Le rapport à l’autorité

« Le seul tyran que j’accepte sur cette terre c’est ma petite voix intérieure. »
Gandhi

« La désobéissance civile est un droit imprescriptible du citoyen, il doit oser s’en servir sans crainte de cesser d’être un homme. »
Gandhi

« Les "nouveaux" qui arrivent au camp apprennent d’emblée que, pour survivre, il faut, comme les "anciens", adopter l’univers du camp et les valeurs des nazis. Pour tous les autres, l’issue de cette vie inhumaine est la mort, choisie ou acceptée. »
Bruno Bettelheim

« Quand je vois des soldats marcher au pas au son de la musique militaire, je me demande pourquoi ils ont un cerveau ; la moelle épinière leur suffit. »
Albert Einstein

Pourrions-nous, dans certaines conditions, être capables d’infliger des tortures ? Comment aurions-nous réagi à la place des enfants éduqués dans la haine de l’étranger, du marginal, de l’opposant ? Toutes ces questions renvoient à notre rapport à l’autorité, à notre degré d’obéissance ou de désobéissance. Voici quatre expériences qui correspondent à quatre degrés d’obéissance différents. Vous pourrez mieux comprendre la difficulté de rester soi-même dans un système qui nie la conscience individuelle.

a) Expérience du lavage de cerveau dans la prison de Pitesti, ou comment créer des « robots humains » (la résistance est quasi impossible, comme dans les camps nazis) ;
b) Expérience de Milgram sur l’autorité, ou comment manipuler des hommes pour les inciter à obéir malgré leur conscience personnelle ;
c) Expérience sur la coercition, ou la tendance naturelle de l’être humain à se plier à l’avis de la majorité ;
d) La résistance à l’autorité et la solidarité, ou la faculté qu’ont certaines personnes de résister à une autorité abusive.

a) Les arracheurs de masques. Expérience de Pitesti (Roumanie)

Certaines dictatures ont été jusqu’à vouloir créer un homme nouveau. Invariablement, ces dictatures l’ont voulu obéissant. À cette fin, des personnes ont été « rééduquées ».

Dans un ouvrage récent , une psychanalyste roumaine, Iréna Talaban, raconte un épisode peu connu du communisme. Dans la prison pour étudiants de Pitesti, les détenus étaient obligés de se torturer les uns les autres. Voici un bref compte-rendu de son livre :

Le communisme, c’est comme si le ciel était tombé sur la tête des Roumains. Il s’installa définitivement en 1947. "L’expérience Pitesti" est considérée comme le symbole du régime communiste roumain. Elle fut appliquée de 1949 à 1953 dans la prison pour étudiants de Pitesti. Cet épisode de l’histoire roumaine est peu connu, il a fallu un quart de siècle avant que les premiers témoignages ne soient publiés. Elle a été conçue comme une méthode spéciale de rééducation par la torture. On l’appelait : "l’arrachement des masques". Le but du pouvoir était de forcer les étudiants, considérés à l’époque comme des bourgeois nationalistes hostiles au communisme, à se métamorphoser pour devenir des « hommes nouveaux » : des humains fabriqués en série, créatures sans ancêtres, sans dieu, parlant une langue de bois et dépourvue de toute spontanéité et de toute identité.

