En 1997, Imran Akdogan, un jeune Turc d’origine kurde, a bénéficié de la mobilisation du réseau des Actions urgentes d’Amnesty. Dix ans plus tard, il a tenu à témoigner de son calvaire mais aussi de sa reconnaissance envers Amnesty. Il s’est confié à Jenny Vanderlinden, responsable éprouvée de la Coordination Turquie.
Dans quelles circonstances avez-vous été arrêté ?
Je suis kurde. Originaire de Dargeçit (Kerboran en kurde), près de Mardin, ma famille a émigré dans la grande ville de Diyarbakir. Mes ennuis ont commencé le 9 décembre 1997, alors que je n’avais que 16 ans. Comme chaque année, de nombreux élèves de mon lycée ont voulu réclamer la suppression d’un examen extrêmement difficile et, surtout, payant et en langue turque, un examen préparatoire à de futures études universitaires. Des individus en civil, apparemment des policiers, sont arrivés dans mon quartier vers 23h00. Plusieurs de mes amis ont été arrêtés ce jour-là, ainsi que deux jours plus tard. Tout de suite, ma mère et moi, nous avons essayé de cacher les enregistrements et les livres en langue kurde. Les « policiers » ont demandé à ma mère qui était Ciwan [prononcer « Djwan »].
Qui est Ciwan ?
C’est mon second prénom en kurde, tandis qu’Imran, c’est mon prénom officiel, un prénom turc d’origine arabe [nom musulman d’Amram, le père de Moïse]. Comme Ciwan n’apparaît pas sur les papiers officiels, ma mère a d’abord dit qu’elle ne voyait pas de qui il s’agissait. L’ennui, c’est que, non seulement mes amis avaient des tracts chez eux, mais que, lorsque les policiers ont trouvé dans ma chambre un brouillon de pétition à l’occasion du 8 mars (Journée des Femmes), ils ont demandé qui avait signé ça. Prise de panique, ma mère a répondu : « C’est Ciwan ».
On m’a bandé les yeux et forcé à me recroqueviller dans la voiture pendant qu’on m’emmenait je ne sais pas vraiment où, dans un commissariat ? Dans une caserne militaire ? Ils savaient que je faisais de la danse et du théâtre dans un centre culturel kurde, le MKM (Mesopotamia Kültür Merkezi ou Centre culturel de Mésopotamie). Quand ils m’ont dit que c’était une organisation terroriste, la même chose que le PKK (le Parti des Travailleurs du Kurdistan), j’ai dit que, si c’était le cas, ils n’avaient qu’à le fermer, mais que je n’étais pas du PKK.
Ils m’ont forcé à me déshabiller complètement puis ils se sont mis à me tabasser. Puis, ils m’ont forcé à m’asseoir par terre et à ouvrir les jambes. Ils m’ont alors aspergé d’eau glacée avec une lance à eau, sur le torse et entre les jambes. C’était très douloureux. L’ennui, c’est que quand j’ai mal, je suis sans voix. Comme, je ne criais pas, ils ont dit que je n’avais pas mal et ils ont continué. Je me suis alors forcé à crier.
Ensuite, ils ont recommencé à me poser des questions sur mes appartenances politiques, estimant que « Ciwan », c’était un nom de code et que c’était la preuve que j’étais un terroriste. On m’a alors mis dans une pièce, sur un matelas mouillé, à terre. Deux personnes me tenaient les jambes, deux autres les bras. Un gars m’a mis un linge en bouche et un sixième m’a serré très fort le sexe et les testicules.
Ensuite, sur le matelas, un des interrogateurs a dit : « c’est un danseur, il est mignon, on va s’amuser avec lui ». L’un d’eux m’a demandé d’ouvrir la bouche. Je ne comprenais pas ce qu’ils voulaient. J’ai vite compris. Il m’a mis son sexe dans la bouche, jusqu’à ce qu’il en ait fini, puis les autres s’y sont mis aussi. On m’a ensuite fait des électrochocs. Ils avaient entre-temps appris que j’avais effectivement voulu boycotter les cours : mes amis avaient craqué durant leur interrogatoire.
