Le pardon ou la vengeance ?

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« Ne pas oublier, ne rien effacer : voilà la hantise des survivants. Plaider pour les morts, défendre leur mémoire, leur humanité. »
Elie Wiesel

« Si je me réfère à ma conscience, je pourrais dire qu’il ne faut pas les poursuivre. Mais si on veut réellement fonctionner un jour en démocratie, il faut que des exemples de justice existent. Il ne faut pas les tuer, mais il faut qu’ils soient jugés et que les personnes qui se comportent encore comme ça aujourd’hui sachent que, dans 30 ou 40 ans, elles risquent d’être poursuivies, que l’impunité totale n’existe nulle part. »
Fulgance A.

« Je n’ai pardonné à aucun des coupables, et jamais, ni maintenant ni dans l’avenir, je ne leur pardonnerai, à moins qu’il ne s’agit de quelqu’un qui ait prouvé -faits à l’appui, et pas avec des mots, ou trop tard- qu’il est aujourd’hui conscient des fautes et des erreurs du fascisme, chez nous et à l’étranger, et qu’il est résolu à les condamner et à les extirper de sa propre conscience et de celle des autres. »
Primo Levi

« C’est le pardon qui est supérieur à tout. La vengeance n’est que faiblesse, née de la peur réelle ou imaginaire de subir un tort. »
Gandhi

Tous les pays qui sortent d’une dictature doivent faire face à la même question : comment rendre la justice pour les crimes commis sans réveiller les vieilles haines, sans tomber dans le cercle vicieux de la vengeance ?

Cette question est d’autant plus délicate que les victimes gardent en elles leurs souffrances, même lorsque le régime a changé.

Voici quelques exemples de pays où la question de la justice, de la réconciliation et de l’impunité des bourreaux est toujours d’actualité.

Maroc : l’espoir est de retour

Le Maroc a connu une longue période de dictature sous le règne de Hassan II, dont les prisons avaient une sinistre réputation. Le fait que le nouveau roi, Mohammed VI, ait accepté le retour du symbole des prisonniers politiques, Abraham Serfaty, et qu’il l’ait nommé à un poste de responsabilité montre sa volonté de tourner la page de la dictature. Mais la justice marocaine osera-t-elle condamner les responsables des nombreuses tortures et « disparitions » commises durant les années noires d’Hassan II ? Jusqu’à présent, à part le limogeage de certains personnages emblématiques de la dictature, comme l’ancien ministre de l’Intérieur, rien n’a bougé sur le plan de la justice.

Sur le site français de l’Acat (Action des Chrétiens pour l’abolition de la Torture) , vous trouverez un témoignage poétique et très fort sous forme de lettre adressée par un citoyen marocain à un haut fonctionnaire actuel de son pays. Sa longueur ne nous permet pas de le retranscrire ici, cependant, nous voulons croire que l’humanité de la lettre force le respect de son destinataire : un « haut » tortionnaire.

Afrique du Sud : la réconciliation avant tout

Voici un compte rendu du livre de Desmond Tutu sur son expérience de président de la commission Vérité et Réconciliation en Afrique du Sud.

« Il n’y a pas d’avenir sans pardon »

C’est le titre du livre de Desmond Tutu, archevêque anglican et prix Nobel de la paix, connu pour son combat non-violent contre l’apartheid en Afrique du Sud. Au lendemain de l’élection de Nelson Mandela, la question du rapport au passé s’est posée de façon aiguë dans ce pays. Le sous-titre du livre la pose bien : « Comment se réconcilier après l’apartheid ? ».
Alors qu’il venait de prendre sa retraite, l’auteur a été appelé à présider la Commission Vérité et Réconciliation qui était chargée de traiter cette question. La solution apportée est unique dans l’histoire. Comme l’indique le titre d’un chapitre : « Ni procès de Nurenberg, ni amnésie nationale : la recherche d’une troisième voie ». Cette troisième voie a été l’amnistie accordée à titre individuel, en échange d’aveux complets relatés. Les séances publiques, souvent filmées, confrontaient les victimes ou leurs proches à leurs bourreaux pour une séance de vérité.
Le témoignage de Desmond Tutu est bouleversant d’humanité et de foi dans toutes ses dimensions. Sur le plan politique, il trace une description effrayante de l’apartheid. Au-delà de la description de tortures insoutenables, il montre comment un régime construit sur le rejet et la haine pervertit toutes les communautés. Au niveau psychologique, il révèle l’importance de la parole pour dire l’offense. De nombreux exemples montrent comment des familles ont été soulagées de mettre un nom et une histoire sur la disparition de leurs proches. Une mère qui a perdu son fils a simplement dit : « Pourriez-vous retrouver au moins un de ses os, que je puisse lui donner une sépulture décente ? ». Des bourreaux ont aussi déclaré combien ils ont été soulagés de pouvoir dire ce qu’ils avaient commis. (…)
Enfin, ce livre est un plaidoyer vibrant pour le pardon. Il paraît souvent impossible, mais c’est la seule voie possible pour continuer à vivre ensemble. Riche de cette expérience, Desmond Tutu est allé en Irlande, au Rwanda et en Israël pour parler du travail de la Commission et donner une réponse à la question de son sous-titre : il n’y a pas de réconciliation sans vérité, mais il n’y a pas de réconciliation non plus sans pardon.