Pour atteindre cet objectif, Turcanu, un ancien détenu devenu bourreau en chef, applique sur les étudiants une méthode spéciale de rééducation par la torture, appelée "l’arrachement des masques". Elle consiste à torturer les étudiants pour qu’ils avouent leurs propres « crimes » (tout ce qu’ils ont caché à la police secrète), mais surtout pour qu’ils dénoncent les crimes de leurs camarades de prison. Il faut ensuite démasquer ses « masques intimes » et raconter les pires choses sur tout ce qui forge votre identité et votre cadre de vie : ses parents, ses frères et sœurs, l’Eglise…
La méthode se termine lorsque la victime devient bourreau à son tour et démasque son meilleur ami, celui qu’il respecte le plus. Un ancien détenu, passé par d’autres prisons roumaines et croyant déjà avoir connu le pire, se souvient de Pitesti, cette « île de l’horreur absolue » : « Par contre, à Pitesti, je doutais de tout… Comme si on avait glissé dans mon inconscient des choses contraires à toutes les choses que j’avais pensées et senties avant… je ne savais plus qui avait raison : les communistes ou moi… je ne savais plus de quel côté la vie avait du sens… ». Un autre témoin raconte : « On nous a fouillé la mémoire jusqu’au plus intime, on nous a violé la conscience. On nous a arraché le dernier secret. Nous avons avoué des vols, des mensonges, des tromperies, des perversions sexuelles jamais commis, nous les avons avoués en public, les uns devant les autres. Quand nous étions trop choqués pour avouer, ils nous torturaient. Nous nous entendions les uns les autres et nous ne savions plus qui était fou et qui ne l’était pas. (…) Le paradoxe se réalisait : ils lisaient nos pensées mais il n’y avait plus de pensée à lire. (…) Si on me demandait maintenant ce que je préférerais, la mort ou une répétition de Pitesti, eh bien je dirais que je préférerais la mort, et de loin ! »

Activité pédagogique

Le concept « d’homme nouveau » a été utilisé dans d’autres dictatures. Lesquelles ? Trouvez les philosophes dont se sont inspirés les dictateurs pour imposer leur idéologie de l’homme nouveau. Cette activité nécessite de la part de l’élève de bonnes connaissances en histoire et en philosophie.

b) Expérience de Milgram

Activité pédagogique

Avant d’analyser la vraie expérience de Milgram, nous vous proposons de « manipuler » vos élèves en leur faisant croire qu’il est normal de pouvoir envoyer des décharges électriques sur des êtres humains pour mener à bien une recherche scientifique sur la mémoire. Lorsqu’ils réagiront sur la procédure, faites attention de garder le discours et le regard du scientifique qui observe, qui ne juge personne.

Expliquez comme suit à vos élèves l’expérience de Milgram, sans notifier que vous voulez susciter une réflexion sur les rapports d’autorité et la torture.

Il s’agit d’une expérience sur la mémoire faite en 1974 aux Etats-Unis.
Un médecin en blouse blanche proposa à des personnes de l’aider dans sa recherche sur l’apprentissage et la mémoire. Après avoir lu des informations à un malade ligoté sur une chaise, le volontaire devait lui poser des questions de mémoire. À chaque mauvaise réponse, il fallait administrer une décharge électrique et les décharges administrées devaient croître en puissance au fur et à mesure. On pouvait entendre les cris et voir par un hublot les convulsions et évanouissements du malade. Il a fallu, chaque fois que l’interrogateur hésitait à administrer une nouvelle décharge, qu’il soit encouragé par le médecin. Le travail de l’interrogateur était d’autant plus difficile qu’il était écrit sur l’appareil chocs dangeureux à côté de la puissance de 375 volts. 35% des interrogateurs envoyèrent des décharges de 300 volts sans que les troubles de mémoire ne se dissipent. Les 65 autres % atteignirent 450 volts. L’expérience conclut que les chocs électriques ne sont pas des incitants pour la mémoire et qu’ils sont donc inutiles en cas de perte de mémoire.

Attendez les réactions des élèves et expliquez assez vite que l’expérience portait en fait sur l’autorité, que le médecin était Milgram lui-même, que les décharges n’étaient pas réellement envoyées, que les malades ligotés étaient des comédiens simulant la souffrance et que l’expérience conclut que nous sommes tous dangereusement influençables. Précisément, les conclusions de Milgram furent telles :
 certaines personnes acceptent n’importe quel travail pourvu qu’elles soient sous l’autorité d’une personne qui en supporte la responsabilité,
 notre nature humaine connaît le "phénomène du premier pas" : une fois que l’on a fait quelque chose (surtout quand c’est quelque chose de stupide ou qui provoque une tension), on tend à se justifier en continuant ce que l’on fait, voire, en l’amplifiant, surtout si on s’est impliqué. C’est le
principe du petit compromis qui, de fil en aiguille... mène à la compromission.

