Naissance de l’organisation
Les prisonniers oubliés : un « Appel à l’Amnistie »
À Londres, Peter Benenson s’engouffre dans le métro, son journal sous le bras. Il a trente-neuf ans et est déjà un avocat connu de la scène londonienne et internationale. Particulièrement sensible aux injustices qui accompagnent les procès politiques, il se déplace depuis dix ans partout dans le monde soit pour assister à ces procès en tant qu’observateur de la Commission Internationale des Juristes, soit pour plaider lui-même. Il a d’ailleurs fondé avec des collègues une petite association apolitique, « Justice », qui fait campagne, dans la mesure de ses moyens, pour le respect des droits humains. Sans le savoir, en ouvrant son journal ce matin-là, il met en marche un engrenage dont les rouages tournent aujourd’hui à plein volume.
Sur les feuilles imprimées, le regard de l’avocat est attiré par un entrefilet en provenance de Lisbonne, la capitale portugaise : dans cette ville, soumise, comme tout le Portugal, à la dictature de Salazar, deux étudiants ont été arrêtés et emprisonnés pour avoir porté un toast à la liberté. Indigné, Peter Benenson pense d’abord se rendre à l’ambassade du Portugal pour protester, puis, conscient du peu de poids qu’aurait une telle démarche, imagine une action plus déterminante : faire participer le public, et bombarder le gouvernement portugais de lettres de protestation envoyées par des citoyens anglais. L’idée fait son chemin et évolue encore...Pourquoi se consacrer à un seul pays ? Pourquoi ne pas lancer une campagne d’un an pour attirer l’attention du public sur le sort des prisonniers politiques et religieux à travers le monde ?
L’avocat contacte ses amis, ses connaissances, et le 28 mai 1961, un article signé Benenson paraît dans l’hebdomadaire anglais, The Observer. Il s’intitule Les prisonniers oubliés et est illustré par les photos de six prisonniers originaires de Roumanie, de Tchécoslovaquie, de Hongrie, de Grèce, des Etats-Unis et de l’Angola.
Aucun d’eux n’a usé de violence, mais tous sont emprisonnés pour « dissidence » d’opinion. Pour chacun d’entre eux, Benenson lance un « Appel à l’amnistie » et demande à leurs gouvernements respectifs de les relâcher ou de les juger de manière équitable. Il demande aussi aux groupes de sympathisants qui voudraient se réunir pour agir d’adopter trois prisonniers, un étant détenu dans un pays du bloc soviétique, un dans une prison de l’Ouest et le troisième dans le Tiers Monde, afin de préserver l’impartialité du mouvement.
Simultanément, un article parallèle paraît dans le quotidien français Le Monde, suivi par d’autres dans les journaux des principaux pays européens, dont un dans un journal de Barcelone, à la barbe de Franco.
L’article suscite un nombre incroyable de lettres, d’offres de services, d’adhésions...parmi ces premiers sympathisants, une jeune dessinatrice anglaise, Diana Redhouse propose ses services à Benenson, qui lui suggère de créer un emblème, il pense par exemple à une bougie entourée de barbelés. Diana dessine le logo qui n’a pas changé à ce jour et qui illustre le vieux proverbe chinois « mieux vaut allumer une bougie que maudire l’obscurité ».
A peine deux mois plus tard se réunissent à Luxembourg « les premiers délégués nationaux » du mouvement : ils viennent de France, de Belgique, de Suisse, d’Irlande, des Etats-Unis et bien entendu, de Grande-Bretagne. Ensemble, ils décident de faire de l’Appel en faveur de l’amnistie 1961 un mouvement permanent « pour la défense de la liberté d’opinion et de religion » qui portera le nom Amnesty International.
