Depuis début septembre, les autorités de facto de l’Ossétie du Sud ont suspendu la libre circulation des personnes via les seuls points de passage opérationnels de la ligne de démarcation administrative, aggravant ainsi la situation humanitaire, déjà inquiétante, en privant les habitants de la région séparatiste d’accès à des soins médicaux, aux prestations sociales, à l’éducation et à des visites de leurs proches.
Les habitant·e·s d’Akhalgori, un district sud-ossète, dont beaucoup ne détiennent pas de passeport émis par les autorités de facto de la région, ont régulièrement besoin de franchir la ligne de démarcation pour bénéficier de différents services disponibles dans le reste de la Géorgie. Selon les informations qu’a pu recueillir Amnesty International, la fermeture des points de passage a entraîné des répercussions particulièrement négatives sur les personnes âgées, les enfants scolarisés, les étudiant·e·s et les personnes ayant besoin de soins médicaux. Ainsi, depuis le mois de septembre, les personnes âgées n’ont pas pu se rendre dans le territoire contrôlé par Tbilissi pour toucher leur retraite, ce qui a considérablement réduit leur niveau de vie. Les enfants scolarisés et les étudiant·e·s qui rendaient visite à leur famille dans le district pendant les vacances d’été n’ont pas pu repartir pour reprendre leurs études. Les personnes qui, précédemment, pouvaient franchir la ligne de démarcation pour recevoir des soins médicaux dans le territoire contrôlé par Tbilissi, où les soins de santé gratuits sont de meilleure qualité et souvent plus rapidement prodigués en cas d’urgence, ont été privées de cette possibilité.
Les médias locaux ont signalé déjà au moins un décès à la suite de l’interdiction de circuler librement. Les petits-enfants de Margo Martiachvili (70 ans), qui vivent dans le district d’Akhalgori, ont affirmé en octobre que leur grand-mère était morte après que les autorités de facto eurent refusé de la laisser rejoindre le territoire contrôlé par Tbilissi pour y recevoir une aide médicale d’urgence.
Depuis la fin du conflit qui a opposé la Géorgie et la Russie en 2008, de lourdes restrictions pèsent sur le droit de circuler librement de la population civile de l’Ossétie du Sud. Cependant, les habitant·e·s du district d’Akhalgori et de quelques villages isolés de l’ouest de la région pouvaient franchir la ligne de démarcation jusqu’à ce mois de septembre, quand les autorités de facto ont décidé de fermer les points de passage à leur disposition. Elles ont déclaré que cette décision faisait suite à l’ouverture fin août par Tbilissi d’un poste de police à proximité de la ligne de démarcation, dans les environs du village de Tsnelissi.
Au regard du droit international relatif aux droits humains, le droit de circuler librement ne peut être restreint que si cette mesure est justifiée par certains objectifs légitimes. Les restrictions imposées doivent également être proportionnées et conformes à d’autres droits humains. Dans le cas de l’Ossétie du Sud, si les motifs de sécurité nationale ou d’ordre public invoqués sont discutables, l’interdiction complète qui frappe ce droit depuis le mois de septembre constitue une mesure disproportionnée. Il s’agit d’une restriction arbitraire et disproportionnée de la libre circulation de toute la population civile concernée, qui porte gravement atteinte à toute une série de leurs droits civils, sociaux et économiques.
Les autorités de facto de l’Ossétie du Sud doivent rouvrir les points de passage qui ont été fermés sur la ligne de démarcation administrative, et respecter et protéger les droits des habitant·e·s de la région. La Russie, en qualité d’État contrôlant de fait l’Ossétie du Sud par le biais du soutien politique, financier et militaire qu’elle apporte aux autorités de facto et de la présence de ses forces armées sur le territoire, doit elle aussi respecter le droit de circuler librement des civil·e·s, et notamment veiller à lever les restrictions arbitraires frappant le franchissement de la ligne de démarcation.
