Les manifestations de 1989 à Pékin et leur répression ont une signification spéciale pour Ti-Anna Wang. Née cette année-là, elle a reçu un prénom inspiré par les événements de la place Tiananmen. Son père était un ardent défenseur de la démocratie exilé à Montréal, au Canada, depuis le début des années 1980.
Les débats sur la politique et les droits humains étaient familiers à Ti-Anna. Son père, Wang Bingzhang, voyageait dans le monde entier pour plaider la cause des droits humains en Chine. Les membres de sa famille menaient une vie paisible à Montréal, où ils croyaient être en sécurité, ne mesurant pas l’efficacité des services de sécurité chinois.
En 2002, alors que Ti-Anna n’avait que 13 ans, sa mère les a réunis, elle et ses deux frères aînés, dans le salon de leur appartement, et leur a appris que leur père ne rentrerait pas à la maison.
Wang Bingzhang était parti au Viêt-Nam. À la suite d’une rencontre avec d’autres militants, il a été enlevé par deux hommes qui lui ont fait franchir la frontière chinoise.
« À l’époque, je n’ai pas compris la gravité de la situation. J’ai cru que c’était un gros malentendu, une simple question de temps, et que la justice aurait finalement le dessus », raconte Ti-Anna.
Après avoir été détenu pendant six mois au secret, Wang Bingzhang a été inculpé d’espionnage et de terrorisme. À l’issue d’un procès qui a duré un jour, il a été condamné à l’emprisonnement à perpétuité.
Plus d’une décennie après, le père de Ti-Anna est toujours enfermé dans une prison chinoise.
« J’ai vraiment cru que c’était peut-être une erreur, qu’ils avaient fait une erreur sur la personne, qu’au bout de peu de temps tout s’éclaircirait et s’arrangerait. Je n’avais pas imaginé que cela pourrait durer plus de 10 ans », explique-t-elle.
Au fil des années, Ti-Anna a commencé à se rendre compte qu’elle ne reverrait pas son père en liberté, et elle a décidé de prendre les choses en main.
Elle a contacté des personnes qui, comme elle, avaient des parents injustement emprisonnés en Chine. Les mêmes atteintes aux droits se retrouvaient d’un cas à l’autre : persécutions à l’égard de militants des droits humains, chefs d’inculpation fabriqués de toutes pièces, procès iniques. Les violences commises à Tiananmen de nombreuses années auparavant ne relevaient pas d’une époque révolue.
« J’ai toujours eu ce sentiment : si je n’arrive pas à le faire libérer, il faudrait au moins qu’il sache que son sacrifice n’a pas été inutile. Je suis dans l’obligation de continuer à faire connaître son histoire, parce que c’est en quelque sorte un privilège d’avoir la possibilité de le faire », affirme cette militante.
Depuis que son père a été enlevé, en 2002, Ti-Anna n’a pu le voir que trois fois, à la prison de Shaoguan, non loin de Hong Kong. Une paroi vitrée les séparait. Des gardiens surveillaient de près chacune de ces rencontres, qui ont duré exactement 30 minutes.
« Les dix dernières années ont entraîné une forte détérioration de son état psychologique. Il est maintenu à l’isolement presque tout le temps et il n’a que peu d’interaction avec d’autres personnes. Il est très fragile », explique Ti-Anna.
Les rencontres elles-mêmes sont éprouvantes, mais les difficultés commencent dès qu’il s’agit d’organiser une visite.
« Tout cela est épuisant, poursuit Ti-Anna. Il faut aller très vite, parce que l’administration pénitentiaire vous signale les dates auxquelles une visite est possible ; et, au moment où elle vous informe, il ne reste généralement pas beaucoup de temps pour se préparer. Il faut faire une demande de visa, prendre des billets, tout cela dans la précipitation. Et puis on va là-bas pour deux jours, et on revient. Mais ce qu’il y a de plus dur, c’est de repartir, parce que je sais que je reviens chez moi, à Montréal, mais en même temps je suis forcée d’abandonner mon père », confie-t-elle.
Lorsque Ti-Anna a eu 19 ans, elle s’est installée à Washington pendant un an pour intervenir auprès des membres du Congrès des États-Unis pour qu’ils fassent pression sur les autorités chinoises afin que celles-ci reviennent sur le dossier de son père.
Mais la situation s’est alors dégradée. Pour punir Ti-Anna de l’action qu’elle menait ouvertement aux États-Unis - du moins c’est ce qu’elle suppose - plus aucune visite n’a été autorisée.
« Là, ça a été vraiment difficile, parce qu’on se demande parfois si on n’a pas aggravé les choses, on a l’impression que tout va de plus en plus mal et non de mieux en mieux », souligne Ti-Anna.
Mais, malgré tous les obstacles rencontrés au fil des années, Ti-Anna trouve son inspiration auprès de son père et des militants qui ont jadis fait preuve d’un si grand courage à Tiananmen. Elle refuse de perdre espoir.
« La dernière chose qu’on pourrait vouloir, ce serait qu’il soit oublié, en même temps que les milliers de prisonniers politiques en Chine. Si son cas suscite l’attention internationale, on peut au moins espérer qu’il est en sécurité. J’ai l’impression qu’il vaut mieux faire quelque chose que rien du tout. »