Rwanda : une justice à réinventer

L’année 1994 fut marquée par le terrible génocide rwandais, un génocide prévisible, puisque différents observateurs, dont les casques bleus de l’ONU, avaient tiré la sonnette d’alarme bien avant son déclenchement. Cela n’a malheureusement pas suffi à faire réagir la communauté internationale qui, plutôt que de tenter d’interrompre les massacres, a préféré faire évacuer ses casques bleus et ses expatriés. La suite des événements sera lourde de responsabilités : entre 500 000 et un million de morts, dans une période d’à peine quelques semaines, loin des caméras et des observateurs étrangers ! Une femme rescapée de ce génocide a voulu témoigner de cette horreur : Yolande Mukagasana, dont le livre « La mort ne veut pas de moi » (Fixot, 1997) a reçu le prix international Alexander Länger. Elle a participé à différentes initiatives afin que l’on n’oublie pas ce qui s’est passé en 1994. Cet automne 2000 sera aussi publié « Les blessures du silence » (aux éditions Robert Laffont), un recueil de photos et témoignages pour lequel Yolande Mukaganasa justifie ici toute la nécessité :

Je voulais témoigner qu’il n’y a pas que ma douleur, mais qu’il y a aussi celle des autres Rwandais, la blessure des autres rescapés du génocide, celle des bourreaux.

Accompagnée d’un photographe belge, Yolande est retournée au Rwanda en 1999 et y a mené un travail long et difficile d’entretiens approfondis, intenses et poignants avec les auteurs ainsi qu’avec les victimes du génocide. Le résultat est saisissant. Les témoignages sont crus, violents, les regards reflètent toute l’horreur vécue par ces hommes, ces femmes et ces enfants, qui portent tous en eux une blessure profonde :

Regardez Evariste, cet enfant auquel, à dix ans, on a fait faire l’innomable. Evariste n’est-il pas mort en même temps que ses victimes ? Regardez ces enfants nés du viol. Regardez ces rescapés qui ont peur de parler, par crainte des représailles, ces criminiels qui ne se repentent pas, qui chuchotent dans l’oreille de leurs enfants des mots de haine...

Quelle justice pour les victimes du génocide rwandais ?

Au lendemain du génocide, les Nations Unies ont créé à Arusha (Tanzanie) un Tribunal spécial pour juger les différents auteurs de crimes contre l’humanité, à l’instar du Tribunal de La Haie qui avait été créé pour juger ceux d’ex-Yougoslavie. Mais les critiques à l’égard de ce nouveau Tribunal international n’ont pas manqué : la lenteur de ses travaux et son incapacité à poursuivre certains dignitaires de l’ancien régime -ou pire, la libération par le Tribunal d’un ancien membre du gouvernement d’Habyarimana, suspecté d’avoir participé à l’organisation du génocide !- , le fait que les avocats n’ont pas le temps nécessaire pour réunir les pièces à décharge de leur clients… Bref, même si certains responsables ont été jugés et condamnés, il reste encore beaucoup de travail aux juges et procureurs, alors que les preuves et les témoins peuvent disparaître.

Quant à la justice pratiquée au Rwanda, elle se fait de façon sommaire et dans des conditions inéquitables. Les prisons sont surpeuplées, remplies de personnes arrêtées sur simple dénonciation, les conditions de détention sont inhumaines, le gouvernement a remis en vigueur une forme de justice traditionnelle qui ne respecte pas les droits de la défense, des condamnations à mort sont prononcées à l’issue de procès inéquitables…

Le travail de mémoire de la Belgique

La Belgique, traumatisée par l’assassinat de dix casques bleus et de coopérants belges, avait fait pression pour obtenir le retrait des casques bleus du Rwanda, alors que les populations tutsi et hutus modérés se faisaient massacrer et qu’un génocide était en route. Une commission parlementaire fut créée pour analyser ces événements et pour en tirer des leçons. La Belgique fut un des rares pays à avoir regretté publiquement son attitude de « non-assistance à peuple en danger » et à avoir dénoncé le manque de préparation de la mission de l’ONU.