Quand je me suis réveillé, j’étais dans une cellule. J’étais tellement épuisé et en état de choc que je ne me suis pas tout de suite rappelé que j’étais en prison. Je suis resté là 8 jours et on m’a tabassé de temps en temps. On m’a proposé de travailler pour les services de sécurité. J’ai répondu qu’il n’en était pas question, que j’étais un simple étudiant. Ils m’ont juré qu’ils ne me laisseraient pas en paix à ma sortie et que, de toute façon, ils allaient faire de moi « un pédé ». Un autre agent a dit : « Non, on va faire mieux, on va te tuer d’une balle dans le cul et personne ne saura qui a fait ça. » J’ai vraiment eu très peur pour ma vie à ce moment. D’autant qu’il y avait déjà eu des cas comme ça.
Pourquoi on vous a fait ça ? Pour vous punir de quoi ?
Je suis kurde et je l’assume publiquement. Ma famille, comme tout le monde, a eu des ennuis avec les autorités turques. Dans le Sud-Est, c’est la norme d’être arrêté, ne serait-ce qu’un jour. Je n’aime pas la politique, mais je suis dans un pays où je n’ai d’autre choix que d’en faire. Au départ, j’étais proche du Hadep (Halk ?n Demokrasi Partisi, Parti démocratique du Peuple, formation kurde légale jusqu’en 2003), parce qu’on pouvait y vivre sa culture. Mais, pour les autorités, tout ça, c’est le PKK, c’est Öçalan.
Comment avez-vous été libéré ?
Au tribunal, sur base d’aveux extorqués sous la torture (bien que j’ai dû signer un document assurant du contraire), le juge a estimé que j’étais membre du PKK, mais que j’étais tout de même très jeune (j’avais 16 ans). Il m’a conseillé de ne plus aller au MKM, sinon il serait moins gentil la prochaine fois. Une fois libéré, il m’est arrivé de croiser à plusieurs reprises une voiture qui s’arrêtait à ma hauteur et les passagers me disaient « Ciwan, ça va ? Tu vas bien ? On espère que tu ne vas pas danser au MKM. Sinon, on devra de nouveau te baiser ». J’ai commencé à avoir peur, à me sentir suivi en permanence. J’ai effectivement été encore arrêté à plusieurs reprises, mais sans trop de gravité, pour avoir vendu un magazine proche du Hadep, Özgür Gündem, pourtant légal.
Comment Amnesty a-t-elle eu vent de votre arrestation en 1997 ?
Une de mes soeurs, déjà installée en France, a prévenu Amnesty à Paris et il y a une action [1]. Cela, je ne l’ai appris qu’à ma libération. Je connaissais vaguement Amnesty mais après ça, quand j’ai été personnellement touché dans ma chair, je me suis senti comme les femmes kurdes, c’est devenu encore plus important. Je me sens une dette envers Amnesty. Si je suis vivant, c’est sans doute grâce à votre action.
Pourquoi avez-vous finalement quitté la Turquie ?
En 2001, je suis parti en Allemagne pour interpréter un spectacle de danse. Mon père m’a alors fait venir en France et j’ai été rejoint par ma mère. Alors que je voulais renouveler mon passeport, le Consulat m’a dit que j’étais recherché en Turquie et qu’en plus j’étais considéré comme insoumis parce que je devais faire mon service militaire. À contrecoeur, j’ai demandé l’asile politique en France. Tout ce qui me reste en Turquie, c’est une soeur.
N’êtes-vous jamais nostalgique ?
Si, évidemment. Mais j’essaie d’accepter l’idée que, maintenant, c’est le passé. Mon rêve, c’était de passer le Conservatoire à Istanbul, au Mimar Sinan Güzel, mais c’est impossible. J’ai donc fait des études de théâtre et de cinéma à Paris. Je voudrais faire un film sur la difficulté qu’ont les Kurdes du Sud-Est d’être du jour au lendemain jetés dans le bain d’un enseignement en turc. Quand on passe l’examen d’entrée pour l’université, on se rend vite compte qu’on a beau parler turc, on ne maîtrise pas les mêmes codes. Ce ne sera jamais notre langue maternelle. La culture orale turque, ce n’est pas la nôtre. Mais bon, ça, c’est mon passé. Parce que j’ai des projets et que j’aimerais parvenir à mêler mes cultures française, kurde et turque. La vie ne s’arrête pas.
Propos recueillis par Jenny Vanderlinden (avec P.F.)