Détention de Vaja Gaprindachvili et d’autres personnes
Le 9 novembre, des gardes-frontières russes et des membres des forces de sécurité des autorités de facto ont arrêté Vaja Gaprindachvili, médecin géorgien vivant à Tbilissi, la capitale du pays, alors qu’il tentait de franchir la ligne de démarcation pour se rendre en Ossétie du Sud. Les autorités de facto l’ont inculpé de « franchissement illégal de la frontière », une infraction passible d’une peine maximale de deux années d’emprisonnement, et il a été maintenu pendant deux mois en détention provisoire à Tskhinvali. Les personnes civiles qui ne respectent pas la réglementation régissant le franchissement de la frontière en Ossétie du Sud se voient généralement infliger une amende et sont placées en détention administrative avant d’être relâchées quelque jours après avoir réglé l’amende. Vaja Gaprindachvili est l’un des quatre hommes arrêtés en Ossétie du Sud pour « franchissement illégal de la frontière » entre les 9 et 11 novembre. Les trois autres ont été condamnés à des amendes et renvoyés sur le territoire contrôlé par Tbilissi. Vaja Gaprindachvili reste accusé d’une « infraction » plus grave car, selon les autorités de facto, il a sciemment « franchi la frontière ».
Lors d’un entretien avec les médias, l’un de ces hommes, Chota Bidzinachvili, qui a été maintenu neuf jours en détention à Tskhinvali avec Vaja Gaprindachvili, a indiqué qu’ils avaient été détenus « en sous-sol, dans une pièce froide, humide et dépourvue d’aération ». Il a déclaré que Vaja Gaprindachvili était blessé à la tête à son arrivée au centre de détention, mais qu’il n’avait pas été autorisé à se faire soigner ni à voir un médecin, et qu’il avait été privé de nourriture pendant les trois premiers jours de sa détention.
Le droit international consacre l’interdiction absolue de la torture et des autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Par ailleurs, la détention de cet homme est arbitraire et constitue une violation du droit à la liberté et à la sécurité de sa personne, garanti par l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme. Dans ces circonstances, les autorités russes comme celles de facto doivent veiller à ce que Vaja Gaprindachvili soit immédiatement remis en liberté et indemnisé du préjudice qu’il a subi du fait de sa détention. Elles doivent également s’assurer que personne n’est torturé ni autrement maltraité sur le territoire sous leur contrôle.
Complément d’information
Les mesures prises par les forces russes et les autorités de facto des régions séparatistes pour « sécuriser » les lignes de démarcation entre l’Ossétie du Sud, l’Abkhazie et le reste du territoire géorgien à la fin du conflit armé, en août 2008, ont eu un impact négatif et durable sur les droits humains des habitants et habitantes de ces régions.
Des villages se retrouvent ainsi scindés, et nombre de leurs habitant·e·s n’ont plus accès aux terres qui, traditionnellement, assuraient leur subsistance. Des villageois et villageoises – dont certains vivent dans les régions les plus pauvres de Géorgie – ne peuvent plus se rendre sur les pâturages, les terres agricoles et les vergers dont ils sont propriétaires, ni accéder à des sources d’eau en été ou du bois pour le chauffage en hiver. Ils sont coupés de leurs proches et ont perdu d’importantes sources de revenus. Cette situation a également une incidence sur leur vie sociale et culturelle, nombre d’entre eux ne pouvant plus rendre visite à des membres de leur famille, ni se rendre à l’église ou se recueillir sur les tombes de leurs ancêtres. Chaque année, plusieurs centaines de personnes civiles sont arrêtées arbitrairement par les forces russes et les forces des autorités de facto alors qu’elles tentent de franchir les lignes de démarcation. Amnesty International a fait état de ces violations dans un rapport rendu public en juillet 2019 et intitulé Behind Barbed Wire : Human Rights Toll of “Borderization” in Georgia.
Les forces de sécurité et les autorités de facto des régions séparatistes interdisent aux observateurs internationaux, et notamment à la mission d’observation civile non armée de l’Union européenne (EUMM) en Géorgie, de se rendre dans ces régions pour y évaluer la situation ainsi que ses conséquences sur les droits de la population. En octobre, les autorités de facto de l’Ossétie du Sud ont détenu pendant une courte période des membres de cette mission alors qu’ils effectuaient une patrouille le long de la ligne de démarcation administrative.