Activité pédagogique

Débat : interroger les élèves sur la manipulation

Quelles ont été vos réactions (incrédulité, indignation, indifférence, approbation,…) face à l’idée même d’une expérience scientifique basée sur la torture ? Pourquoi ?
Comment réagissez-vous face à la tromperie dont vous venez juste d’être victime ?
Pouviez-vous imaginer que nous sommes tellement influençables ?
Connaissiez-vous par votre propre expérience le « phénomène du premier pas » ?
Comment expliquez-vous la petite phrase de Socrate « Connais-toi toi-même » ?
Quels sont les ordres qui ne sont pas légitimes ? Dans quelle situation peut-on parler du « devoir de désobéissance » ?

Outils pédagogiques

 Support audio-visuel : le film policier « I comme Icare » de Henri Verneuil en 1979 avec Yves Montand contient la description de l’expérience de Milgram. Utile pour lancer un débat. Référence de la Médiathèque de la Communauté Française : VI 0650

 Roman : dans « Le meilleur des Mondes » d’Aldous Huxley, le pouvoir crée une société de clones humains, où les déviants sont standardisés, où la science se met au service d’une idéologie totalitaire.

c) Expérience sur la coercition :

On a présenté une série de bâtonnets de tailles différentes à un public. Parmi ces bâtonnets, on en a choisi un que l’on a montré à ce même public. Ensuite, on a demandé à l’audience de comparer ce bâtonnet avec la série qui lui avait été présentée auparavant, et d’en trouver sa dimension. La réponse était normalement évidente. Chaque personne qui composait l’audience émit alors sa réponse oralement. Parmi ce public, il y avait un sujet naïf, situé à l’avant-dernière place. La majorité du public (qui s’était concerté auparavant) avait volontairement donné une mauvaise réponse afin de voir comment allait réagir le sujet naïf. Ce dernier, se trouvant face à une unanimité, a suivi le mouvement et donné une mauvaise réponse. C’est ce qu’on appelle le phénomène de suivisme. La pression du groupe était si grande que le sujet naïf a donné la réponse émise par la majeure partie de l’audience et non celle qui lui semblait être évidente.

Activité pédagogique

Connaissez-vous une expression synonyme de phénomène de suivisme et issue de la littérature de la Renaissance ? (« Les moutons de Panurge » de Rabelais)
Quel rapport peut-on établir entre la création de cette expression par Rabelais et la période à laquelle il vécut ?
Le phénomène de suivisme se remarque spécialement dans les foules, on l’appelle d’ailleurs aussi « phénomène de foule » ou « mouvement de foule ». Quelles sont les étapes de tels mouvements ? Est-il possible de les contrer et comment ?

Clin d’œil : « Je ne pense pas, donc je suis. »
Un mouton de Panurge

Voir un des premiers ouvrages de référence dans ce domaine, qui fut exploité par Hitler, « La psychologie des foules » de Gustave Lebon, éd. PUF, coll. Quadrige, 1991 (rééd.).

Chanson : « Né en 17 à Leidenstadt »
(sur le disque « Fredericks - Goldman - Jones », 1991)

