En Syrie, les millions de personnes déplacées par le conflit ne connaissent pas de répit

AMNESTY INTERNATIONAL
DÉCLARATION PUBLIQUE

AILRC-FR
Index AI : MDE 24/031/2013
20 juin 2013

« Je ne voulais pas partir de chez moi et devenir réfugiée. Nous habitions une très belle maison, et nous avions plus de terrain que nécessaire pour vivre décemment. Même lorsque les bombardements se sont intensifiés et que nous avons vu nos proches et nos voisins commencer à fuir, nous sommes restés. Est arrivé un point où ce n’était plus possible : mes enfants n’étaient plus en sécurité. S’il n’avait tenu qu’à moi, je serais restée pour mourir chez moi, mais je devais sauver mes enfants. Lorsque nous sommes arrivés ici, nous avons constaté qu’on ne pouvait pas rejoindre la Turquie car la frontière était fermée. Nous avons donc dû passer tout l’hiver ici, sans rien. Il y a peu de nourriture. Nous n’avons même pas de vêtements ni de couvertures pour nous protéger du froid. La pluie s’infiltre partout et toutes nos affaires sont mouillées. Les enfants sont tout le temps malades. On nous a oubliés. Que va-t-il advenir de nous ? »

Umm Husam, mère de cinq jeunes enfants, qui a trouvé refuge dans un camp de personnes déplacées à Atmeh (mars 2013)

« Les enfants sont traumatisés par les horreurs extrêmes dont ils ont été témoins chez eux : les bombardements incessants, les corps déchiquetés de voisins et les villages détruits. Ils ont besoin d’une aide spécialisée, mais ce type de services n’existe pas ici. Il n’y a rien, et les conditions de vie misérables rendent la situation encore plus difficile pour les enfants. Je suis leur père, mais je ne peux ni les protéger ni subvenir à leurs besoins alors que c’est mon rôle. Je n’ai rien à leur offrir. Je ne peux que les prendre dans mes bras, mais je suis frustré et j’ai honte de ne pas pouvoir répondre à leurs demandes – des demandes très simples, comme manger ou avoir chaud. Je reste alors loin d’eux, car je ne supporte pas de les voir malades ou malheureux. Les conditions misérables dans lesquelles nous vivons traumatisent les enfants et détruisent les familles. Je prie Dieu qu’on nous vienne en aide. »

Abu Khaled, père de neuf enfants, qui a trouvé refuge dans un camp de personnes déplacées à Atmeh (mars 2013)

Près de six millions de Syriens ont été déplacés par le conflit qui sévit dans leur pays et qui fait chaque jour de nouvelles victimes et de nouvelles destructions . La grande majorité (4,25 millions) de celles et ceux qui ont dû, face à l’escalade de la violence, quitter leur domicile sont déplacés sur le territoire syrien (les autres étant réfugiés, généralement dans les pays voisins). Ces personnes déplacées à l’intérieur de leur pays sont extrêmement vulnérables. Nombre d’entre elles sont bloquées dans des zones contrôlées par les forces de l’opposition, qui ne cessent d’être bombardées par les forces gouvernementales, et ne reçoivent qu’une aide internationale limitée voire inexistante. La plupart ont été déplacées à plusieurs reprises, dans leur quête constante de sécurité, voyant leurs espoirs brisés à chaque nouvelle attaque. En effet, parmi les hommes, les femmes et les enfants tués ces derniers mois, un grand nombre ont trouvé la mort là même où ils s’étaient rendus pour être en sécurité.

Plusieurs dizaines de milliers de Syriens déplacés ont trouvé refuge dans des camps de fortune de plus en plus vastes, qui ont fait leur apparition à proximité de la frontière turque à partir d’août-septembre 2012, lorsque la Turquie a de fait fermé ses portes aux réfugiés syriens .

Si ces camps offrent une relative sécurité, les forces gouvernementales syriennes ne bombardant généralement pas les zones frontalières, les conditions humanitaires y sont effroyables. Les occupants n’ont guère de quoi se nourrir, n’ont quasiment pas accès à des installations médicales et sanitaires, et sont entassés les uns sur les autres dans des abris qui ne protègent pas des intempéries.

