La loi a été adoptée par le Parlement le 13 avril dans le cadre de la série de réformes de la Stratégie de réforme du secteur judiciaire révélée par le gouvernement l’été dernier. L’ensemble de réformes législatives, attendu de longue date, a finalement été présenté au Parlement turc le 31 mars et examiné par la Commission Justice les 2 et 3 avril. Cette loi, qui devrait permettre la libération de près de 90 000 personnes détenues, permet à certaines catégories de prisonniers condamnés de bénéficier d’une libération anticipée ou être transférés en résidence surveillée, en fonction de leur vulnérabilité et de la durée de leur peine – il s’agit notamment des détenu·e·s de plus de 65 ans ou souffrant de pathologies graves, et des mères de jeunes enfants.
Les détenu·e·s qui purgent actuellement leur peine dans une prison ouverte pourront également bénéficier d’un transfert en résidence surveillée pendant deux mois, avec possibilité de le prolonger pendant une ou deux périodes supplémentaires de deux mois. En outre, les peines des prisonniers condamnés seront réduites de moitié, à l’exception de ceux qui purgent une sentence au titre des lois antiterroristes, pour crimes contre l’État, meurtre, délits sexuels ou infractions liées aux stupéfiants.
Cette nouvelle loi exclut de trop nombreuses personnes emprisonnées qui devraient pouvoir prétendre à une libération anticipée, notamment les journalistes, les défenseur·e·s des droits humains, les avocat·e·s, les figures de l’opposition politique et les militant·e·s, ainsi que d’autres personnes détenues simplement pour avoir exercé leurs droits. Elle exclut également les personnes se trouvant en détention provisoire de la possibilité de bénéficier d’une libération anticipée.
En Turquie, la détention provisoire est utilisée régulièrement et à des fins punitives, en violation des principes de présomption d’innocence et de droit à la liberté. La nature discriminatoire de ces nouvelles mesures sera probablement contestée devant la Cour constitutionnelle.
En Turquie, la législation antiterroriste, formulée en termes vagues, est fréquemment invoquée dans des affaires montées de toutes pièces contre des journalistes, des militant·e·s de l’opposition, des avocat·e·s, des défenseur·e·s des droits humains et des personnes exprimant des opinions dissidentes. Comme nous l’avons constaté dans les nombreux procès que nous avons suivis, la plupart des accusés sont placés en détention provisoire de longue durée et beaucoup sont déclarés coupables d’infractions liées au terrorisme uniquement pour avoir exprimé une opinion dissidente, sans qu’aucun élément ne prouve qu’ils ont incité ou recouru à la violence, ni aidé des organisations interdites.
C’est notamment le cas du célèbre journaliste et romancier Ahmet Altan, du responsable politique kurde Selahattin Demirtaş, et de l’homme d’affaires et figure de la société civile Osman Kavala, ainsi que de nombreux universitaires, défenseur·e·s des droits humains et journalistes. Selahattin Demirtaş a précédemment signalé des problèmes cardiaques en prison, tandis qu’Ahmet Altan et Osman Kavala ont plus de 60 ans, ce qui peut les exposer à un risque accru face au COVID-19. Ils n’auraient jamais dû être placés en détention : les exclure des mesures de libération ne ferait qu’ajouter aux graves violations des droits humains qu’ils ont déjà subies.
Le droit à la santé est garanti par plusieurs traités relatifs aux droits humains. L’article 12 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC) consacre « la prophylaxie et le traitement des maladies épidémiques, endémiques, professionnelles et autres » comme éléments du droit à la santé. Dans le contexte d’une flambée épidémique, cela signifie que les États ont l’obligation de veiller à la disponibilité et à l’accessibilité pour toutes et tous de soins, de biens, de services et d’informations de prévention.
En vertu du droit à la santé, les installations, les biens et les services en matière de santé doivent être disponibles en quantité suffisante au sein d’un pays ; accessibles à toutes et tous, sans discrimination ; respectueux de l’éthique médicale et appropriés sur le plan culturel ; scientifiquement et médicalement appropriés et de bonne qualité. Pour être considérés « accessibles », ces biens et services doivent l’être pour toutes et tous, en particulier les catégories les plus vulnérables ou marginalisées de la population : ils doivent notamment être physiquement accessibles, sans danger, pour tous les segments de la population et abordables pour toutes et tous. Le droit à la santé englobe également l’accessibilité des informations concernant les questions de santé.
En vertu de ses engagements découlant du droit international relatif aux droits humains, la Turquie est clairement tenue de prendre les mesures nécessaires afin de garantir le droit à la santé de tous les prisonniers sans discrimination. Le gouvernement et le Parlement doivent respecter le principe de non-discrimination dans les mesures prises afin d’atténuer le grave risque sanitaire dans les prisons. Le projet de loi a pour effet d’exclure certains prisonniers des mesures de libération sur la base de leurs critiques du gouvernement.
Des milliers de personnes se trouvent derrière les barreaux pour avoir exercé leurs droits à la liberté d’expression et de réunion pacifique. Aujourd’hui, elles se retrouvent face à un risque sans précédent pour leur santé.