« Ouvrez votre journal, n’importe quel jour de la semaine, et vous trouverez venant de quelque part dans le monde, une dépêche indiquant que quelqu’un a été emprisonné, torturé ou exécuté parce que ses opinions ou ses croyances religieuses ont été jugées inacceptables par son gouvernement. Ils sont plusieurs millions en prison pour cela et leur nombre ne cesse de croître. Devant son journal, le lecteur ressent un sentiment d’écœurement et d’impuissance. Or, si ces sentiments de dégoûts répandus dans le monde entier pouvaient être réunis en vue d’une action commune, quelque chose d’efficace pourrait être réalisé. »
Les pères fondateurs
Benenson a rallié à son idée un petit groupe de gens : ses amis du groupe Justice, un quaker éminent nommé Eric Baker, secrétaire du « National Peace Council » et Louis Blom - Cooper, autre avocat internationalement connu de l’époque.
Aux premières heures, un autre personnage important rejoint le groupe : Sean Mac Bride, bouillant Irlandais dont le père, activiste au sein de l’IRA, fut fusillé par les Britanniques. Mac Bride lui-même passa quelques temps en prison pour ses activités politiques indépendantistes. Nommé en 1948 Ministre des affaires étrangères de l’Irlande du Sud, il est l’homme de tous les combats et de toutes les causes, du Vietnam à la Palestine, mais il dira plus tard que c’est sans doute à Amnesty qu’il a consacré le meilleur de lui-même, le mouvement lui paraissant l’œuvre « la plus révolutionnaire de toutes ». Sean Mac Bride raconte que c’est seulement au début de 1944 qu’il apprit, par un diplomate américain, que selon certains rapports du Département d’Etat, les Allemands pratiquaient une politique d’extermination dans des camps spéciaux.
Dans son autobiographie, il écrit :
« Jamais plus un tel drame ne devait se reproduire. Il fallait mettre en place des gardes-fous, une organisation qui puisse dénoncer toute horreur où qu’elle se produise et quel que fût le régime qui l’accomplisse. Amnesty pour moi n’est pas né d’une autre nécessité que celle de faire face aux déferlements de barbarie et de drames que je sentais et pressentais. Il fallait enquêter, dénoncer inlassablement pour que plus jamais d’autres crimes contre l’humanité puissent être perpétrés dans l’indifférence et l’impunité. »
La dernière figure marquante du groupe est celle de Martin Ennals, nommé en 1968 secrétaire général d’Amnesty International. Il eut le mérite immense de doter le mouvement d’une gestion rigoureuse et de veiller à son développement pendant les 12 années où il resta à son poste. C’est sous sa direction qu’une véritable méthode de travail « amnestienne » fut mise en place : enquêtes rigoureuses, campagnes d’écriture de lettres systématiques, interventions auprès des politiques…
Évolution de l’organisation
Les années 60 : le soutien d’AI aux prisonniers d’opinion
1961 Les premiers groupes AI sont fondés au Royaume-Uni, en Allemagne de l’Ouest, en Hollande, France, Italie et Suisse. Le Jour des droits de l’homme, le 10 décembre, la première bougie d’Amnesty est allumée dans l’église de Saint-Martin-aux-Champs, à Londres
1962 AI exécute sa première mission au Ghana en janvier. Un fond d’aide aux prisonniers d’opinion est constitué pour procurer du soulagement aux prisonniers et à leurs familles. 210 prisonniers ont maintenant été adoptés par 70 groupes dans 7 pays. Des groupes AI sont créés en Norvège, Suède, au Danemark, en Belgique, Grèce, Australie, Irlande et aux Etats-Unis. Lors d’une conférence en Belgique, tous les groupes décident de créer une organisation permanente qui sera connue sous le nom d’Amnesty International. Amnesty s’active sur plusieurs fronts
1963 Le Secrétariat international (Quartier général d’AI) est établi à Londres.
1965 AI soutient une résolution aux Nations unies qui prévoit la suspension et en fin de compte l’abolition de la peine capitale pour les crimes politiques commis en temps de paix.
1967 AI œuvre maintenant pour près de 2 000 Prisonniers dans 63 pays.
1969 Le Cardinal Josef Beran, l’un des premiers prisonniers adoptés par Amnesty, participe à une cérémonie après sa libération.