Quand, en mars 2013, Amnesty International s’est rendue dans le plus grand camp de déplacés du pays, à Atmeh, où quelque 21 000 personnes ont trouvé refuge, l’eau s’infiltrait dans les tentes et le sol n’était plus qu’une boue épaisse et glissante en raison des fortes pluies, tandis que les eaux usées s’écoulaient entre les tentes. La nourriture distribuée, de médiocre qualité, n’était pas suffisante, et de nombreux occupants du camp qui se plaignaient de problèmes de santé n’étaient pas soignés.

Un grand nombre des déplacés ont expliqué qu’ils avaient rejoint la frontière dans l’espoir de passer en Turquie. D’autres avaient trouvé refuge dans la région frontalière pour échapper provisoirement aux bombardements, comptant sur la fin des attaques qui leur permettrait de rentrer chez eux. Cependant, les bombardements se poursuivent sans relâche et les lignes de front ne cessent de bouger si bien que, pour de nombreux déplacés, tout retour chez eux demeure impossible.

Si les camps sont peut-être l’aspect le plus visible des déplacements, ils n’abritent qu’un très faible pourcentage des personnes déplacées, mais ils n’en restent pas moins incapables d’assurer les services de base et d’accueillir d’autres Syriens qui cherchent désespérément un abri sûr.

En effet, l’écrasante majorité des personnes déplacées (soit environ 4,25 millions de personnes d’après les estimations des Nations unies, mais ce chiffre pourrait être plus élevé) ne sont pas dans les camps qui leur sont destinés. Elles vivent à l’étroit chez des proches, ou se sont réfugiées dans des appartements loués ou abandonnés, des écoles ou d’autres bâtiments, des immeubles inachevés ou même d’anciennes grottes romaines à la campagne. La priorité à leurs yeux : trouver un abri ne serait-ce qu’un petit peu plus sûr que leur logement, qu’elles ont perdu ou été contraintes d’abandonner. La nourriture, l’eau, l’électricité et d’autres services de base sont désormais un luxe pour un grand nombre d’entre elles.

Dans toutes les villes et villages où Amnesty International s’est rendue au cours des 15 derniers mois, soit plusieurs dizaines, l’organisation a trouvé de nombreux déplacés. Les camps de personnes déplacées situés le long de la frontière turque ne cessent de s’étendre (voir les images satellites du camp d’Atmeh qui offrent des informations détaillées sur la croissance de la population du camp). Parallèlement à l’intensification des bombardements aériens et d’autres attaques, en particulier depuis août 2012, le nombre de Syriens déplacés a été démultiplié.

Par exemple, Maaret al Naaman, qui comptait quelque 100 000 habitants et accueillait de nombreuses personnes déplacées des zones voisines jusqu’à la fin de l’année dernière, a été pratiquement désertée lorsque les forces de l’opposition ont investi la quasi-totalité de la ville, qui est devenue la cible d’attaques menées par les forces gouvernementales. Environ 35 civils, des femmes et des enfants pour la plupart, ont trouvé la mort lors de deux frappes aériennes qui ont visé la ville, le 30 octobre et le 6 novembre 2012. Un homme qui a perdu ses cinq enfants lors de l’une de ces attaques a indiqué à Amnesty International que plusieurs personnes déplacées figuraient parmi les victimes :

« Plusieurs membres d’une famille de Homs ont été tués lors du raid aérien du 30 octobre. C’étaient des personnes déplacées : elles avaient quitté Homs pour rejoindre un village non loin d’ici, dans la région de Wadi Deif. Lorsque les combats ont touché la région, elles sont venues ici. Elles vivaient dans la cave. Après le raid, nous avons retrouvé les corps de leurs deux fillettes, qui avaient entre 10 et 12 ans, dans les décombres. Je ne sais pas si leurs parents et leurs frères et sœurs ont tous été tués ou si certains ont survécu. Tout le monde s’est enfui, car nos maisons sont détruites et les bombardements continuent. »

