La Côte d’Ivoire peut-elle sortir de la crise ?

Par Alex Neve, secrétaire général de la section canadienne anglophone d’Amnesty International

Nous venons à peine de débuter une mission de recherche de deux semaines en Côte d’Ivoire ; il s’agit de la troisième qu’effectue Amnesty International cette année. Nous sommes sur place parce que nous craignons que le monde n’oublie trop vite que ce pays, qui se trouve à nouveau plongé dans une crise politique et des droits humains depuis fin 2010, continue à être confronté à d’énormes problèmes sur le plan des droits fondamentaux.

Les affrontements entre forces et milices loyales aux deux candidats rivaux à l’élection présidentielle, Laurent Gbagbo et Alassane Ouattara, sont en recul après six mois sanglants. Plusieurs milliers de personnes sont mortes ; il s’agissait pour la plupart de civils pris au piège de l’engrenage de la violence et de la vengeance dans le pays. Le président Ouattara, reconnu sur le plan international comme le vainqueur de l’élection de l’an dernier, a pris ses nouvelles fonctions. Des dignitaires du monde entier sont venus assister à son investiture le 21 mai. L’ancien président Laurent Gbagbo a été arrêté le 11 avril ; il est incarcéré dans la ville de Korhogo (nord du pays).

Cela ne met cependant pas fin à l’épineuse situation des droits humains en Côte d’Ivoire. Loin s’en faut. Pas même à court terme. Il convient de se pencher sur plusieurs difficultés se posant avec acuité dans ce domaine.

Le problème des personnes déplacées reste considérable. Des centaines de milliers de personnes ayant fui leur domicile à la suite d’attaques ciblées dans l’ouest du pays et dans certaines zones de la capitale, Abidjan, sont toujours déplacées, sur le territoire ivoirien mais aussi au Liberia et dans d’autres pays voisins. Elles vivent dans des conditions précaires, mais continuent à avoir trop peur pour rentrer chez elles. Il reste beaucoup à faire pour leur redonner confiance dans la possibilité d’un retour en toute sécurité.

Au cours du weekend des 4 et 5 juin, nous avons rencontré des personnes ayant fui leur domicile du quartier de Yopougon à Abidjan début mars ; 700 d’entre elles continuent à vivre dans des conditions difficiles dans l’enceinte d’une mission catholique. Loin d’être témoins d’un espoir renouvelé que les choses changent, nous avons recueilli les propos de différentes personnes, qui ont été menacées et frappées par les Forces républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI) du président Ouattara, pas plus tard que la veille. Nous avons également entendu parler d’exécutions extrajudiciaires attribuées aux FRCI. Rentrer à la maison n’est pas d’actualité pour ces personnes.

Leurs peurs s’expliquent par les vagues de meurtres et d’autres violences qui ont déferlé sur Yopougon et d’autres zones de la ville, en représailles à l’arrestation de Laurent Gbagbo le 11 avril. Dans de nombreux cas, des gens ont été pris pour cible simplement en raison de leur lieu de résidence ou de leur appartenance ethnique. Les milices pro-Gbagbo ont perpétré des dizaines d’agressions et d’homicides brutaux lorsqu’elles se sont repliées. Les FRCI auraient quant à elles commis des dizaines d’homicides, dont des exécutions extrajudiciaires de prisonniers à bout portant, au cours de la deuxième quinzaine d’avril et début mai. Des mesures courageuses doivent être prises sans délai afin de montrer à la population que ces violences systématiques peuvent et doivent prendre fin.

Le système de justice doit également se montrer à la hauteur sans tarder. De nombreuses personnes entretenant des liens avec le gouvernement Gbagbo ont été arrêtées, dont bien sûr l’ancien président lui-même, mais également son épouse et un grand nombre d’anciens ministres, de gradés de l’armée et d’autres responsables. Certaines informations indiquent déjà que plusieurs soldats incarcérés ont été victimes de mauvais traitements. Les fondements juridiques de nombre de détentions ne sont pas connus. Les contacts avec un grand nombre de détenus sont par ailleurs très restreints. C’est peut-être dans des moments comme celui-ci qu’il est plus important que jamais que la justice soit vue comme équitable et impartiale.

Les graves violations des droits humains que la Côte d’Ivoire a connues au cours des six mois de violences dévastatrices ayant fait suite à l’élection présidentielle de l’an dernier s’inscrivent dans des pratiques beaucoup plus larges et établies de longue date dans le pays.

En définitive, des réformes à long terme sont donc requises dans le domaine des droits humains pour que la Côte d’Ivoire puisse réellement passer à autre chose. Cela implique d’adopter des mesures globales dans le but de rétablir l’état de droit, en particulier des mesures visant à opérer une refonte du secteur de la sécurité et du système judiciaire du pays, et à en garantir l’impartialité. Les discours de haine semant la division dans le pays sur la base de l’origine ethnique ou nationale, qui dominent la scène politique ivoirienne depuis de nombreuses années, doivent céder la place à la tolérance et à une démarche inclusive. Et l’impunité honteuse ayant permis pendant des décennies à certaines figures du gouvernement comme de l’opposition de se soustraire à la justice pour de graves atteintes aux droits humains doit prendre fin. Je suis venu en Côte d’Ivoire avec une équipe d’Amnesty International début 2003 et les trois impératifs suivants étaient déjà en tête de liste : réformer les institutions ; combattre la haine ; et lutter contre l’impunité. Le moment d’agir est sans aucun doute venu.

Au cours des deux semaines à venir, nous serons à l’écoute d’Ivoiriens de nombreuses régions du pays. Nous recenserons les motifs de préoccupation actuels en matière de droits humains. Nous espérons enfin rencontrer divers représentants du gouvernement et des Nations unies, afin de les pousser à l’action. La conclusion est simple, mais elle nécessite une volonté politique. Mais surtout, il faut désormais dépasser la crise des droits humains en Côte d’Ivoire.

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