du processus de restitution des terres, dont la durée est limitée à 10 ans, une fraction seulement des quelque 8 millions d’hectares que l’on estime avoir été volés pendant le conflit armé ont effectivement fait l’objet d’un jugement de restitution.

Au 1er août 2014, les jugements de restitution aux paysans prononcés par les juges et magistrats concernaient moins de 30 000 hectares. Les opérations de restitution collective de territoires appartenant aux populations indigènes ou d’origine africaine sont plus lentes encore. Un seul jugement a été rendu, concernant les 50 000 hectares de la réserve indigène des Embera Katíos, dans l’Alto Andágueda, dans la municipalité de Bagadó (département du Chocó).

Qui plus est, les autorités ont tendance à laisser de côté les cas difficiles et s’occupent en général surtout des affaires faciles, concernant des restitutions de moindre ampleur.

Les terres que se sont appropriées les paramilitaires et d’autres acteurs se retrouvent souvent au bout du compte entre les mains de grandes entreprises nationales et internationales, qui les utilisent pour des productions lucratives, comme l’huile de palme, ou pour y lancer de grands chantiers ou implanter des projets pétroliers ou miniers. Il n’est pas rare que des familles qui rentrent chez elles découvrent à l’endroit où leur maison et leurs terres sont censées se trouver des plantations de palmiers à huile, de tecks ou d’autres produits agro-industriels.

L’épreuve de vérité pour la Loi 1448 interviendra lorsque les juges et les magistrats de la restitution seront confrontés aux puissants intérêts de l’agro-industrie et de l’exploitation minière.

L’année dernière, je me suis rendu dans la localité d’Aracataca, dans le nord de la Colombie, afin de rencontrer la communauté de Tranquilandia, qui a été déplacée de force. Ces gens ont été chassés de chez eux il y a une dizaine d’années.

« Nous n’avons pas décidé ensemble de quitter les lieux, mais nous sommes partis peu à peu, les uns après les autres, certains au début, d’autres plus tard, m’a expliqué un paysan. Sur les 66 parcelles, un personne seulement est restée. Et l’armée a tué cet homme... C’était le dernier, il n’y a plus personne maintenant. Ils ont tué le dernier. »

Et pourtant, malgré le vide et malgré l’horreur, certains font le choix de rentrer chez eux. Depuis l’adoption de la Loi 1448, plusieurs membres de la communauté de Tranquilandia ont entrepris des démarches pour récupérer leurs terres. « Un jour on se met à rêver de ce qu’on a dû abandonner autrefois », explique un paysan.

Il appartient désormais au président Santos de mettre tout en œuvre pour faire de ces rêves une réalité, et redonner une maison et un moyen d’existence à tant de Colombiens.

Cet article a été publié à l’origine dans l’International Business Times

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