À al Haas, village situé non loin de là, quatre membres d’une famille déplacée de Maaret al Naaman figuraient parmi les six civils tués lors d’un raid aérien mené le 8 décembre 2012, dans l’après-midi. L’un de leurs voisins a raconté à Amnesty International :

« Quatre membres de la famille Khalluf ont été tués, ainsi qu’une femme de 60 ans et un petit garçon de quatre ans de notre village. Les Khalluf avaient quitté Maaret al Naaman en raison des combats qui déchiraient la ville. Ils sont venus ici pour être en sécurité et ils ont trouvé la mort. »

De nombreuses personnes déplacées ont perdu la vie là même où elles étaient venues trouver refuge. Luay Daabul, un homme âgé de 46 ans qui travaillait dans l’un des camps de personnes déplacées (le camp de Qah) non loin de la frontière avec la Turquie, a été tué avec sa femme et les deux plus jeunes de leurs trois enfants, un adolescent de 14 ans et une fillette de 11 ans, lors de l’explosion d’une voiture piégée au point de passage entre la Turquie et la Syrie (poste-frontière de Bab al Hawa/Cilvegözü), le 11 février dans l’après-midi. Un an plus tôt, Luay Daabul avait dû quitter la ville où il résidait, Idlib, car il craignait d’être arrêté en raison de ses activités antigouvernementales pacifiques. Sa femme et ses enfants étaient restés à Idlib, mais avaient eux aussi dû partir au début de 2013, de peur qu’on ne procède à l’arrestation de leur fils pour contraindre Luay Daabul à se rendre. Ils avaient provisoirement trouvé refuge en Turquie, tandis que Luay Daabul vivait en Syrie, dans le camp de Qah.

Deux jours avant l’explosion à la frontière, Luay Daabul avait expliqué à Amnesty International que sa femme et ses enfants allaient bientôt le rejoindre dans le camp où il vivait et travaillait, car ils n’avaient plus les moyens de rester en Turquie et qu’ils souhaitaient être ensemble. Il était heureux à l’idée d’être de nouveau réuni avec sa famille après une année de séparation, malgré les circonstances. Ils se trouvaient au poste-frontière lorsque l’explosion a eu lieu. Plusieurs autres personnes ont également trouvé la mort à cette occasion. Après avoir quitté Idlib, Luay Daabul avait vécu à Maaret Misrin, ville située à proximité d’Idlib qui comptait quelque 40 000 habitants avant le conflit et accueillait autant de déplacés à la mi-2012. Cependant, fin septembre 2012, les tirs d’artillerie et les bombardements aériens lancés quotidiennement avaient contraints les habitants et les personnes déplacées à abandonner la ville.

Près de la moitié de la population d’Alep, plus grande métropole syrienne, a été déplacée. Certains de ses habitants ont fui par crainte d’être arrêtés, d’autres en raison des fréquents bombardements qui ont dévasté des quartiers entiers. Les 18 et 22 février 2013, plus de 160 habitants de trois quartiers de l’est de la ville ont été tués et des centaines d’autres blessés lors de trois tirs de missiles balistiques qui ont réduit les trois quartiers en ruines et fait plusieurs centaines de sans-abri. Dans le quartier de Jabal Badro, qui a été visé par le premier raid le 18 février 2013, Hussein al Saghir, un adolescent de 15 ans, a raconté à Amnesty International que ses cinq frères, ses belles-sœurs, ses nièces et ses neveux (soit 16 personnes au total) avaient tous été tués. Montrant du doigt un tas de décombres, où était autrefois érigée sa maison, il nous a dit :

« Toute ma famille vivait ici ; nous avions 10 maisons. Ma mère a été gravement blessée et est hospitalisée en Turquie. Elle ne sait pas que ses fils sont morts. Mon oncle, Mohamed Ali, a perdu 27 membres de sa famille. Il a perdu la raison ; il ne sait plus rien et vit maintenant à la campagne. Toutes les personnes qui ont survécu sont allées vivre ailleurs, chez des proches ou des amis. Ici, il n’y a plus que des ruines. »