Et si j’étais né en 17 à Leidenstadt
Sur les ruines d’un champ de bataille
Aurais-je été meilleur ou pire que ces gens
Si j’avais été allemand ?
Bercé d’humiliation, de haine et d’ignorance
Nourri de rêves de revanche
Aurais-je été de ces improbables consciences
Larmes au milieu d’un torrent ?
Si j’avais grandi dans les docklands de Belfast
Soldat d’une foi, d’une caste
Aurais-je eu la force envers et contre les miens
De trahir, tendre une main ?
Si j’étais née blanche et riche à Johannesburg
Entre le pouvoir et la peur
Aurais-je entendu ces cris portés par le vent
Rien ne sera comme avant ?
On saura jamais c’qu’on a vraiment dans nos ventres
Caché derrière nos apparences
L’âme d’un brave ou d’un complice ou d’un bourreau ?
Ou le pire ou le plus beau ?
Serions-nous de ceux qui résistent ou bien les moutons d’un troupeau
S’il fallait plus que des mots ?
Et si j’étais né en 17 à Leidenstadt
Sur les ruines d’un champ de bataille
Aurais-je été meilleur ou pire que ces gens
Si j’avais été allemand ?
Et qu’on nous épargne à toi et moi si possible très longtemps
D’avoir à choisir un camp

Activité pédagogique

Écoutez la chanson, choisissez une des situations décrites et répondez à la question : Et moi, dans telle situation, comment aurais-je réagi ?

Autre outil pédagogique : le roman « Le Pont » de Manfred Gregor (éd. Livre de Poche) raconte l’expérience de lycéens-soldats de la Wahrmacht, acceptant la mission suicidaire de défendre coûte que coûte le pont qui est à côté de chez eux. Un roman intéressant sur le thème de l’obéissance, de la fascination pour les leaders, sur l’horreur de la guerre et la peur de la mort.

d) Les « Justes », de 1940 à nos jours

Des Juifs d’Europe sont aujourd’hui en vie grâce à des personnes qui, souvent au risque de leur vie, ont décidé de les protéger ou de les aider à fuir l’occupation allemande et les persécutions nazies. C’est ainsi que beaucoup de Belges ont reçu le titre de « Justes » pour avoir par exemple caché des enfants juifs durant la seconde guerre mondiale. Un des Justes les plus connus fut Shindler, qui a inspiré le film « La liste de Shindler » de Spielberg.

Mais des personnes qui ont résisté et désobéi au pouvoir pour aider les plus faibles, il y en eut de tous les temps. Pour prendre un exemple plus récent, citons le cas d’une femme hutu, Jacqueline Mukansonera, qui, en pleine chasse anti-tutsi en 1994, a pris le risque de cacher une femme tutsi, Yolande Mukagasana. Dans son témoignage public, Jacqueline Mukansonera met spontanément l’accent sur la nécessité d’écouter sa conscience plutôt que les ordres criminels émanant d’autorités perverties, quelles qu’elles soient. Parlant de Yolande, elle dit que quand elle est venue la supplier de l’aider, elle a vu en elle « une grande sœur » et « un être humain » en détresse et non la femme tutsi que l’on aurait voulu qu’elle voie.

Activité pédagogique

Cherchez d’autres exemples de « Justes » et si possible à des époques différentes.

Conclusion : l’analyse de Bruno Bettelheim

Le psychanalyste Bruno Bettelheim a passé deux ans dans un camp nazi. Voici la conclusion de ses observations du comportement des prisonniers et des S.S. lors de sa captivité :

« Contrairement à ce qu’imaginaient les prisonniers, tous les S.S. n’étaient pas interchangeables. C’était le plus souvent des êtres peu sûrs d’eux, en général d’origine modeste -l’entrée dans les S.S. constituait une promotion sociale- et ils étaient persuadés que leurs prisonniers, les Juifs en particulier, représentaient un danger réel, qu’ils faisaient partie d’une puissante conjuration mondiale visant à anéantir l’Allemagne. La violence que les S.S. exerçaient sur les prisonniers était donc destinée à les rassurer sur eux-mêmes. »
Conclusion : Les comportements les plus imprévisibles peuvent se faire jour dès que les circonstances deviennent exceptionnelles. C’est l’environnement qui détermine le comportement du S.S. comme celui du prisonnier. Vous ne devez en aucun cas vous dire « Jamais je ne ferai ça », car vous ignorez comment un monde rompant avec vos habitudes pourrait modifier votre personnalité.

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