Les élections législatives étant terminées et un nouveau gouvernement étant en place, il est temps pour le Sri Lanka de tenir ses promesses, et de faire la lumière sur des allégations crimes de droit international et de construire la culture nationale des droits humains requise afin de prévenir de nouvelles violations. Présente depuis des décennies, la culture de l’impunité au Sri Lanka est intimidante. Des crimes de guerre qui auraient été commis durant le long conflit armé qu’a connu le pays, ainsi que des disparitions forcées, des exécutions extrajudiciaires et des actes de torture ayant continué après la fin des combats n’ont jamais donné lieu à de véritables enquêtes.
Si l’on entend établir un processus de vérité, de justice, de réparation et de non-répétition, une étape essentielle doit être une consultation sérieuse et de grande ampleur faisant participer des représentants de la société civile à travers le pays, notamment les victimes d’atteintes des droits humains. Leur participation active et éclairée à la mise en place de ce processus est essentielle afin de garantir que les mesures prises soient significatives, de gagner leur confiance, et de défendre les efforts en matière d’obligation de rendre des comptes contre les forces susceptibles d’empêcher que la vérité ne soit révélée et que les responsables soient amenés à répondre de leurs actes.
Le gouvernement doit par ailleurs agir immédiatement dans d’autres domaines afin d’honorer la promesse selon laquelle il mettrait fin à l’impunité et protégerait les droits humains, notamment en garantissant que les poursuites entamées aillent jusqu’à leur terme et en introduisant des réformes juridiques et institutionnelles, comme la criminalisation des disparitions forcées, la reconnaissance juridique de la responsabilité du commandement et l’abrogation de la loi relative à la prévention du terrorisme.
L’obligation de rendre des comptes et la fin de l’impunité
Selon des témoignages crédibles, des informations recueillies par des organes des Nations unies et des organisations non gouvernementales, les forces gouvernementales et les Tigres libérateurs de l’Eelam tamoul (LTTE) ont commis des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité au cours de la phase finale du conflit armé qui s’est achevé en mai 2009. L’armée sri-lankaise a effectué de nombreux tirs d’artillerie contre des secteurs civils désignés par le gouvernement comme « zones d’interdiction de tirs » et des hôpitaux, tuant des professionnels de la santé et des civils semble-t-il utilisés comme boucliers humains par les LTTE. Les LTTE ont recruté de force et déployé des enfants soldats, et auraient ouvert le feu sur des personnes essayant d’échapper à la zone de conflit. Des éléments de l’armée sri-lankaise auraient tué et soumis à des disparitions forcées des civils et des membres des LTTE qui s’étaient rendus. Des hommes et femmes se trouvant en détention, notamment des personnes qui se sont rendues à l’armée en 2009, auraient été victimes de violences sexuelles. L’impunité pour ces crimes de droit international et d’autres a amené le Conseil des droits de l’homme à demander en mars 2014 au Haut-Commissariat aux droits de l’homme d’« entreprendre une enquête approfondie sur les allégations de violations et d’atteintes graves aux droits de l’homme et sur les crimes connexes commis par les deux parties ».
Bien que les autorités aient promis de prendre des mesures afin de faire respecter l’obligation de rendre des comptes, l’impunité a également persisté pour des cas très médiatisés comme l’exécution extrajudiciaire de cinq étudiants par des membres des forces sri-lankaises de sécurité dans le district de Trincomalee en janvier 2006, et l’homicide de 17 travailleurs humanitaires d’Action contre la faim à Muttur en août 2006. Le meurtre de Lasantha Wickrematunge, rédacteur en chef d’un journal, en janvier 2009, et la disparition des militants politiques Lalith Weeraraj et Kugan Muruganandan à Jaffna en 2011 n’ont pas donné lieu dans les meilleurs délais à de véritables enquêtes approfondies menées par des autorités indépendantes et impartiales. L’arrestation au mois d’août de membres de l’armée et de leurs associés aux fins d’interrogatoires portant sur la disparition en 2010 de Prageeth Eknaligoda, dessinateur de presse dissident, était également bien tardive.