Chili : l’espoir de voir Pinochet condamné

Au Chili aussi, la fin de la dictature de Pinochet a mis en avant le difficile travail de mémoire. Le Parlement avait voté une loi favorisant l’amnistie des anciens militaires responsables de torture ou de « disparition », à condition qu’ils donnent des renseignements permettant de retrouver les corps ou la trace, pour ceux qui sont encore en vie, des « disparus ». La justice chilienne, sous la pression internationale, vient toutefois de lever l’immunité de Pinochet pour pouvoir le juger.
Le jugement de Pinochet, s’il devait avoir lieu, serait un événement majeur dans la lutte contre l’impunité des dictateurs.

Voici un texte écrit par la femme d’un « disparu » au Chili :

« Le prix de la vie »

« Et maintenant, ils veulent me le tuer par décret. Je devrais entamer les démarches pour être déclarée veuve et ne pas continuer à laisser errer mon regard dans les rues et ne pas montrer sa photo à chaque passant. Comme s’il était tombé dans une guerre lointaine, ils me conseillent de demander une pension. Ils me conseillent de demander maintenant de l’argent pour acheter des cahiers à mes enfants. C’est ça qu’ils veulent : que je range sa photo calmement, à côté de celle de mes parents, et que je sorte acheter le lait, chaque jour, avec l’argent de la pension.

Mais ils n’ont pas l’air de comprendre. Bien sûr, je voudrais ranger sa photo, calmement. Bien sûr, cela, je désire le faire, et je le ferai. Et on ne peut pas dire que nous ayons trop de cahiers, dans cette maison, ou trop de nourriture à chaque repas.
Mais il y a quelque chose d’autre à faire avant cela, avant de ranger sa photo.
Je me demande s’ils peuvent le comprendre.

Ce n’est rien d’inimaginable, c’est même quelque chose d’assez normal : je veux simplement voir le visage de l’homme, de l’homme qui l’a tué.

Pas pour me venger, je n’ai pas de désir de vengeance.
Non, il me suffira de voir le visage de l’homme qui a acheté les balles, avec lesquelles on l’a tué. C’est tellement simple après tout, même un enfant peut comprendre cela.

Et les cahiers, pour qu’il ne subsiste aucun doute, les cahiers, c’est moi qui les achèterai. Voilà ce que je veux dire à cet homme-là, à celui qui l’a tué.

Ce n’est pas lui qui achètera le lait de mes enfants.
Ce n’est pas lui qui achètera le lait de mes enfants.

Je veux lui dire cela et je veux qu’il essaye de comprendre, tout en regardant mon visage, tout en laissant mon regard posé sur son visage. Calmement. Sur le visage de l’homme qui l’a tué. »

Isabelle Letellier (femme de disparu, Chili, texte écrit suite à la décision du gouvernement chilien de régulariser la situation des femmes de disparus, octobre 1993)

Outil pédagogique
Le documentaire « Le Chili en transition » explique aussi qu’un des atouts de la réconciliation est le rétablissement de la vérité.

Allemagne : le poids de l’histoire est lourd à porter

Le procès de Nuremberg

Un documentaire relate le procès le plus retentissant de la Seconde Guerre mondiale au cours duquel comparurent 22 dirigeants nazis. Il est précédé d’éléments historiques et biographiques et reprend quelques extraits de séances du tribunal (1945-1946). Le tribunal de Nuremberg a permis pour la première fois à la communauté internationale de juger un régime et d’en condamner les dirigeants de façon effective. Il a également redéfini les crimes de guerre et élaboré la première définition des crimes contre l’humanité.

Encore aujourd’hui, le débat sur l’attitude de la population allemande durant la période nazie fait rage en Allemagne : certains estiment qu’il est temps de tourner la page et que la génération actuelle n’est pas responsable des crimes commis par leurs parents ou grands-parents ; d’autres insistent sur l’importance du travail de mémoire, surtout face à la résurgence de comportements racistes et du mouvement skinhead. La justice a récemment condamné à de lourdes peines des jeunes qui avaient battu à mort un réfugié.

Activité pédagogique

Quelle est l’importance du procès de Nuremberg ?
Comme il s’agit d’un procès où les vainqueurs jugent les vaincus, débattez de l’indépendance des juges et de la validité des jugements.
De même, débattez de l’objectivité des commentateurs et caméramans soviétiques qui filmèrent le procès.
Quelle est l’importance de l’objectivité dans tout procès ?
Quelles peuvent être les conséquences d’un procès non objectif et de peines démesurées ?

Activité pédagogique

À l’aide de ces exemples (les cinq pays cités), cherchez les arguments en faveur ou contre le pardon.
Trouvez d’autres exemples dans l’histoire de procès de criminels contre l’humanité.
Pourquoi juger Pinochet ? Comment cela est-il possible ?
Invitez un témoin du Chili ou d’ailleurs.