Les années 70 : une première campagne contre la torture
1970 AI provoque une controverse internationale en rapportant les allégations de mauvais traitements infligés aux prisonniers arabes en Israël.
1972 AI lance sa première campagne mondiale pour l’abolition de la torture.
1973 AI Publie sa première Action urgente complète en faveur du professeur brésilien Luiz Basilio Rossi, le 19 mars. Celui-ci avait été arrêté pour raisons politiques. Luiz, lui-même, pense que les appels d’AI ont été cruciaux : "Je savais que mon affaire était rendue publique. Je savais qu’ils ne pouvaient plus me tuer. Alors, La pression sur moi a diminué et mes conditions de détention se sont améliorées".
1974 Sean McBride (président du Comité exécutif international) est récompensé par le Prix Nobel de la Paix au mois d’octobre, en reconnaissance du travail de toute sa vie au profit des droits humains. Au premier anniversaire du coup d’état militaire au Chili le 11 septembre, AI publie un rapport faisant état de l’oppression politique, des exécutions et de la torture dans le Chili de Pinochet, à la suite d’une mission dans les premiers mois qui ont suivi le coup d’état.
1975 Les Nations unies adoptent, à l’unanimité, une Déclaration contre la Torture.
1976 AI publie en novembre une liste de 167 syndicalistes emprisonnés dans 16 pays.
1977 AI est récompensée par le Prix Nobel de la Paix en octobre pour avoir contribué à protéger la liberté, la justice et la paix dans le monde.
1978 AI obtient le prix des droits de l’homme des Nations unies pour ses contributions remarquables dans le domaine des droits humains.
1979 AI publie une liste de 2 665 cas de personnes disparues en Argentine après le coup d’État militaire de Videla.
Les années 80 : « Lorsque l’État assassine »
1982 Le Jour des droits de l’Homme (10 décembre), AI lance un appel pour une amnistie universelle en faveur de tous les prisonniers d’opinion. Plus d’un million de personnes ont signé des pétitions présentées aux Nations unies en décembre 1983.
1983 AI publie un rapport spécial sur les meurtres politiques par les gouvernements.
1984 AI lance sa deuxième campagne contre la Torture, comprenant un plan en 12 points pour l’abolition de la torture. Le 10 décembre, les Nations unies adoptent une Convention contre la Torture.
1985 AI publie son premier pack éducatif, "Enseignement et leçons" à propos des droits humains. Au Conseil international d’AI à Helsinki en Finlande (du 27 août au 1 septembre), AI décide d’élargir son mandat pour y inclure le travail en faveur des réfugiés.
1986 AI USA lance la tournée de concerts rock, Conspiracy of Hope (la Conspiration de l’Espoir) avec U2, Sting, Peter Gabriel, Bryan Adams, Lou Reed, The Nevill Brothers...
1987 AI déclare que la peine de mort aux Etats-Unis viole des traités, a une base raciale et est appliquée arbitrairement.
1988 La tournée de concerts "Human rights now !" (avec en vedettes Sting et Bruce Springsteen, entre autres) se déroule dans 19 villes et 15 pays. Télévisée le Jour des droits de l’homme pour marquer le 40e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme, elle est visionnée par des millions de téléspectateurs et engendre une augmentation du nombre de membres d’AI dans de nombreux pays.
1989 AI publie une étude conséquente sur l’application de la peine de mort par les États : « Lorsque l’État assassine ».
Les années 90 : un nouveau mandat sous le signe de la DUDH
1991 AI célèbre son 30e anniversaire et décide d’adopter un nouveau mandat, qui consiste à promouvoir tous les droits inclus dans la Déclaration universelle des droits de l’homme. Il prend notamment en compte les prises d’otages et les violations perpétrées par des groupes armés d’opposition (aussi bien que par les États). Les personnes emprisonnées en raison de leur orientation sexuelle sont des prisonniers d’opinion.