En mars, Mangala Samaraweera, le ministre des Affaires étrangères, a déclaré au Conseil des droits de l’homme que son gouvernement avait entamé des discussions sur la mise en conformité du régime sri-lankais des droits humains avec les normes internationales, notamment en suivant les recommandations de sa Commission enseignements et réconciliation et d’autres précédentes commissions présidentielles d’enquête. Il a ajouté que cela impliquait notamment l’« examen de cas identifiés par ces Commissions comme de graves violations des droits humains, nécessitant des enquêtes et une réponse pénale ». Malgré de nombreux appels l’y incitant, tant sur la scène nationale qu’internationale, l’ancien gouvernement sri-lankais n’a jamais rendu public le rapport de la Commission d’enquête s’étant penchée sur les homicides de Trincomalee et Muttur. Le gouvernement actuel doit immédiatement le faire.
Le précédent gouvernement a par ailleurs refusé de coopérer avec l’enquête sur le Sri Lanka diligentée par Haut-Commissariat aux droits de l’homme, et n’a pas donné suite aux requêtes formulées par les procédures spéciales des Nations unies pour se rendre dans le pays. Après l’élection présidentielle de janvier 2015, le nouveau gouvernement n’a pas non plus invité les enquêteurs du Haut-commissariat à se rendre au Sri Lanka, mais le président Sirisena a affirmé qu’il prendrait les opinions des experts des Nations unies en compte pour l’établissement d’une enquête nationale, et a adressé des invitations aux procédures spéciales des Nations unies. Le rapporteur spécial des Nations unies sur la promotion de la vérité, de la justice, de la réparation et des garanties de non-répétition s’est rendu au Sri Lanka en mars.
Malheureusement, l’élan s’est essoufflé après que des élections législatives ont été convoquées, en juin. Les préoccupations en matière de droits humains ne figuraient alors plus dans les déclarations officielles et une visite d’une importance critique par le groupe de travail des Nations unies sur les disparitions forcées et involontaires a été reportée jusqu’à après les élections. Maintenant celles-ci sont derrière nous, il est temps de s’engager avec sérieux et urgence en faveur d’un processus transparent et consultatif de réforme juridique et d’obligation de rendre des comptes.
Le ministre Mangala Samaraweera a déclaré au Conseil des droits de l’homme en mars 2015 que le contenu du rapport des enquêteurs du Haut-Commissariat pourrait être « pris en compte par des mécanismes d’investigation et judiciaires nationaux que nous sommes en train de mettre en place. » Il a affirmé que le gouvernement sri-lankais avait déjà entamé des discussions sur la nature de ces mécanismes, notamment sur les modifications requises par la législation existante.
Il reste essentiel que la communauté internationale observe de près ce processus et lui apporte un soutien technique, et le Sri Lanka doit accepter et faciliter cette implication. Le système de justice sri-lankais s’est avéré inefficace lorsqu’il s’est agi d’enquêter sur les violations des droits humains et crimes de droit international, et d’ouvrir des poursuites contre les responsables présumés. Le droit sri-lankais n’est pas conforme aux normes les plus exigentes qui devraient être appliquées lorsque l’on juge de tels crimes, notamment en ce qui concerne le principe de responsabilité du commandement. L’efficacité des mécanismes nationaux de protection des victimes et des témoins continue à susciter des doutes. Le Sri Lanka aura besoin d’une assistance et d’une expertise internationales pour surmonter ces difficultés dans les meilleurs délais. Les enquêtes nationales ne peuvent déboucher sur la justice que si elles bénéficient de ressources suffisantes, sont indépendantes, et sont soutenues par une législation adéquate et la volonté politique de faire en sorte que lorsque des éléments recevables existent, cela mène à l’ouverture de poursuites contre les personnes soupçonnées de ces crimes, quels que soient leur rang ou leur statut. Cela inclut les supérieurs hiérarchiques militaires et civils qui savaient ou auraient dû savoir que des crimes de droit international étaient commis, et n’ont pas pris de mesures pour les prévenir ou sanctionner les responsables.