Chanson : « Lettre à Kissinger »

j’veux te raconter Kissinger
l’histoire d’un de mes amis
son nom ne te dira rien
il était chanteur au Chili

ça se passait dans un grand stade
on avait amené une table
mon ami qui s’appelait Jara
fut amené tout près de là

on lui fit mettre la main gauche
sur la table et un officier
d’un seul coup avec une hache
les doigts de la gauche a tranché

d’un autre coup il sectionna
les doigts de la dextre et Jara
tomba tout son sang giclait
6000 prisonniers criaient

l’officier déposa la hache
il s’appelait p’t’être Kissinger
il piétina Victor Jara
chante dit-il tu es moins fier

levant les mains vides des doigts
qui pinçaient hier la guitare
Jara se releva doucement
faisons plaisir au commandant

il entonna l’hymne de l’U
de l’unité populaire
repris par les 6000 voix
des prisonniers de cet enfer

une rafale de mitraillette
abattit alors mon ami
celui qui a pointé son arme
s’appelait peut-être Kissinger

Cette histoire que j’ai racontée
Kissinger ne se passait pas
en 42 mais hier
en septembre septante trois

Julos Beaucarne

Vous trouverez la chanson sur le disque « Chandeleur septante-cinq ».

Activité pédagogique

La lettre à Kissinger de Julos Beaucarne relate l’histoire de Victor Jara, le guitariste chilien dont on a coupé les doigts.
Pourquoi Julos s’adresse-t-il à Kissinger ?
(Kissinger soutenait la dictature de Pinochet et était le secrétaire d’Etat (ministre des affaires étrangères) des Etats-Unis à l’époque où ces faits se déroulent.)

La Cour Pénale Internationale

Un chef d’Etat peut-il commettre des crimes contre l’humanité en toute impunité ? Celui qui ordonne de torturer, d’exterminer, de faire disparaître, d’emprisonner arbitrairement peut-il continuer à exercer son pouvoir, à voyager librement ?

Depuis la création d’une Cour Pénale Internationale (CPI), approuvée le 17 juillet 1998, à l’issue de négociations qui se tenaient à Rome sous l’égide de l’ONU, la réponse à ces questions sera le plus souvent négative. C’est un immense pas en avant que de considérer que n’importe quel dictateur ou criminel contre l’humanité devra un jour rendre des comptes. Car ces crimes sont tellement horribles qu’ils concernent toute l’humanité et qu’ils ne peuvent être oubliés. On peut espérer que leurs jugements aura une valeur dissuasive et que certains candidats dictateurs hésiteront avant de commettre leurs crimes… Le fait que des gens comme Pinochet au Chili, ou Milosevic et Karadzic, responsables de crimes contre l’humanité en ex-Yougoslavie, ne puissent pas circuler librement sous peine de se faire arrêter, montre bien que le temps où les tyrans se croyaient intouchables est fini.

Malheureusement, cette fameuse Cour Pénale Internationale n’est pas encore mise sur pied, car il faut que 60 pays ratifient son traité pour qu’elle puisse entrer en fonction. Les Etats-Unis figurent parmi les 7 pays ayant voté contre, de peur de voir la Cour menacer son statut de puissance internationale, alors que des grandes concessions ont dû être faites par les tenants d’une cour indépendante impartiale et forte. Amnesty International et d’autres associations font pression sur les gouvernements du monde entier pour qu’ils accélèrent leur procédure de ratification afin de ne pas perdre de temps. En effet, seuls les crimes commis après l’entrée en vigueur des statuts de la CPI pourront être jugés par celle-ci. La Cour Pénale Internationale s’est engagée à ne pas prononcer des peines de mort.

Comment fonctionnera la Cour Pénale Internationale ?

Elle est appelée à juger et à prévenir par la dissuasion les répétitions des grandes tragédies, telles que la "purification ethnique" en ex-Yougoslavie ou le génocide rwandais. Les compétences de la Cour couvrent le crime de génocide, les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité. La grande originalité de cette Cour, c’est que pour la première fois un Tribunal international pourra juger des crimes commis par des chefs d’Etat, des ministres ou des militaires, dans tous les pays qui auront ratifié ses statuts. La justice belge est en avance dans ce domaine, puisqu’elle a la possibilité de poursuivre une personne présumée coupable de crime contre l’humanité, quel que soit le lieu où il a été commis, la nationalité de l’auteur du crime et celle de la victime. Ainsi, des victimes des génocides rwandais et cambodgiens ont récemment saisi la justice belge, comme l’avaient fait également les victimes de Pinochet réfugiées en Belgique.

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