1994 AI lance une importante campagne sur les droits des femmes :
« Les droits des femmes sont des droits humains ». La campagne d’AI
contre les disparitions et les meurtres politiques est lancée dans le monde entier.
1995 AI fait campagne pour faire cesser le commerce de la torture.
1996 AI fait campagne pour la création d’une Cour pénale internationale qui sera adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies en juillet 1998.
1997 AI lance une campagne mondiale pour le respect des droits humains des réfugiés dans le monde entier.
1998 Afin de marquer le 50e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH), Amnesty International lance la campagne "Get up, Sign up", qui collecte 13 millions d’engagements pour soutenir la Déclaration. AI organise également un concert à Paris, le Jour des droits de l’homme, avec en vedettes Radiohead, la Asian Dub Fondation, Bruce Springsteen, Tracy Chapman, Youssou N’Dour, Peter Gabriel...mais aussi le dalaï-lama et d’autres militants des droits humains.
Le général Pinochet est arrêté à Londres le 16 octobre, un mandat venant d’Espagne demande son extradition et, à la fin de l’année, la plus haute Cour du Royaume-Uni ordonne qu’il n’a pas d’immunité contre les poursuites en raison de sa qualité d’ancien chef d’état. AI est partie dans la procédure légale et lance une campagne USA : "Les mêmes droits pour tous".
1999 L’ordonnance du magistrat Ronald Bartle, au Royaume-Uni, suivant laquelle l’extradition de Pinochet pourrait être exécutée, représente un pas historique vers l’acceptation d’une juridiction universelle dans les cas de violations des droits humains. Le Conseil international d’AI a lieu au Portugal. Ses décisions amènent AI à :
- travailler l’impact des relations économiques sur les droits humains
- mieux protéger les défenseurs des droits humains
- intensifier sa lutte contre l’impunité
- mettre en valeur son travail pour protéger les réfugiés
- renforcer sa base militante
Les années 2000 : « Contrôlez les armes »
2000
AI lance sa troisième campagne contre la torture.
2001
AI célèbre son 40e anniversaire et remporte la Révolution Award pour la meilleure utilisation de l’e-mail et du web, grâce au site web "stop à la torture". Il s’agit du premier outil de militantisme en ligne : il alertait les abonnés par e-mail dès qu’une personne était menacée de torture.
2002
Amnesty International lance une campagne en Fédération de Russie pour lutter contre les nombreuses atteintes aux droits humains, commises dans un climat d’impunité.
2003
Amnesty International, Oxfam et le Réseau d’action international sur les armes légères (RAIAL) lancent la campagne mondiale "Contrôlez les armes".
2004
Amnesty International lance la campagne "Halte à la violence contre les femmes".
2005
Dans son rapport "Non à la torture et aux mauvais traitements « guerre contre le terrorisme »", Amnesty International réfute l’argument selon lequel les États, face à des menaces terroristes, ne seraient plus liés par les normes internationales relatives aux droits humains et qu’ils avaient précédemment adoptées.
2006
Dans son rapport "Partenaires dans le crime : le rôle de l’Europe dans le programme de restitution des États-Unis", Amnesty International se penche attentivement sur l’implication des États européens dans les vols américains qui ont permis de capturer, d’incarcérer secrètement et de torturer des terroristes présumés en dehors de tout cadre légal.
Amnesty International et ses partenaires de la campagne "Contrôlez les armes" remportent une grande victoire lorsque les Nations unies décident, à une majorité écrasante, de commencer à travailler sur un tel traité. Auparavant, une pétition visuelle est lancée par Amnesty : elle rassemble un million de signataires et est remise au secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan.
2007
Amnesty International lance une pétition mondiale appelant le gouvernement soudanais à protéger les civils au Darfour. Pour mobiliser l’opinion publique, elle produit un CD intitulé "Make Some Noise : The Campaign to Save Darfur", qui réunit 30 artistes internationaux.