Sihem Bensedrine, 74 ans, est une défenseure des droits humains de premier plan reconnue pour ses activités de journaliste indépendante et de défense des droits humains sous le régime de l’ancien président Ben Ali, chassé du pouvoir le 14 janvier 2011. Depuis la prise de pouvoir du président Kaïs Saïed en juillet 2021, Sihem Bensedrine a vivement critiqué les mesures ayant conduit à saper l’état de droit et l’indépendance du pouvoir judiciaire en Tunisie. Entre 2014 et 2018, Sihem Bensedrine a présidé l’Instance vérité et dignité (IVD), créée pour réunir des informations sur les violations des droits humains et les actes de corruption qui auraient été commis par des représentants de l’État entre 1955 et 2013, et dotée de l’autorité requise pour déférer les affaires graves aux chambres criminelles spécialisées en justice transitionnelle en vue de mettre en œuvre l’obligation de rendre des comptes.
En décembre 2018, l’IVD a achevé ses travaux et transféré 205 cas de violations des droits humains et d’actes de corruption à des fins de poursuites aux 13 chambres criminelles spécialisées en Tunisie. Un certain nombre de ces affaires étaient liées à des allégations de corruption dans le secteur bancaire. Parmi les personnes accusées par l’IVD d’infractions liées à la corruption figurent d’anciens ministres, des hommes d’affaires de premier plan, d’anciens gouverneurs de la Banque centrale, des cadres supérieurs d’une banque publique et des représentants du gouvernement.
L’IVD, créée en mars 2014 avec un mandat de quatre ans pouvant être prolongé une fois pour une année, a prolongé son mandat jusqu’à la fin de l’année 2018 malgré l’opposition du Parlement qui a voté contre cette prolongation. Le 28 décembre 2018, la présidence de la République a informé l’IVD que la date limite pour soumettre son rapport était fixée au 31 décembre, soit trois jours plus tard.
Afin de respecter ce délai, le bureau exécutif de l’IVD, présidé par Sihem Bensedrine, a adopté une version préliminaire du rapport final le 30 décembre 2018, dans l’attente des révisions nécessaires. Le rapport final a été publié sur le site Internet de l’IVD le 26 mars 2019, et est ensuite paru au Journal officiel de la République tunisienne le 24 juin 2020. Tout au long de son mandat, l’IVD a été la cible de plusieurs tentatives visant à saper ses travaux, certaines institutions de l’État, telles que les ministères de l’Intérieur et de la Défense, n’ayant pas pleinement coopéré à ses enquêtes.
En mai 2020, un ancien commissaire de l’IVD a porté plainte contre Sihem Bensedrine auprès de l’Instance supérieure de lutte contre la corruption, l’accusant notamment d’avoir « falsifié le rapport final » en ayant ajouté un chapitre sur la corruption au sein du système bancaire tunisien, plus particulièrement sur un litige entre le gouvernement tunisien et la Banque franco-tunisienne (BFT). Le plaignant affirmait que Sihem Bensedrine l’avait fait en vue d’obtenir un gain personnel, parce que cette section du rapport pouvait coûter au gouvernement des sommes importantes en réparations.
En mars 2021, l’Instance supérieure de lutte contre la corruption a transféré cette plainte au parquet général de Tunis. En 2021, la Brigade économique de la police judiciaire a ouvert une enquête sur la plainte et a convoqué des membres de l’IVD pour les interroger. La plainte alléguait que les modifications apportées à la version préliminaire du rapport dans le chapitre sur la corruption dans le système bancaire constituaient une « falsification » et visaient à « nuire à l’État tunisien ».
Dans le cadre de cette enquête, le 22 novembre 2022, un juge d’instruction du Pôle judiciaire économique et financier a interrogé Sihem Bensedrine en qualité de témoin. Le 20 février 2023, l’accusation a demandé au juge d’instruction d’engager des poursuites pénales contre Sihem Bensedrine parce qu’elle aurait « profité de sa position afin d’obtenir des avantages indus », causé des préjudices à l’État pour en retirer des bénéfices et pour faux et usage de faux, au titre des articles 32, 96, 98, 172, 175, 176 et 177 du Code pénal. Le 2 mars 2023, le juge d’instruction a modifié le statut de Sihem Bensedrine dans l’enquête, le faisant passer de témoin à suspect. Le 7 mars, il a prononcé une interdiction de voyager à l’encontre de Sihem Bensedrine.
Le 1er août 2024, à l’issue d’une audience, un juge d’instruction du Pôle judiciaire économique et financier du tribunal de première instance de Tunis a ordonné son placement en détention provisoire pour les mêmes chefs d’accusation. Les accusations portées contre Sihem Bensedrine, qu’elle nie, sont fondées sur les allégations de l’ancien commissaire qui a porté plainte. L’accusation n’a présenté aucune preuve concrète pour justifier l’ordonnance de placement en détention provisoire et l’enquête pénale.
L’accusation n’ayant jusqu’à présent pas fourni de preuves concrètes concernant des actes criminels qui pourraient être liés aux modifications introduites dans le rapport de l’IVD, les accusations portées contre Sihem Bensedrine semblent constituer une forme de représailles pour le travail qu’elle avait entrepris en tant que présidente de l’IVD, et plus particulièrement pour les opinions ou les faits contenus dans le rapport final de l’IVD et les poursuites initiées par l’IVD contre les auteurs présumés.
En mai 2023, des experts indépendants des droits humains des Nations unies ont exprimé leur préoccupation quant au fait que les poursuites engagées contre Sihem Bensedrine semblaient constituer des représailles en lien avec son rôle au sein de l’IVD et les affaires de corruption. Les normes internationales établissent le devoir des États de garantir le droit de connaître la vérité sur les violations flagrantes des droits humains, y compris par le biais de mécanismes non judiciaires tels que les commissions de vérité, et de protéger les membres de l’IVD contre la diffamation et les poursuites civiles ou pénales liées à leur travail.