Recommandations
Amnesty International exhorte le Conseil des droits de l’homme à :
– Adopter une résolution qui soutienne l’application des recommandations des enquêteurs du Haut-Commissariat des droits de l’homme (HCDH) visant à mettre fin à l’impunité, à faire la lumière sur le passé et à réformer les systèmes, qui garantisse l’engagement continu du Conseil des droits de l’homme, notamment par le biais d’un suivi de la mise en œuvre du rapport résultant de l’enquête du HCDH et de la situation des droits humains au Sri Lanka, et qui prévoie la publication de mises à jour régulières ;
– Offrir une expertise internationale visant à garantir que les crimes de droit international identifiés par l’enquête ouverte sur le Sri Lanka par le HCDH et imputés aux forces gouvernementales sri-lankaises, aux groupes armés alliés ou aux LTTE, donnent lieu dans les meilleurs délais à de vraies enquêtes approfondies, et que les personnes soupçonnées d’avoir commis un crime soient poursuivies dans le cadre de véritables procédures pleinement conformes aux normes internationales d’équité en la matière ;
– Proposer une expertise internationale afin de veiller à ce que les victimes de crimes de droit international et de violations des droits humains se voient accorder d’autres recours effectifs, comme des réparations complètes et la vérité.
Amnesty International exhorte le gouvernement sri-lankais à :
– Lancer une consultation publique sérieuse et de grande ampleur, s’adressant notamment aux victimes et aux familles de victimes, à la société civile et aux autres parties intéressées, afin de comprendre leurs besoins et leurs attentes concernant la vérité, la justice, des réparations complètes, en particulier des garanties de non-répétition, et s’assurer de leur pleine participation dans tout processus d’obligation de rendre des comptes ;
– Évaluer la législation existante et entreprendre les réformes juridiques et procédurales qui s’imposent, afin d’enquêter sur les personnes soupçonnées d’avoir commis des crimes de droit international et de les poursuivre le cas échéant, conformément aux normes internationales, tout en respectant les droits des accusés, des victimes et des témoins. Cela devrait inclure une modification du Code pénal afin d’y ajouter le crime de disparition forcée et le principe juridique international de responsabilité du commandement ;
– Abroger la Loi relative à la prévention du terrorisme, qui donne aux autorités toute lattitude pour incarcérer des personnes où elles le souhaitent et transférer des détenus d’un lieu à l’autre pendant l’enquête, et cesser d’appliquer cette loi jusqu’à son abrogation.
– Ratifier le Protocole facultatif se rapportant à la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, et le Statut de Rome de la Cour pénale internationale ;
– Ratifier la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées ;
– Coopérer pleinement avec le HCDH et les procédures spéciales des Nations unies qui sont concernées ;
– Faire en sorte que toutes les allégations de crimes de droit international fassent l’objet d’enquêtes exhaustives et, lorsqu’il existe suffisamment d’éléments recevables, que les auteurs présumés de ces crimes soient jugés par des juridictions indépendantes et impartiales qui respectent les normes internationales d’équité ;
– Veiller à ce que la vérité concernant les crimes de droit international soit établie, notamment le sort réservé aux personnes disparues, et à ce que les victimes se voient accorder des réparations complètes afin de remédier aux dommages qui leur ont été causés.
Amnesty International exhorte les États membres et observateurs du Conseil des droits de l’homme à :
– Soutenir les mesures recommandées ci-dessus au Conseil des droits de l’homme ;
– Offrir leur soutien au Sri Lanka et l’exhorter à accepter une coopération et une expertise internationales dans le but de mettre fin à l’impunité ;
– Veiller à ce que l’assistance fournie mette l’accent sur la place centrale des victimes et leur statut spécial dans l’élaboration et la mise en œuvre de mécanismes visant à ce qu’ils obtiennent vérité, justice, réparations et garanties de non-répétition des violations.