Hammoudeh al Hussein (40 ans) a perdu sa femme et cinq de leurs sept enfants lors du raid lancé contre le quartier d’Ard al Hamra, à Alep, le 22 février 2013. Deux semaines plus tard, Amnesty International l’a retrouvé, blessé, étendu sur le sol d’un garage. Il a expliqué :

« J’ai entendu ma fille Amani appeler son petit frère, puis je ne me souviens de rien. Je ne sais pas combien de temps je suis resté sous les décombres avant qu’on vienne m’extraire. Les corps de ma femme et de ma fille Amani n’ont été retrouvés que six jours plus tard. J’ai perdu ma femme et cinq de mes enfants. Dieu m’en a laissé deux, mais je ne sais pas comment reconstruire nos vies. Je n’ai rien à donner à mes enfants. »

Un grand nombre de personnes déplacées, en particulier celles qui se trouvent dans des zones contrôlées par l’opposition, ne reçoivent guère d’aide internationale, d’une part parce que ces zones sont dangereuses et difficiles d’accès, d’autre part en raison des restrictions imposées par le gouvernement syrien à la liberté de mouvement des organismes humanitaires internationaux. Les agences des Nations unies ont demandé aux autorités syriennes de les laisser se rendre dans les zones contrôlées par l’opposition, où les personnes déplacées ont des besoins bien plus criants et courent des risques bien plus grands en raison des bombardements incessants menés sans discrimination par les forces gouvernementales. À ce jour, la Syrie ne les a cependant pas autorisés à mener des opérations d’aide transfrontalières qui, selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies, constitueraient le moyen le plus sûr et le plus efficace de venir en aide à ceux qui en ont le plus besoin.

Les personnes déplacées ont souvent été les victimes invisibles et oubliées de ce conflit brutal, les médias privilégiant les aspects les plus frappants du conflit – les combats et les attaques de grande ampleur – ainsi que les querelles politiques entre le gouvernement et l’opposition en Syrie ainsi que leurs soutiens internationaux.

Le 7 juin, constatant que de simples hommes, femmes et enfants sont les principales victimes du conflit en Syrie, des agences des Nations unies et des organisations humanitaires internationales ont lancé un appel de fonds humanitaire record pour aider de toute urgence les Syriens, y compris ceux déplacés dont le nombre ne cesse de croître. On ne sait pas encore si les fonds réclamés seront mis à la disposition des agences humanitaires chargées de fournir une assistance aux Syriens qui en ont le plus besoin, ni quand ils le seront. En attendant, il faut exercer des pressions coordonnées et effectives sur les autorités syriennes pour qu’elles autorisent les agences des Nations unies et les organisations humanitaires internationales à se rendre librement auprès des personnes dans le besoin, y compris celles déplacées, dans tout le pays, notamment dans les zones nécessaires d’autres pays ainsi que derrière les lignes de front en Syrie. Il convient également d’exercer des pressions sur l’opposition armée syrienne pour qu’elle n’entrave pas les activités humanitaires dans les zones qu’elle contrôle.

En outre, tous les États voisins, y compris la Turquie, doivent laisser en permanence leurs frontières ouvertes aux personnes fuyant la Syrie, conformément à leurs obligations internationales. La communauté internationale, en particulier l’Union européenne et ses États membres, doit assumer sa part de responsabilité envers les réfugiés syriens en prenant de véritables mesures concrètes, par exemple en acceptant d’en réinstaller un nombre bien plus élevé et en apportant de toute urgence une aide financière et technique à la Turquie et à d’autres États voisins qui accueillent l’écrasante majorité de ceux qui ont réussi à fuir la Syrie.

Il est indispensable que les dirigeants mondiaux parviennent à surmonter leurs désaccords, à mettre fin à la paralysie internationale qui a permis une telle escalade du conflit syrien et à s’entendre sur des mesures fortes pour faire pression sur les parties au conflit. Il conviendrait, par exemple, qu’ils défèrent la situation en Syrie à la procureure de la Cour pénale internationale, faisant ainsi savoir clairement aux parties au conflit que quiconque commet ou ordonne des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité aura à rendre des comptes.

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