Sihem Bensedrine, 74 ans, est une défenseure des droits humains de premier plan connue pour ses activités de journaliste indépendante et de défense des droits humains sous le régime du président Ben Ali. Depuis la prise de pouvoir du président Kaïs Saïed en juillet 2021, Sihem Bensedrine a vivement critiqué les mesures prises par le président qui ont conduit à saper l’état de droit et l’indépendance du pouvoir judiciaire en Tunisie.
Entre 2014 et 2018, Sihem Bensedrine a présidé l’IVD, qui a été créée pour réunir des informations sur les violations des droits humains et les actes de corruption qui auraient été commis par des représentants de l’État et leurs associés sous les précédents régimes entre 1955 et 2013, et pour garantir la reddition de comptes et des réparations.
L’IVD avait le pouvoir de transférer les dossiers concernant de graves violations des droits humains et actes de corruption aux chambres criminelles spécialisées en justice transitionnelle créées par la loi de 2013 relative à l’instauration de la justice transitionnelle et à son organisation. En décembre 2018, l’IVD a achevé ses travaux et transféré 205 cas de violations des droits humains et d’actes de corruption à des fins de poursuites aux 13 chambres criminelles spécialisées en Tunisie. Un certain nombre de ces affaires étaient liées à des allégations de corruption dans le secteur bancaire. Parmi les personnes accusées par l’IVD d’infractions liées à la corruption figurent d’anciens ministres, des hommes d’affaires de premier plan, d’anciens gouverneurs de la Banque centrale, des cadres supérieurs d’une banque publique et des représentants du gouvernement.
L’IVD a été créée en mars 2014 avec un mandat de quatre ans pouvant être prolongé une fois pour une année aux termes de la Loi organique relative à l’instauration de la justice transitionnelle et à son organisation. Le 27 mars 2018, l’IVD a annoncé lors d’une conférence de presse qu’elle prolongeait son mandat jusqu’à la fin de l’année 2018 malgré un vote du Parlement contesté visant à mettre fin à son mandat au bout de quatre ans.
Le 28 décembre 2018, la présidence de la République a informé l’IVD à la dernière minute que la date limite pour soumettre le rapport au président était fixée au 31 décembre, soit trois jours plus tard.
L’IVD présidée par Sihem Bensedrine a décidé de finaliser une version préliminaire du rapport final afin de respecter ce délai. Le 30 décembre 2018, l’IVD a voté l’adoption du rapport préliminaire dans l’attente des révisions nécessaires. La présidente de l’IVD a été chargée de fusionner les révisions dans le rapport final avant sa publication. Le 26 mars 2019, l’IVD a officiellement publié son rapport final sur son site Internet. Ce rapport est paru au Journal officiel de la République tunisienne le 24 juin 2020.
Dès sa création et tout au long de son mandat, l’IVD a été la cible de plusieurs tentatives des autorités visant à saper ses travaux et à limiter son mandat. Certaines institutions de l’État, telles que les ministères de l’Intérieur et de la Défense, n’ont pas pleinement coopéré dans le cadre de ses enquêtes.
En mai 2020, un ancien commissaire de l’IVD a porté plainte contre Sihem Bensedrine auprès de l’Instance supérieure de lutte contre la corruption, l’accusant notamment d’avoir « falsifié le rapport final » en ayant indûment ajouté dans la version finale du rapport de l’IVD une section sur des allégations de corruption dans le système bancaire tunisien en lien avec un litige entre le gouvernement tunisien et la Banque franco-tunisienne (BFT). Le plaignant affirmait qu’en « falsifiant » le rapport et en ajoutant une section sur une affaire de corruption spécifique liée aux opérations de la Banque franco-tunisienne impliquant de nombreux anciens responsables de la Banque centrale, des responsables gouvernementaux et des hommes d’affaires, Sihem Bensedrine avait recherché un gain personnel parce que les allégations dans cette section du rapport allaient coûter au gouvernement tunisien de très importantes sommes en réparations.
En mars 2021, l’Instance supérieure de lutte contre la corruption a transféré la plainte contre Sihem Benserdine au parquet général de Tunis sur la base de ces allégations.
À l’été 2021, la Brigade économique de la police judiciaire a ouvert une enquête sur la plainte et convoqué des membres de l’IVD pour un interrogatoire. La plainte alléguait que les modifications apportées à la version préliminaire du rapport dans le chapitre sur la corruption dans le système bancaire constituaient une « falsification » et visaient à « nuire à l’État tunisien ».
Dans le cadre de cette enquête, le 22 novembre 2022, un juge d’instruction du Pôle judiciaire économique et financier a interrogé Sihem Bensedrine en qualité de témoin. Le 20 février 2023, l’accusation a demandé au juge d’instruction d’engager des poursuites pénales contre Sihem Bensedrine parce qu’elle aurait profité de sa position afin d’obtenir des avantages indus, causé des préjudices à l’État pour se procurer des avantages et pour faux et usage de faux, au titre des articles 32, 96, 98, 172, 175, 176 et 177 du Code pénal. Le 2 mars 2023, le juge d’instruction a modifié le statut de Sihem Bensedrine dans l’enquête, le faisant passer de celui de témoin à celui de suspect. Le 7 mars 2023, le juge a prononcé une interdiction de voyager à l’encontre de Sihem Bensedrine.
Le 1er août 2024, à l’issue d’une audience avec le juge d’instruction, un juge d’instruction du Pôle judiciaire économique et financier du tribunal de première instance de Tunis a ordonné le placement en détention provisoire de Sihem Bensedrine pour les mêmes chefs d’accusation.
Les accusations portées contre Sihem Bensedrine, qu’elle nie, sont fondées sur les allégations de l’ancien commissaire qui a porté plainte. L’accusation n’a présenté aucune preuve concrète pour justifier l’ordonnance de placement en détention provisoire et l’enquête pénale qui a été ouverte au titre d’accusations aussi graves.
La détention de Sihem Bensedrine est contraire aux normes internationales d’équité.
Compte tenu du fait que l’accusation n’a jusqu’à présent pas fourni de preuves concrètes concernant des actes criminels qui pourraient être liés aux modifications introduites dans le rapport de l’IVD, les accusations portées contre Sihem Bensedrine semblent constituer une forme de représailles pour le travail qu’elle a entrepris en tant que présidente de l’IVD, et plus particulièrement pour les opinions ou les faits contenus dans le rapport final de l’IVD et les poursuites initiées par l’IVD contre les auteurs présumés.
En mai 2023, des experts indépendants des droits humains des Nations unies ont exprimé leur préoccupation quant au fait que les poursuites engagées contre Sihem Bensedrine semblaient constituer des représailles pour son travail en tant que présidente de l’IVD, en particulier pour les affaires de corruption que l’IVD avait transférées à la justice.
En outre, conformément aux normes internationales relatives aux droits humains, les États ont l’obligation de prendre des mesures efficaces pour garantir le droit de connaître la vérité sur les violations flagrantes des droits humains, notamment au moyen de mécanismes non judiciaires tels que les commissions vérité. Les membres de l’IVD doivent être protégés pendant leur mandat et après la fin de leur mission ; ils doivent notamment être protégés contre la diffamation et les poursuites civiles ou pénales qui pourraient être engagées contre eux en raison de leur travail ou du contenu de leurs rapports.