Colombie : des manifestants réprimés, exilés et meurtris Par Guylaine Germain, journaliste

En Colombie, les forces de sécurité répriment violemment les manifestations pacifiques. La Grève nationale de 2021 a particulièrement été marquée par de graves violations des droits humains. Des manifestant·e·s ont ainsi été contraint·e·s de fuir le pays, d’autres en sont ressorti·e·s avec de lourdes séquelles et certain·e·s sont accablé·e·s par ces deux maux.

En novembre 2023, cela fera deux ans que la politologue Leidy Natalia Cadena a été contrainte de s’exiler en Norvège. Au cours d’une manifestation, le 28 avril 2021, un membre de l’Unité antiémeutes de la police colombienne (ESMAD) lui a tiré directement dans l’oeil, la rendant aveugle. « J’ai fait un live sur Instagram pour raconter ce qu’il m’était arrivé. Beaucoup de gens l’ont vu et partagé dans la nuit. Au matin, presque tous mes comptes avaient été fermés. Mes proches et moi avons alors été menacé·e·s et plusieurs attaques ont été menées contre nous. Finalement, Amnesty International nous a aidé·e·s à quitter la Colombie pour la Norvège. »

Mettre le pays à l’arrêt

Depuis novembre 2019, la Colombie est le théâtre de manifestations massives. La contestation s’est concentrée sur le gouvernement d’Iván Duque, en particulier contre la non-application de l’accord de paix de 2016 entre le gouvernement et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). En 2020, la mauvaise gestion de la pandémie de COVID-19 par les autorités n’a rien arrangé et les inégalités sociales se sont encore plus creusées. « La population n’avait plus de travail, plus d’argent, ne pouvait plus manger. À ça, le gouvernement de Duque a ajouté une réforme fiscale. C’est pour ça que, le 28 avril 2021, tout le monde est redescendu dans la rue », explique Ilho Marciales, documentariste colombien. « Ces crises successives ont provoqué une grande frustration, notamment parmi les jeunes des banlieues des grandes villes comme Bogotá, Medellín et Cali, où le niveau du chômage dépasse les 50%. Ces jeunes, on les appelle les « ninis », pour ‘ni estudian ni trabajan’, soit ‘ni étude ni travail’. »

Avec sa caméra, son casque de protection et son brassard « PRESS », Ilho Marciales a documenté ce Paro Nacional, souvent traduit par « Grève nationale ». « Même si on devrait plutôt traduire cela par ‘mettre le pays à l’arrêt’ », précise-t-il, car tous les abords des grandes villes étaient bloqués par les manifestations. Au bout d’une semaine, le gouvernement avait retiré sa réforme fiscale. Néanmoins, les manifestations ont continué.

Des attaques physiques ciblées

« Le gouvernement nous a catégorisé·e·s comme des ‘criminel·le·s’, des ‘vandales’, mais aussi comme appartenant à des groupes terroristes », témoigne Leidy Cadena. « J’ai l’impression que la police pensait vraiment que nous devions être exterminé·e·s. » Au cours du Paro Nacional, plusieurs personnes ont été tuées et des centaines d’autres gravement blessées. Ilho Marciales évoque également les violences basées sur le genre. « Les policiers intimident les manifestantes en utilisant du langage sexiste et misogyne, en leur criant qu’ils allaient les violer, par exemple. À Popayán, une jeune fille de 18 ans a été agressée sexuellement par la police. Elle s’est suicidée deux jours plus tard. »

Le documentariste rapporte également que la police visait directement les yeux des manifestant·e·s. Environ 110 personnes ont été victimes de traumatismes oculaires, rapporte Leidy Cadena. Elle raconte : « je suis restée aveugle de cet oeil et maintenant j’utilise une prothèse oculaire. À la suite de cela, nous avons essayé de rassembler le plus grand nombre de victimes de traumatismes oculaires et d’encourager les manifestations. » Son compagnon Sebastián Carrascal a quant à lui vu la personne qui lui a tiré dessus : « j’ai pu noter ses plaques, mais quand la police nous a appelé·e·s pour déclarer tout ce qui s’était passé, nous avons constaté que le policier qui a tiré sur Leidy était lié à celui qui nous interviewait. »

Une défense citoyenne

Le recours à la force excessive et disproportionnée par les forces de sécurité a eu comme réponse la création d’une primera línea (première ligne), telle une ligne de front pour protéger les manifestant·e·s. Il s’agissait essentiellement de mouvements de jeunes, qui créaient des barricades avec ce qu’ils trouvaient dans la rue.

La primera línea a également créé des espaces de discussion dans la ville, sur des grandes places, qu’elle entourait pour les protéger de la police. « Des personnes venaient y cuisiner pour tout le monde, raconte Ilho Marciales. Après tout, c’était le point de départ de ces manifestations ; les gens avaient faim. Et c’est autour de cette casserole qu’ont émergé des conversations entre les citoyen·ne·s. La première ligne les protégeait de la police. Ces rencontres avaient lieu partout en Colombie. » À Bogotá, les gens se retrouvaient à l’endroit de la Portal de Las Américas, rebaptisée depuis la Portal de la resistencia.

Forcé·e·s à l’exil

Mais la violence poursuivait les manifestant·e·s, jusque chez elles/eux. « Les officiers de police suivaient les gens de la première ligne. Ils et elles devenaient des cibles. Des décès non-enregistrés ont eu lieu en dehors des manifestations. Alors, beaucoup ont dû s’exiler », affirme Ilho Marciales.

C’est le cas de Leidy Cadena, de sa mère et de Sebastián Carrascal. Ce dernier a dû partir avant d’avoir pu terminer ses études en biologie. Il craint aussi de ne pas pouvoir revoir sa famille. Leidy Cadena confie : « l’adaptation a été très difficile pour moi. La culture norvégienne est très différente de la culture colombienne. Après deux ans, je commence enfin à avoir un sentiment d’appartenance. Par-dessus tout, je me sens plus tranquille, pour ma mère et Sebastián qui ont aussi été affecté·e·s. Je souffre beaucoup de ne plus être en Colombie. Mais je suis sûre que ce que je peux faire de l’extérieur peut aider beaucoup de personnes. »

Protéger le droit de protester

Bien que ces événements aient eu lieu il y a deux ans, les séquelles sont toujours là, tant en Colombie que parmi les exilé·e·s victimes de cette situation. « Amnesty International a documenté et dénoncé ces violences, en publiant des rapports sur le Paro Nacional, sur les blessures oculaires et sur les violences basées sur le genre », explique Claudio Guthmann, coordinateur Colombie de la section belge francophone d’Amnesty International. « Nous avons été très actif·ve·s pour susciter une réaction internationale et exiger du gouvernement qu’il cesse cette répression. »

La situation a néanmoins évolué. Le nouveau gouvernement de Gustavo Petro a notamment appelé les forces de l’ordre à ne plus réprimer la population, contrairement au gouvernement précédent, qui les encourageait. « On peut reconnaître les efforts du gouvernement, mais il faut aller plus loin. Il convient au minimum de démilitariser la police nationale ; de limiter le recours à la force ; de mettre en place des mécanismes de contrôle par les citoyen·ne·s ; de garantir que les victimes de violences policières puissent obtenir vérité, justice et réparations ; etc. Notre crainte est que ces réformes ne soient finalement que cosmétiques. » Pour Claudio Guthmann, il y a une chance de pouvoir avancer dans la lutte contre les causes structurelles de cette violence, contre l’impunité des agresseurs, et surtout, pour leur droit de protester. « Il n’y a pas de véritable État de droit sans droit de protester », conclut-il.

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