ESPAGNE/GUATÉMALA : Par sa décision, la Cour suprême espagnole élève des barrières protectionnistes entravant la mondialisation de la justice

Index AI : AMR 34/016/2003

Amnesty International a accueilli avec une profonde inquiétude le récent arrêt de la Cour suprême espagnole concernant le pourvoi en cassation déposé dans l’affaire relative au génocide de la communauté maya du Guatémala.

Dans son jugement du 25 février, la deuxième chambre pénale de la Cour suprême a partiellement donné raison à la Fondation Rigoberta Menchú et à diverses autres associations de la société civile, en autorisant la mise en examen de six hauts gradés guatémaltèques et de deux civils pour des actes de torture commis contre des ressortissants espagnols. Elle a néanmoins estimé que la justice espagnole n’était pas compétente pour enquêter sur d’autres accusations, portant notamment sur des actes de génocide, de torture et de terrorisme perpétrés contre des ressortissants guatémaltèques.

« La Cour suprême a donné dans cette affaire, par huit voix contre sept, une interprétation du champ de la juridiction universelle incompatible avec le droit conventionnel et coutumier international », a déclaré Amnesty International.

L’organisation de défense des droits humains estime qu’en assortissant le principe de la juridiction universelle (qui, selon les cas, autorise ou oblige la justice pénale d’un pays à se saisir d’une affaire, quel que soit le lieu où les faits ont été commis et quelle que soit la nationalité des victimes ou des auteurs présumés) de conditions non prévues par les instruments auxquels l’Espagne est partie, la Cour suprême a indûment limité la compétence des tribunaux espagnols à juger de faits de génocide et autres atteintes graves aux droits fondamentaux de la personne humaine.

Bien que l’arrêt de la Cour considère comme partiellement recevable le recours de familles de victimes et d’organisations de la société civile, il limite la juridiction des tribunaux espagnols aux seuls crimes de torture commis à l’étranger sur la personne de ressortissants espagnols. Ce faisant, il nie la compétence de ces mêmes tribunaux à juger du génocide perpétré contre la population maya, compétence figurant pourtant dans la lettre et dans l’esprit de l’article 23.4 de la Loi organique sur le pouvoir judiciaire et en faveur de laquelle s’est à juste titre prononcée la minorité de la Cour. Qui plus est, cet arrêt va plus loin dans la négation de la juridiction universelle que ne l’avait fait l’Audience nationale, qui avait estimé que celle-ci n’était « pour l’instant » pas applicable, cette référence à l’aspect provisoire de la situation disparaissant de l’arrêt de la Cour suprême.

La nouvelle condition, imposée par la Cour suprême, qui exige qu’il y ait au préalable un lien quelconque entre une affaire et l’intérêt national espagnol pour que celle-ci puisse être jugée par la justice espagnole est contraire aux obligations internationales que l’Espagne s’est engagée à honorer, ainsi qu’au droit coutumier.

« En matière de génocide et de crimes contre l’humanité, le concept de souveraineté nationale doit être clairement subordonné à l’intérêt qu’a la communauté internationale à poursuivre les auteurs des faits. »

L’arrêt de la Cour suprême permet à la justice espagnole d’exercer sa compétence sur l’assassinat de quatre prêtres espagnols et sur l’affaire des victimes de l’assaut lancé en 1980 contre l’ambassade d’Espagne au Guatémala. Les familles des victimes guatémaltèques, qui avaient saisi les tribunaux espagnols faute de pouvoir obtenir justice dans leur propre pays, se retrouvent cependant de nouveau abandonnées et négligées. Les plaignants ont indiqué qu’ils allaient introduire un recours devant le Tribunal constitutionnel espagnol et qu’ils ne renonceraient pas à obtenir justice.

Amnesty International prie instamment tous les organes de l’État espagnol de se conformer, dans leurs actes, au droit international en vigueur.

« La notion de frontière ne s’applique pas en matière de poursuites des auteurs présumés de faits de génocides ou de crimes contre l’humanité. Il est paradoxal, en cette époque de mondialisation de la justice, de voir un pouvoir judiciaire espagnol qui semble vouloir ériger des barrières protectionnistes au nom de la souveraineté nationale. »

Contexte
La guerre civile qui a ravagé le Guatémala pendant plus de trente ans a fait quelque 200 000 victimes, en majorité des personnes appartenant à la communauté indigène maya, assassinées par l’armée guatémaltèque et ses alliés civils ou « disparues » après être tombées entre leurs mains. Le conflit a officiellement pris fin en 1996, avec la signature d’un accord de paix par les militaires et l’opposition armée. La Commission de la vérité, mise en place en vertu de cet accord, a conclu que l’armée guatémaltèque s’était rendue coupable de génocide dans quatre régions spécifiques.
Face à un déni de justice au niveau national, diverses organisations de défense des droits humains, dont la Fondation Rigoberta Menchú, ont décidé de porter plainte devant les tribunaux espagnols contre six militaires et deux civils accusés d’actes de génocide, de torture et de terrorisme prévus par le Code pénal espagnol. Parmi les accusés figurent notamment le général Efraín Ríos Montt, actuel président du Congrès (Parlement), et Fernando Romeo Lucas, ancien président de la République.
Un juge d’instruction a accepté en mars 2000 de se saisir de l’affaire mais, en décembre suivant, l’Audience nationale, saisie par le Ministère public, a donné raison à celui-ci, estimant que la justice espagnole n’était pas compétente pour juger les faits reprochés. Cette décision a incité la Fondation Rigoberta Menchú et plusieurs autres associations guatémaltèques et espagnoles à introduire, en juillet 2002, un pourvoi en cassation devant la Cour suprême.
Le droit international précise que le principe de juridiction universelle peut et doit être appliqué par les tribunaux nationaux en cas de faits de génocide, de crimes contre l’humanité, d’actes de torture ou d’autres atteintes graves aux droits humains, quelle que soit la nationalité des victimes ou des auteurs présumés, quel que soit le lieu où les crimes ont été commis et sans qu’un quelconque intérêt national entre en ligne de compte. Plus de 125 pays se sont dotés d’une législation permettant l’exercice du principe de juridiction universelle. Dans la pratique, l’application effective de cette législation varie cependant selon les États.

Pour en savoir plus, veuillez consulter le rapport publié en septembre 2001 et intitulé Universal jurisdiction : The duty of states to enact and implement legislation [La compétence universelle. Le devoir des États de promulguer des lois et de les appliquer] (index AI : IOR 53/002-018/2001).

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