Yassine Ayari, un ingénieur de 40 ans qui s’était opposé au régime de l’ancien président Ben Ali, a été élu député lors de l’élection législative partielle de 2018 pour la circonscription « Allemagne ». Il a de nouveau été élu en 2019 avec son parti politique, Espoir et travail, pour représenter cette fois les Tunisiens de France. Après avoir quitté la Tunisie en 2010, Yassine Ayari a passé huit ans en exile, exerçant une activité d’ingénieur en Belgique et en France. En 2017, dans une publication sur Facebook, il a critiqué l’ancien président Beji Caid Essebsi et son recours à l’armée pour « réprimer la population ». En 2018, un tribunal militaire l’a déclaré coupable d’avoir « diffamé l’armée » et l’a condamné à deux mois d’emprisonnement.
Le 25 juillet 2021, après l’annonce par le président Kaïs Saïed de la suspension du Parlement et de la levée de l’immunité parlementaire, Yassine Ayari a vivement critiqué le président dans plusieurs publications sur Facebook. Dans ses publications, qu’Amnesty International a consultées, Yassine Ayari dénonçait ce qu’il considérait comme un abus de pouvoir de la part du président, qualifiant de « coup d’État militaire planifié et coordonné par l’étranger » la décision du 25 juillet 2021 de suspendre le Parlement et employant des termes tels que « Pharaon » et « idiot » pour désigner le président.
Le 30 juillet 2021, au moins 30 policiers en civil ont effectué une descente chez Yassine Ayari sans présenter de mandat d’arrêt et l’ont conduit vers une destination alors inconnue. Son frère a déclaré à Amnesty International que la famille avait ensuite appris qu’il avait été conduit en prison pour purger la peine de deux mois d’emprisonnement à laquelle il avait été condamné en 2018 par le tribunal militaire de Tunis en raison de publications sur Facebook considérées comme « diffamant l’armée ». Le tribunal militaire a ordonné son arrestation après la levée de l’immunité de tous les parlementaires, décidée le 25 juillet 2021 par le président Kaïs Saïed en même temps que la suspension du Parlement.
Depuis la prise de nouveaux pouvoirs par le président Kaïs Saïed le 25 juillet 2021, de plus en plus de civils, parmi lesquels un journaliste, un blogueur et des personnalités politiques d’opposition, ont été renvoyés devant des tribunaux militaires. Des enquêtes et des poursuites ont été lancées par la justice militaire contre au moins 10 autres civils. Les poursuites pour « outrage » à l’armée, au président ou à d’autres institutions de l’État ne sont pas dûment reconnues au titre du droit international et sont donc contraires aux obligations de la Tunisie au regard de l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP).
En 2011, le Comité des droits de l’homme des Nations unies, qui surveille l’application du Pacte, a publié une observation générale à l’attention des gouvernements dans laquelle il détaillait leurs obligations en matière de liberté d’expression au titre de l’article 19. Le Comité y soulignait l’importance particulière accordée par le PIDCP à l’expression sans entrave « dans le cadre du débat public concernant des personnalités publiques du domaine politique et des institutions publiques », ajoutant : « les États parties ne doivent pas interdire la critique à l’égard d’institutions telles que l’armée ou l’administration. »
Permettre qu’un civil soit poursuivi par un tribunal militaire constitue une violation du droit à un procès équitable et des garanties d’une procédure régulière. Les Directives et principes sur le droit à un procès équitable et à l’assistance judiciaire en Afrique, au titre de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, publiés en 2003, indiquent que « [l]es tribunaux militaires ont pour seul objet de connaître des infractions d’une nature purement militaire commises par le personnel militaire ». Les juridictions militaires ont été un élément clé de l’appareil répressif de l’État sous la présidence de Habib Bourguiba, de 1957 à 1987, et de Zine el Abidine Ben Ali, de 1987 à 2011. Sous ces deux présidences, des personnes ont été condamnées par des tribunaux militaires pour des infractions à caractère politique lors de procès d’une iniquité flagrante.
Les tribunaux militaires ont fait l’objet d’une réforme partielle à la suite du soulèvement en Tunisie, mais ils sont toujours sous le contrôle indu de l’exécutif, le président de la République ayant le contrôle exclusif de la désignation des juges et des procureurs de ces juridictions. De plus, tant le procureur général, qui dirige la justice militaire, que les procureurs des tribunaux militaires, qui jouent un rôle essentiel dans l’ouverture de poursuites, sont membres de l’armée, soumis à la discipline de l’armée, ce qui les place sous les ordres directs de l’exécutif.